Objectif Soins n° 253 du 01/02/2017

 

Sakina Issad

Sur le terrain

Laure de Montalembert  

Même les soignants les plus expérimentés ne peuvent qu’imaginer ce que vivent les personnes en perte d’autonomie. Pour y parvenir, il existe un dispositif inventif et efficace. Les professionnels de santé qui l’ont expérimenté ont profondément transformé leur manière de prendre soin. Interview de Sakina Issad, cadre supérieure et experte en soins infirmiers dans le Groupe hospitalier La Pitié-Salpêtrière Charles-Foix, à Paris.

OS&M : Qu’est-ce qu’un simulateur de vieillesse ?

Sakina Issad : C’est un ensemble de dispositifs qui permettent à une personne d’expérimenter la perte d’autonomie des personnes âgées. Constitué de plusieurs éléments, il simule à la fois les raideurs articulaires, la perte de force musculaire, la diminution de l’agilité, la réduction de la coordination des mouvements, le rétrécissement du champ visuel, l’opacité du cristallin, la perte d’audition… Installé à l’aide de velcros, il permet véritablement de se ssentir à la place d’une personne âgée.

OS&M : Quand l’idée d’utiliser ce simulateur vous est-elle venue ?

Sakina Issad : J’ai passé quelques années en tant que formatrice au sein de l’Ifsi Charles-Foix. Durant cette période, il n’était pas rare que je reçoive des appels téléphoniques d’étudiants en soins infirmiers se sentant extrêmement démunis lors de leurs stages avec des personnes âgées. La confrontation à la réalité du vieillissement, avec son cortège de déficits et de troubles cognitifs, pouvait parfois constituer une véritable violence pour des jeunes. Se projeter sur ce que ressentent les patients âgés est presque impossible à cette période de la vie. Devant ces difficultés, j’ai obtenu de la direction de faire l’acquisition d’un simulateur de vieillesse dans l’optique de permettre aux étudiants de découvrir ce que représentent le vieillissement et ses conséquences.

OS&M : Comment avez-vous utilisé cet outil ?

Sakina Issad : Lors du module de gériatrie, nous organisions des jeux de rôle. Les étudiants passaient par deux, sur la base du volontariat. J’ai choisi cette option car certains peuvent mal vivre l’expérience, notamment s’ils ont, eux-mêmes, vécu des situations les rendant dépendants. Ces séances ont remporté un très grand succès et permis aux étudiants d’aborder la personne âgée ou porteuse d’un handicap avec beaucoup plus d’attention.

OS&M : Parallèlement, vous avez travaillé sur la bientraitance au sens élargi…

Sakina Issad : Plus exactement, sur la prévention de la maltraitance et la promotion de la bientraitance. C’est d’ailleurs le nom donné au comité de pilotage. En 2004, l’hôpital Charles-Foix était déjà un établissement pilote dans ce domaine. Le site s’est très vite inscrit dans cette politique et cela a été un succès, en partie grâce à l’implication du directeur du site, du directeur des soins et du cadre expert. L’objectif était de sensibiliser l’ensemble des soignants en formant tout d’abord les cadres de proximité.

OS&M : Comment ces séances de formation se déroulaient-elles ?

Sakina Issad : Le premier outil utilisé a été par l’intermédiaire d’une pièce de théâtre jouée par la compagnie “Entrée de jeu” pour générer un début de réflexion sur cette thématique assez violente. Le soignant ne fait pas ce métier pour être maltraitant. La maltraitance ordinaire est souvent invisible. Cela crée un malaise chez le patient que le soignant ne perçoit pas toujours, dans la mesure où les soignants aussi ont leurs propres mécanismes de défense. La pièce de théâtre servait donc d’entrée en matière à de nombreuses discussions et partages d’expériences.

OS&M : Le signalement de la maltraitance n’est-il pas un sujet complexe ?

Sakina Issad : Notre établissement a été le premier de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris à réaliser une procédure de signalement des faits de maltraitance. Il ne faut pas voir cela sous l’angle de la délation. Au contraire, nous expliquons aux soignants qu’en signalant des faits de maltraitance, ils viennent aussi en aide à leurs collègues mais surtout au patient en situation de vulnérabilité. Il est indispensable d’être attentif dès le début afin de ne pas laisser cette dynamique s’installer. D’ailleurs, si les faits consistent en une négligence passive ou active, la réaction est plutôt de l’ordre de la formation. Tout le monde peut signaler des actes de maltraitance, qu’il s’agisse des soignants, des patients, des familles ou des associations présentes à l’hôpital.

OS&M : En 2011, vous avez accepté le poste de cadre supérieure de santé. Avez-vous, de nouveau, utilisé le simulateur de vieillesse ?

Sakina Issad : Charles-Foix est un établissement qui n’accueille que des personnes âgées. Je me suis donc, bien entendu, emparé de cet outil afin d’aider les soignants à trouver le comportement adéquat face à des personnes atteintes de nombreux troubles, dont des troubles cognitifs. Cela répondait à leur demande. J’ai donc organisé des formations qui débutaient par un tour de table durant lequel chacun des participants était encouragé à s’exprimer sur ses difficultés au quotidien. Les groupes étaient constitués de douze personnes, venues volontairement ou envoyées par l’encadrement après la manifestation de difficultés. Avant de passer aux exercices avec le simulateur de vieillesse, un second tour de table permettait à chacun de verbaliser leur représentation de la personne âgée. Des notions comme « exigeantes » et « lenteur » étaient souvent évoquées. Ce tour de table était suivi de la projection de saynètes où l’on visualisait différentes situations durant lesquelles les soignants n’avaient pas adapté leur comportement au patient âgé. Comme, par exemple, arriver derrière la personne et lui attraper le bras sans se présenter pour l’emmener faire sa toilette. L’argumentation se base sur une situation qui pourrait arriver à tout un chacun : vous êtes dans la rue, il fait nuit et quelqu’un arrive silencieusement derrière vous pour vous attraper le bras. N’auriez-vous pas un geste violent à son encontre ? C’est exactement ce que ressent un patient âgé, a fortiori s’il est atteint de troubles cognitifs.

OS&M : Et là, vous passez aux exercices avec le simulateur…

Sakina Issad : Nous commençons par discuter des saynètes puis nous passons aux exercices pratiques, en effet. L’utilisation de ces dispositifs est d’une efficacité redoutable. Il m’arrivait de demander à ma mère de marcher plus vite : je ne l’ai plus jamais fait depuis que j’ai expérimenté le simulateur. Les premiers à essayer le simulateur sont des volontaires. Ainsi harnachés, ils se rendent très vite compte à quel point tout devient compliqué. Prendre, par exemple, le bras d’une personne encore tout engourdie par le sommeil pour l’aider à se lever peut être douloureux. Pareil quand on veut l’asseoir au fauteuil : plutôt que de s’y installer, la personne âgée peut se jeter dedans si on n’accompagne pas le mouvement. Durant chaque passage par le simulateur, les autres participants observent les réactions de leur collègue. Des réactions qui peuvent varier en fonction de la personne, ce qui est très formateur aussi. Certains perdent le sens de l’équilibre à cause du masque qui réduit la qualité de leur vision. Chez d’autres, c’est la perte d’audition qui engendre cet effet. Ils découvrent ainsi que les appareils auditifs et les paires de lunettes ne sont pas des accessoires à oublier dans le tiroir de la table de nuit. Tout naturellement, les soignants comparent ce qu’ils constatent avec les réactions de certains patients.

OS&M : Quels exercices effectuez-vous avec le simulateur ?

Sakina Issad : Toutes sortes de situations de la vie quotidienne des personnes hospitalisées, comme manger un yaourt non ouvert sur son plateau ou encore attraper ses comprimés non décapsulés. Comparons cela avec une personne qui se serait cassé le petit orteil contre le pied de la table basse. Jamais elle n’aurait pensé que son petit doigt de pied était aussi utile à la marche ; elle se rend compte qu’elle est handicapée dans sa vie quotidienne. Mettre un temps fou à ouvrir son yaourt ou ne pas pouvoir se mouvoir touche l’estime de soi et engendre du découragement, parfois même de l’agressivité envers les soignants. Il est essentiel de répondre aux besoins de manière adaptée et individualisée.

OS&M : Au terme de la séance, chacun des participants expérimente-t-il le simulateur ?

Sakina Issad : Oui, tout le monde y passe. Durant les jeux de rôle, certains ressentent de véritables impressions de malaise. Je me souviens d’une aide-soignante à qui on demandait de s’asseoir « à sa place ». Prise de panique, elle s’est mise à demander frénétiquement : « Ma place, elle est où, ma place ? » La mémoire de sa propre sensation développe l’empathie. En fin de séance, nous retravaillons ensemble sur la représentation de la vieillesse, en miroir avec la première table ronde. À ce moment, les mots ne sont plus du tout les mêmes. On ne parle plus de “personne exigeante” mais de “personne qui a des difficultés” ; ce n’est plus une “personne agressive” mais une “personne qu’il faut aborder de manière adaptée”. On sent très nettement que cette formation développe le “prendre soin”, d’autant qu’un soin effectué avec cette approche permet également de gagner du temps, ce qui n’est pas négligeable. Tout le monde y gagne.

OS&M : Comment évaluer la satisfaction des participants et leur capacité à faire évoluer leurs comportements ?

Sakina Issad : Tout d’abord, nous leur demandons un retour en fin de séance. Mais ce qui est frappant, ensuite, c’est qu’ils ont du mal à partir et à se quitter. Ils discutent aussi longtemps que possible. Quelque chose nous soude après une telle expérience. Ils sont extrêmement motivés par cette perspective de réajustement de leurs comportements. L’anecdote suivante en témoigne : alors qu’une cadre avait demandé à l’un des soignants de son équipe de suivre notre formation, celui-ci avait manifesté son peu d’enthousiasme. Une fois devant nous, il était évident qu’il manquait de motivation. Ayant déjà une carrière relativement longue dans le secteur, il estimait ne plus rien avoir à apprendre. Cependant, peu après la séance, il est retourné voir sa cadre pour lui dire : « C’est la première formation qui m’a servi à quelque chose et qui m’a plu. »

OS&M : Quelles sont les personnes qui peuvent participer à cette expérience hors du commun ?

Sakina Issad : Tous les soignants, évidemment, mais aussi les aidants naturels qui nous contactent par le biais d’associations ou de bénévoles. Les rééducateurs qui sont venus ont été très impressionnés alors qu’ils pensaient maîtriser le sujet. Nous accueillons également des représentants des usagers. En réalité, tout le monde devrait réaliser cette expérience. Nous utilisons également le simulateur dans la “chambre des erreurs”. Le thème sur lequel nous travaillons cette année est la prévention des chutes. Dans ce cadre, les internes et les externes utilisent aussi le simulateur.

OS&M : Il s’agit donc d’un véritable succès…

Sakina Issad : Il est essentiel de se comporter de manière adaptée avec les personnes âgées. Regardez, lorsque l’on prend un bébé, on le fait avec douceur et précaution. Pourquoi ne pas faire de même avec une personne âgée ? Et l’adolescent ? Si on le réveille le matin, peut-on raisonnablement espérer qu’il sera dans de bonnes dispositions pour commencer sa journée ? C’est pareil pour les patients âgés dont certains sont réveillés en général tôt le matin même s’ils n’ont aucun soin à recevoir.

OS&M : Vous avez d’ailleurs démarré votre carrière par une longue période en pédiatrie. N’est-ce pas faire le grand écart que de la poursuivre en gériatrie ?

Sakina Issad : Absolument pas ! Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce sont des secteurs assez semblables. On y travaille beaucoup sur l’émotionnel. Il s’agit des deux populations les plus fragiles. L’une regroupe des êtres en acquisition d’autonomie alors que l’autre réunit des personnes souvent en perte d’autonomie.

OS&M : Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Sakina Issad : Je suis à la recherche d’autres idées innovantes en gériatrie. Nous bénéficions d’un espace Snoezelen : il s’agit d’une pièce originairement destinée aux enfants autistes qui se canalisent grâce au sensoriel. Nous l’utilisons désormais avec des personnes âgées atteintes de démence. On y trouve différentes sources sensorielles comme un tapis de lumière, un diffuseur d’odeurs, un écran vidéo, un appareil à musique, un matelas chauffant et vibrant… Quand la personne est angoissée, nous l’accompagnons délicatement dans l’espace où, selon ce que nous savons de son passé, nous mettons en place des stimulations sensorielles agréables. La mémoire des sens est la dernière qui persiste. Je me souviens par exemple d’une personne qui avait vécu à la campagne. Nous l’avons installée devant des images de champs de lavande tout en diffusant l’odeur de cette fleur. C’est très pacifiant. On l’avait replongée dans des émotions positives.

OS&M : Quelle serait votre devise ?

Sakina Issad : “Faire un soin, c’est facile ; prendre soin, c’est plus difficile.”