Imaginé pour les usines Toyota pour améliorer la gestion des flux de production, le lean management se déploie petit à petit à l’hôpital. Vanté par les uns, honni par les autres, il bouscule les organisations classiques et prône la responsabilité de chacun, quel que soit son poste dans la hiérarchie, avec pour objectif d’améliorer la chaîne de production du soin.
Autant le dire d’emblée, la démarche est loin de faire l’unanimité. Et si ses partisans vantent ses mérites, ses adversaires, eux, l’abhorrent. Il n’empêche, le lean management s’installe depuis une petite dizaine d’années en santé et singulièrement dans le monde hospitalier.
Et si parfois son incursion s’effectue par la petite porte, on fait du lean mais on ne le dit pas ou, en tout cas, pas “comme ça”. Des hôpitaux s’y sont essayés ou le testent à différentes strates, service, pôle, voire établissement ; quand d’autres y songent fortement. L’AP-HP aurait ainsi créé en février dernier une mission lean au sein de sa gouvernance. Contactée, cette dernière n’a cependant pas souhaité s’exprimer sur son projet.
Initié dans les années 1950 par l’industriel japonais Toyota afin de rationaliser sa production automobile, le lean a ensuite essaimé après avoir été revisité par les Américains qui l’ont décliné dans des secteurs bien différents que celui de son creuset originel. Pour Patrice Marvanne, consultant et auteur du Lean à l’hôpital
Pris en étau entre de pesantes contraintes budgétaires et une augmentation exponentielle de patients, l’hôpital hexagonal semble un terrain très favorable à la mise en œuvre d’une organisation lean, comme l’explique le Pr René Amalberti (lire l’encadré p. 22) : « Le système hospitalier fondé sur le séjour s’est transformé en système de flux puisque l’on dispose aujourd’hui de moyens et de techniques qui permettent de garder les patients moins longtemps à l’hôpital alors qu’ils sont plus nombreux. » Dans ce contexte, poursuit le médecin, « la rotation des patients dans les services est aujourd’hui stratégique, alors même qu’elle est éminemment complexe à gérer. Il est donc inéluctable que l’on raccourcisse les séjours au bénéfice d’un volume plus important. Dès lors, le problème est de savoir comment on traite ce flux. Et quand ont pense flux, le lean s’impose. En tout cas, c’est une des solutions majeures ». Mais attention, prévient le médecin, « il faut employer le lean pour son objet premier : la chaîne de production, sur laquelle on va optimiser le flux, et si l’on l’utilise à d’autres fins, et bien, cela ne marche pas ».
Un peu à la manière de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Christine Chevallier, cadre dans une clinique rouennaise, a mis en place une organisation fortement inspirée du lean dans son service de chirurgie ambulatoire sans connaître ce modèle de management ni sa philosophie. En revanche, avec vingt ans d’expérience en “chirambu”, la cadre maîtrisait parfaitement son sujet. « Lorsque la clinique a ouvert ses portes en 2002, on comptait 20 % d’interventions en ambulatoire. En 2015, tout confondu, l’activité affichait 75 %. Au début, il y avait une dizaine d’infirmières, aujourd’hui, on dénombre entre quarante à cinquante personnels », détaille-t-elle. En plein essor, la cadre met sur pied un “circuit court” pour prendre en charge des patients devant subir une intervention ophtalmologique.
En cinq ans, l’activité s’envole pour passer entre 2009 et 2015 de 2 000 à 6 000 patients par an ! Entre son arrivée et sa sortie, le patient restera moins de deux heures sur place. « C’est une chaîne à flux tiré. Les patients sont pris en charge dès leur arrivée et ne resteront jamais seuls jusqu’à leur départ. Pour eux, cette organisation est totalement transparente et ils sont ravis de ne pas rester davantage dans les murs. » Des murs et des espaces spécialement bâtis et aménagés près du bloc pour éviter les allers et retours inutiles qui risqueraient de rompre la mécanique de la marche en avant qu’impose la gestion du flux. Côté équipe, ça change tout en revanche, et le travail est totalement fractionné. Chaque infirmière est assignée à une tâche spécifique : accueil, installation, surveillance, réveil et départ. « J’ai beaucoup dialogué avec l’équipe mais, si l’on avait opté pour une autre organisation, il aurait fallu beaucoup plus de personnel et l’activité ne serait pas rentable », explique Christine Chevallier. Rentabilité, le mot est lâché. Vent debout, nombre de syndicats estiment que laisser entrer le lean à l’hôpital revient à dresser la table du loup dans la bergerie…
Secrétaire général du syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI-CFE-CGC), Thierry Amouroux est un fervent anti-lean. « À l’hôpital, le mot lui-même n’est pas toujours prononcé, mais, dans la pratique, apparaissent des formes de management lean ou qui se rapprochent de ce système », constate-t-il. Pour l’infirmier, « le lean, c’est le management sans ménagement ! Une méthode qui propose le fractionnement de tâches alors que nous défendons la prise en charge globale. Le lean, c’est confondre la chaîne de production avec la production de soins. Qu’il y ait des évolutions à prévoir dans la notion de parcours de soins est une chose, mais travailler à flux tendu, c’est tout autre chose, d’autant qu’on voit des problèmes de matériels que l’on n’avait pas autrefois. Aujourd’hui, il est quand même fréquent de devoir courir après un carton de seringues parce que la commande, c’est toujours “après” ! Or c’est d’abord ce type de situation qui fait perdre beaucoup de temps aux soignants ». Mais, pour Patrice Marvanne, les efforts sont à faire de tous les côtés. « Le lean, c’est un élan, une volonté commune. Il y a une énergie et une innovation extraordinaire chez les salariés pour améliorer leur poste de travail et bien souvent on leur dit “ça ne vous concerne pas” et on met le couvercle. Or ce management offre davantage d’autonomie car le lean permet de résoudre le problème au niveau de la personne. » Et de poursuivre : « Si vous demandez à un brancardier comment améliorer son travail, il va avoir plein d’idées ; seulement, ce n’est pas à lui qu’on pose la question, mais à un supérieur qui va réfléchir à sa place et décréter que, “maintenant, il faudra faire comme ça”. Avec le lean, c’est lui qui va proposer des modifications et des ajustements. Pour réorganiser un bloc, c’est la même chose, chaque acteur doit réfléchir de quelle manière son travail peut être amélioré, du chirurgien à l’Ibode, en passant par le brancardier. Tous les individus sont responsabilisés à tous les niveaux. Bref, on est très loin du taylorisme souvent dénoncé dans le lean », déclare le consultant.
Présidente du collectif infirmier Ni nonnes, ni bonnes, ni pigeonnes, Christine Pili-Barlaro, cadre de santé hospitalier, aujourd’hui infirmière libérale, est aussi une farouche adversaire du lean à l’hôpital. « Le management par le lean, c’est objectif zéro gaspillage et amélioration continue. Tout doit fonctionner au moindre coût et sans rupture de chaîne de production avec du personnel polyvalent capable de s’adapter à toutes les situations, et notamment aux modifications des horaires de travail d’un jour à l’autre. Alors, certes, Toyota est devenu n° 1 mondial dans son secteur, mais à quel prix en termes de risques psychosociaux, notamment des suicides chez les ouvriers et les cadres, et d’essoufflement pour le personnel ? D’ailleurs, il faut se souvenir qu’à la fin des années 2000, Toyota a dû rappeler plusieurs millions de véhicules parce qu’ils étaient bourrés de défauts », mentionne la présidente.
Christine Chevallier ne nie pas la pression et se dit très attentive à la rotation des effectifs pour éviter l’épuisement de son équipe. « Une infirmière ne fait pas plus de deux services dans la semaine en circuit court. Au début, certaines ont souhaité assurer leur service en continu mais, au bout d’un an, elles sont parties, saturées. Alors, je reste très vigilante. » Pour la cadre, c’est un gros travail en termes de planification des effectifs et de gestion du temps avec les médecins, car tout est tiré au cordeau, confie-t-elle. « Un poste ne peut pas rester vacant, poursuit Christine Chevallier. Et quand c’est le cas, je déplace une infirmière d’un autre secteur de l’ambulatoire. On doit absolument travailler en équipe et aussi être à l’écoute de tous. Ainsi, si une infirmière a besoin de plus de temps avec un patient pour faire une entrée, elle aura évidemment le temps nécessaire. » Pour Christine Pili-Barlaro, la participation des équipes dans le lean, « c’est de la fumisterie pure. On fait croire aux soignants qu’ils participent mais, en réalité, ils ne participent en rien. Par contre, ils créent leur propre malheur, car le lean, c’est toujours faire plus avec moins dans l’optique du progrès continu de la chaîne de production. Aujourd’hui, vous faites une toilette en douze minutes ; demain, il faudra la faire en dix puis en neuf. Et si vous n’en êtes pas capable, vous serez considérée comme une nulle », s’indigne l’ex-cadre.
Au centre hospitalier de Valenciennes (Nord), direction qualité et direction des soins travaillent de concert pour implémenter une démarche lean dans l’établissement avec pour objectif prioritaire, comme le dit Stéphane Ruyant, directeur technique à la direction de la qualité, « d’améliorer la qualité de la prise en charge de nos patients et de faire la chasse au gaspillage pour libérer du temps soignant et remettre ainsi le patient au cœur des préoccupations de chacun ». Dans un premier temps, l’axe qui a été priorisé est de travailler sur les dysfonctionnements mineurs, les « irritants du quotidien », comme les appelle Pascale Lannoy, directrice des soins. « Et les plus à même d’identifier et d’abolir ces irritants sont les acteurs de terrain, indique-t-elle. C’est vraiment le principe du management par la base. Infirmières, aides-soignantes, médecins… Ceux sont eux qui connaissent le mieux les difficultés et, de fait, les solutions. »
Dans un premier temps, c’est le stand up meeting, un des nombreux outils du lean, qui a été retenu pour initier la démarche qui sera déployé dans les prochaines semaines dans quatre services du centre hospitalier. « On ne part pas de rien, car nous avons déjà des bases solides dans la gestion participative de la qualité et nous avons travaillé avec le CHU de Godinne en Belgique qui a une grande expérience du lean », relève Pascale Lannoy.
« Ce n’est pas la grande révolution dans l’organisation du travail, nous avons plutôt choisi de procéder par petites touches : un dysfonctionnement, une action, une solution, mais, mises bout à bout, elles devraient produire leur effet », espère Stéphane Ruyant.
Et l’un de ces effets vise notamment la diminution de la souffrance au travail et des risques psychosociaux…
Lean Management : Outils, méthodes, retours d’expériences, questions/réponses, Christian Hohman, Éditions Eyrolles, 2012.
Objectif lean, John Drew, Blair McCallum, Stefan Roggenhofer, Éditions D’organisation, 2004.
“Jusqu’où aller avec le lean - opportunités ou risque ?”, table ronde organisée par la 54e promotion (2015-2016) des élèves directrices et directeurs d’hôpital sur , via le lien raccourci bit.ly/2dt2fbQ.
* Le lean à l’hôpital, améliorer la qualité des soins, freiner l’augmentation des coûts et développer les talents, Patrice Marvanne, Éditions Les études hospitalières, 2014.
Cadre faisant fonction depuis plusieurs années dans un centre hospitalier du Calvados, Nelly Orliac est entrée en formation à l’IFCI de Caen il y a quelques semaines. Avant même de pousser la porte de l’Institut, elle savait qu’elle consacrerait son mémoire au lean management.
→ Le lean, Nelly Orliac s’y est confrontée depuis peu. En février dernier, elle a cependant obtenu l’adhésion de son équipe et des médecins à cette démarche et le soutien de sa hiérarchie. « La problématique de départ est assez basique avec le constat que notre filière de soins n’était pas optimum : présence de médicaments sur les chariots de soins, porte de la salle de soins non fermée, défaillance dans les protocoles d’hygiène… », explique-t-elle. Avec son équipe, sont ainsi repérés et listés de petits dysfonctionnements coriaces et répétés qui, somme toute, nuisent à la qualité des soins. « Avec le lean, chacun est “résolveur” de problèmes, mais l’idée est que ça parte des soignants eux-mêmes », précise Nelly Orliac.
→ Ensuite, la cadre a formalisé des indicateurs par problématique à résoudre et, une fois par mois, une infirmière devait vérifier l’indicateur pour lequel elle était référente grâce à un système de gommettes : vert pour “objectif atteint”, jaune pour “en cours” et rouge “non atteint”. « Les retours de l’équipe ont été très positifs car, finalement, les améliorations ont été rapides alors que leur mise en œuvre et les vérifications prenaient très peu de temps », constate la cadre. Aujourd’hui, Nelly Orliac souhaite pousser plus loin la réflexion et ses connaissances sur le lean pour approfondir sa démarche. « Ce travail va me permettre de mieux appréhender la démarche lean et la façon dont elle peut s’intégrer au management cadre à l’hôpital. Par ailleurs, je vais pouvoir explorer ce qui se fait ailleurs et ce qui est transposable dans le service tant en termes de participation de l’équipe que d’amélioration de la qualité de la prise en charge de nos patients. »
Patrice Marvanne est consultant en management des organisations et fondateur de PLM Conseil. De formation RH, il est un spécialiste du lean management dans le secteur des services et de la santé. Par ailleurs, il est membre du Laboratoire d’éthique médicale et de médecine légale de l’université Paris-Descartes. Entretien.
1 Selon vous, pourquoi ne faut-il pas avoir peur du lean à l’hôpital ?
Parce que je pense qu’il est le management de l’avenir et que, contrairement à ce que pensent beaucoup, et notamment les syndicats, le lean n’a pas pour objectif de supprimer du personnel. De la même manière que le développement durable a fait prendre conscience à chaque individu qu’il était nécessairede préserver les ressources de la planète, le lean entend préserver les ressources humaines et économiques de l’entreprise. À l’hôpital, on ne peut plus se permettre de gaspiller comme on l’a fait pendant très longtemps. Par exemple, il n’est plus possible que des médecins et des infirmières d’un service d’urgences passent 20 % de leur temps à rechercher un lit pour un patient.
2 La transposition d’un mode de management issu de l’industrie automobile appliqué au monde hospitalier peut-elle inquiéter ?
Ce n’est pas le lean qui doit inquiéter, mais la façon de l’utiliser pour un but qui n’est pas le sien. Ainsi, je vois nombre d’établissements qui se sont appuyés sur des consultants, pas toujours au fait de ce qu’est le lean, mais qui, sous couvert de ce dernier, faisaient en réalité du cost killing (réduction de coût). La réduction des coûts est la résultante du lean, pas son objectif. Récemment, une technicienne de laboratoire m’a confié que son directeur avait fait une formation lean et qu’à son retour il avait supprimé une grande partie de l’éclairage de l’établissement : je lui ai dit qu’il n’avait absolument rien compris au lean ! En revanche, si l’on arrête de faire du gaspillage, par exemple des allers et retours pour aller chercher du matériel qui devrait être là, ou bien faire de l’imagerie médicale au lit du patient alors que tout le monde sait que le matériel est défaillant et qu’il faudra conduire le patient en salle de radiologie, là on amorcera une vraie démarche lean. À l’hôpital, le lean, c’est produire de la valeur pour les patients et arrêter de produire des gaspillages.
3 Quels sont les principaux prérequis pour que les établissements passent en mode lean ?
La plus importante est l’implication de la gouvernance. Je vois parfois des professionnels venir se former au lean alors que leurs établissements n’ont aucune volonté d’engager cette démarche : à coup sûr, cela ne marchera pas. Ensuite, le lean est un travail d’équipe qui se mène au quotidien avec des managers, eux-mêmes formés au lean et qui, sur le terrain, au plus près de l’expérience des personnels et à leur écoute, recherchent, avec eux, la suppression des gaspillages et des opportunités d’amélioration.
Conseiller sécurité des soins de la Haute Autorité de santé et directeur scientifique de la Prévention Médicale-Groupe MACSF, le Pr René Amalberti a publié un article, en mai 2016, qui synthétise plusieurs études scientifiques nord-américaines portant sur le lean en santé
→ Si, comme le souligne le Pr René Amalberti, « on ne manque pas de papiers décrivant des essais d’implémentation du lean management » - plusieurs centaines ont été publiés depuis une petite quinzaine d’années - leur méthodologie résiste en revanche difficilement à la preuve scientifique. « La très grande majorité de ces essais ne sont pas correctement mesurés dans leurs effets, de sorte que l’on ne peut rien dire de leur valeur. Mais c’est peut-être à mettre à l’honneur des habitudes d’évaluation des démarches en santé par rapport aux pratiques industrielles. L’industrie clame souvent des succès qui ne sont pas rigoureusement évalués. La médecine a l’habitude d’évaluations plus sérieuses… et le résultat observé n’est peut-être pas étranger à cette culture », estime le médecin.
→ Manque de preuve. En l’espèce, sur quelque 207 articles sélectionnés pour une première méta-étude publiée en 2009, seuls 19 étaient suffisamment documentés. Et tous se sont avérés très limités dans l’analyse des résultats. Même si l’on notait cependant quelques succès : moins d’erreurs, plus de satisfaction patient, coûts réduits pour une étude conduite au Canada. Plus récemment, en 2016, une seconde méta-étude a été publiée, et 1 056 articles (avec comités de lecture), dont 169 étaient des doubles publications dans différents journaux, ont été sélectionnés. Finalement, 768 articles ont été jugés sans lien avec la production de soin et 76 ne remplissaient pas les critères minimums. « Sur les 48 articles restants, 22 seulement avaient une méthodologie suffisamment robuste, mais aucun n’avait un niveau de preuve A, avec essai randomisé », décrit le Pr Amalberti.
→Résultats mitigés. Finalement, sur les quatre articles qui ont mesuré des effets médicaux sur le patient (et pas seulement la satisfaction), un seul avait retrouvé un effet positif au lean. La plus grande étude, qui avait tout de même impliquée six millions de patients ayant eu un infarctus, une insuffisance cardiaque aiguë ou une pneumopathie grave, ne retrouve aucun effet sur la réhospitalisation à trente jours. Sur les quinze études qui se sont limitées à mesurerles effets du lean management sur le processus : temps gagné, flux et performance augmentés, satisfaction augmentée et productivité, deux seulement ont retrouvé un effet positif. Enfin, sur les trois études qui ont évalué à la fois l’effet médical et l’effet sur le processus, un seul article a retrouvé un effet positif du lean dans le cas de la surveillance du risque de récidive d’accident vasculaire cérébral.
* Le Pr Amalberti est également directeur de la Fondation pour une culture de la sécurité industrielle.