Objectif Soins n° 249 du 01/10/2016

 

Recherche et Formation

Sandra Mignot  

Figure émergée de l’iceberg, une chaire de philosophie a été créée cette année au sein de l’AP-HP. Son existence révèle un intérêt grandissant des chercheurs en sciences humaines pour l’univers du soin, et réciproquement…

« J’ai vécu un long compagnonnage avec l’hôpital, dans l’accompagnement de proches, et j’ai perçu combien cette enceinte pouvait être contre-productive en termes de soins et oublier que la vérité première de la maladie, c’est le sujet malade », résume Cynthia Fleury. Cette enseignante-chercheure à l’université américaine de Paris est à l’origine de la chaire coopérative de philosophie à l’hôpital créée à l’Hôtel-Dieu (AP-HP) en janvier 2016. « J’ai contacté Martin Hirsch en janvier 2015. Je lui ai exposé ma réflexion et lui ai proposé cette idée. Il a immédiatement acquiescé. » L’objectif ? Constituer au sein même de l’institution un lieu de réflexion, d’enseignement, de recherche et d’expertise, en éthique et en philosophie de la santé, sous le double parrainage de l’AP-HP et de l’École normale supérieure. « Mais je voulais vraiment que cette chaire soit au cœur de l’hôpital, poursuit la philosophe. Notre spécificité réside surtout dans l’existentiel qui est convoqué lors des cours, le partage d’expérience qui est amené au quotidien. Ici, on est déjà sur le terrain. »

PHILOSOPHIE HOSPITALIÈRE

La chaire est dotée d’un conseil scientifique prestigieux. « Ce projet parisien réunit un grand nombre de philosophes francophones qui travaillent sur la question du soin, et parfois ensemble, explique Jean-Philippe Pierron, doyen de la faculté de philosophie de l’université Lyon III (Rhône), où une chaire davantage orientée recherche vient d’être créée (lire l’encadré p.46), et également membre du conseil scientifique de la chaire de l’Hôtel-Dieu. La recherche se structure depuis un moment ; nous représentons déjà une communauté de chercheurs. » La philosophie s’intéresse en effet à l’hôpital de longue date. Les chercheurs en sciences humaines ont investi ce terrain comme objet de leurs investigations. Mais, depuis quelques années, les initiatives s’intensifient. L’enseignement de la philosophie a intégré le cursus médical en 1993 (puis celui des IDE en 2009). Le premier espace éthique a été créé au sein de l’AP-HP en 1995, comme lieu de réflexion, d’observation, de consultation, d’enseignement et de formation. Puis les comités d’éthique se sont progressivement répandus dans les établissements français dans les années 1990 et 2000, pour aider aux décisions délicates, participer à l’élaboration de recommandations et contribuer à la formation des professionnels de santé. Depuis 2012, les Presses universitaires de France ont constitué une collection intitulée “Questions de soin”, sous la direction de Frédéric Worms (président du conseil scientifique de la chaire).

Et plus récemment, le programme “La Personne en médecine”, co-géré par l’université Paris-Diderot, l’Institut des Humanités, le Centre Canguilhem et l’Université Paris-Descartes, a développé différentes actions de formation, de réflexion et de recherche au cœur des établissements de santé. Trois axes de recherche permettent en effet d’associer la médecine et les sciences humaines autour de la maladie chronique, les transformations de la clinique et les nouveaux paradigmes du soin, l’histoire et l’actualité des modes de subjectivation des médecins et des professionnels de santé. Et la liste n’est pas exhaustive. « C’est un mouvement de fond. La chaire est un maillon supplémentaire dans ce foisonnement et il est temps à présent que la philosophie et les sciences sociales entrent plus avant dans l’hôpital, explique Céline Lefève, maître de conférence à Paris-Diderot, responsable du programme “La personne en médecine” et membre du conseil scientifique de la chaire. D’une part, pour recueillir les besoins actuels des professionnels et, d’autre part, pour leur transmettre les résultats de notre réflexion. »

« PENSER, C’EST DÉJÀ AGIR »

« Le premier enjeu, ce sont les scientific commons, résume Cynthia Fleury pour présenter l’activité de la chaire. Il s’agit de partager des savoirs dans un lieu non universitaire et de montrer à quel point penser, c’est déjà agir. » Les cours sont ouverts à tous et gratuits, sous réserve d’inscription. Il sont également filmés et retransmis en différé sur le site de la chaire. Ce qui permet par exemple à Josiane Mouton d’y assister depuis Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). L’ex-assistante sociale s’est en effet prise de passion pour la philosophie depuis qu’elle-même a rencontré des soucis de santé. « Pendant mon traitement, j’ai beaucoup écouté France Culture, explique-t-elle. J’y ai découvert Bernard Stiegler. Alors, lorsque j’ai anticipé sur mon départ en retraite, je me suis inscrite à l’université, en philosophie. Puis j’ai découvert Cynthia Fleury et la chaire. » De janvier à juin 2016, c’est tout d’abord une introduction à la philosophie à l’hôpital qui a été dispensée chaque mercredi, en alternance, par Cynthia Fleury et Frédéric Worms. Chronicité de la douleur, incorporation de l’hôpital dans la thérapeutique, allongement de la vie, vulnérabilité du corps, questions de l’euthanasie et des soins palliatifs, urgences et soins intensifs, sont passés au crible de la pensée de Platon, Rousseau, Canguilhem, Ricœur, Jung, etc. « J’y ai entendu des choses qui me parlent beaucoup, souligne Sylvie Lostanlen, psychologue exerçant dans un service de psychiatrie infanto-juvénile parisien. Les analyses de Foucault, Goffman et Laing m’ont beaucoup intéressée. J’ai découvert aussi Axel Honneth, l’auteur de La Société du mépris », et fondateur d’une théorie de la reconnaissance.

UN VASTE AUDITOIRE

Tous horizons confondus

« 300 à 400 patients ont suivi les cours depuis janvier 2016, cela révèle une attente », observe Jean-Philippe Pierron. L’auditoire des cours dispensés par la chaire est vaste. Professionnels hospitaliers (médecins, soignants…), étudiants, gestionnaires d’Ehpad, proches, anciens patients ou représentants associatifs. Les motivations sont également diverses. Mais beaucoup signalent le besoin de prendre du recul. « J’avais besoin d’une ouverture, la philosophie m’intéressait depuis une dizaine d’années, mais le fait que ce soit articulé avec la santé me séduisait encore plus, explique Sylvie Lostanlen. Et puis Cynthia Fleury a une pensée philosophique mais aussi politique. Or je sentais bien que la politique déterminait complètement la clinique, et venait la pervertir, ce qui pouvait me donner le sentiment de ne plus faire mon métier correctement. »

Un remède contre le malaise des hospitaliers ?

Car, derrière la curiosité et l’envie d’apprendre, se révèle très vite le malaise des professionnels hospitaliers. Parce qu’ils ont à travailler avec la maladie. « Or, en entendant que d’autres ont réfléchi à ces situations, on se rend compte que, devant ces questions de douleur, de maladie et de mort, on n’est quand même pas seuls, explique Joëlle Barrat, retraitée et ancienne cadre de santé Iade à Retel (Ardennes). Les cours de la chaire apportent alors un temps de partage intéressant et une réflexion qui peuvent aider dans un travail de résilience. » Mais aussi parce que la transformation de l’institution qui les emploie semble vider de son sens leur fonction. « Si j’avais bénéficié de cet enseignement pendant que je bossais, mon monde aurait été différent, ajoute Josiane Mouton. Moi qui ai beaucoup travaillé avec les bébés secoués, je trouvais qu’il y avait quelque chose d’irréconciliable entre le fonctionnement de l’institution et les règles de mon métier. Et aujourd’hui, j’observe que les équipes sont de plus en plus en vrac, elles payent d’une certaine manière le déficit de pensée à l’hôpital par des souffrances au travail, des conflits dans les équipes, etc. Alors que j’ai trouvé dans la philosophie ce qui fait tenir ensemble mon vécu professionnel et personnel. »

TOUT UN PROGRAMME !

La rentrée 2016 a quant à elle débuté par un cycle sur les religions, qui correspondait à une demande de la direction des patients, usagers et associations de l’AP-HP. Puis le cours magistral sur la philosophie à l’hôpital a repris dès le mois d’octobre. « Nous avons lancé l’activité de la chaire sous un format un peu léger*, afin de nous ajuster progressivement à la demande », précise Cynthia Fleury. Un appel à projets devrait être prochainement lancé afin que l’ensemble des publics intéressés puisse formuler ses besoins : organisation de séminaires dans les services, mise en place de colloques, de formation, de sessions de débats, etc.

Car la création de la chaire au sein de l’hôpital, ce sont aussi des rencontres. « Les professionnels viennent frapper à ma porte, parler de situations vécues, solliciter l’intervention de philosophes dans leurs équipes, explique Cynthia Fleury. Il y a des médecins qui veulent s’engager dans une thèse, des directeurs d’Ehpad et des psychologues qui dressent un parallèle entre la révolution qu’a traversé la psychiatrie et celle qui s’impose à la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Des familles, des patients. C’est très variable. » La chaire reçoit aussi des demandes d’intervention émanant d’autres villes de France et de l’étranger. « C’est une réflexion qui se cristallise dans ce lieu mais qui est universelle », résume la philosophe. Des curieux viennent même tout simplement solliciter un entretien, comme dans une consultation de philosophie. « C’est une demande que nous n’avions pas anticipée, remarque Cynthia Fleury. Simplement les gens viennent et demandent à parler à un philosophe, quelqu’un qui n’est pas un soignant. Nous pouvons leur offrir un moment d’accueil, de partage du savoir et d’orientation. » La philosophe envisage d’ailleurs de conserver cette modalité d’accès et de créer une permanence avec un accueil des patients souhaitant solliciter les compétences des universitaires.

Dans son objectif de maillage, la chaire noue également des partenariats. Comme avec le département de simulation iLumens de la faculté de médecine Paris-Descartes. « Nous incitons les étudiants en médecine à participer aux cours de la chaire, explique Antoine Tesnière, directeur d’iLumens et professeur à Cochin (AP-HP). Et nous avons mis en place deux sessions d’enseignement par la simulation consacrées à la vérité. » Des liens sont aussi noués avec la chaire d’économie de la santé, Hospinnomics, créée en 2014, également au sein de l’AP-HP, et en collaboration avec l’École d’économie de Paris.

PROJETS

« Nous recherchons le bon projet sur lequel nous associer avec eux, précise Jean-Claude K. Dupont, directeur adjoint d’Hospinnomics et lui-même philosophe. Mais nous fonctionnons exclusivement sur financements publics en répondant à des appels d’offre nationaux, alors que la chaire de philosophie relève pour l’instant essentiellement du mécénat. » Pour ce chercheur, il n’y a pas de paradoxe à associer le travail d’une chaire en économie de la santé à celle qui enseigne la philosophie. « Lorsque nous travaillons sur des évaluations économiques, nous sommes toujours bien accueillis dans les services, poursuit Jean-Claude K. Dupont. Nous n’avons pas de positionnement budgétaire à prendre et nous évaluons le bénéfice d’une intervention pour le patient, pas juste en termes de coût, ce qui participe de la même culture que celle des médecins ou des soignants. »

De son côté, Cynthia Fleury assure que la chaire de philosophie peut jouer un réel rôle critique. « C’est la première fois que la place de la pensée critique peut être développée à ce point dans l’hôpital. À nous de faire en sorte que cela fonctionne. Bien sûr, ce n’est peut-être qu’une goutte d’eau dans la mer. Mais ne pas le faire n’aidera pas, alors que le faire peut provoquer une réflexion, donner du courage à ceux qui se sentent malmenés, créer un déclic chez ceux qui ne se rendent pas compte du mal qu’ils peuvent induire… »

NOTE

* Le lancement entier et officiel de la chaire avec ses institutions fondatrices aura lieu au cours d’un colloque, les Espaces-temps du soin, de l’hôpital à la cité, en janvier 2017.

Une chaire orientée “recherche” à Lyon

L’université Lyon III vient également de lancer une chaire de philosophie intitulée “Valeurs du soin centré patient, efficience des systèmes, questions éthiques et politiques”. Orientée recherche, elle a pour finalité d’engager une réflexion collective autour de la question du sens et de la valeur de la centricité du patient dans les structures de soins. « L’efficience n’est qu’une valeur du soin parmi d’autres, résume Jean-Philippe Pierron. Il s’agira donc de voir comment on peut synthétiser cette approche plurielle dans le langage des économistes et des professionnels de santé. » D’où la coordination bicéphale de la chaire : Jean-Philippe Pierron est philosophe, Didier Venot est enseignant en gestion des ressources humaines. Le programme initial est structuré sur neuf ans. Une partie portera sur des études de terrain comparatives (France, Chine, États-Unis, Mexique), avec élaboration d’indicateurs et d’une méthodologie interdisciplinaire expérimentale. Un séminaire d’études permanent sera ensuite créé, avec le financement de deux thèses (l’une en philosophie, l’autre en sciences de gestion). Un espace de formation destiné aux professionnels de santé sera constitué, couplé à un think tank sous la forme d’une « fabrique de projets à haute valeur en santé ». La chaire lyonnaise est née de la rencontre entre un industriel, Roch Doliveux, ancien dirigeant des laboratoires pharmaceutiques UCB, et des chercheurs en sciences humaines et sociales. « Nous avons fait avec lui un travail de préfiguration de la chaire, explique Jean-Philippe Pierron. Il a financé lui-même nos deux premiers post-docs, mais il souhaite ensuite s’effacer. Nous avons aussi le soutien financier de notre université évidemment, et nous recherchons des mécènes, qui ne soient pas que des industriels, mais également des institutions hospitalières par exemple. »