En France, le groupe professionnel infirmier occupe, au moins depuis la fin du XIXe siècle, une place particulière à l’hôpital, notamment du fait de ses propriétés sociales. Quels sont les différents épisodes de ce processus de hiérarchisation volontaire de groupe professionnel ? Un groupe qui a, au cours du temps, gagné en autonomie d’une part, mais qui a également été confronté, d’autre part, à des effets secondaires inattendus, particulièrement en termes de transformations identitaires et de fragmentations internes.
Par rapport aux médecins, mais aussi par rapport aux personnels administratifs de direction, les infirmières constituent une catégorie, aujourd’hui encore, beaucoup plus féminisée ; leurs origines sociales sont plus modestes ; leur travail demeure toujours, malgré la reconnaissance du “rôle propre infirmier”, en grande partie dépendant de la prescription médicale ; enfin, leur niveau de qualification, en dépit de sa récente élévation, ne dépasse pas le grade de licence, ce qui cantonne donc les infirmières dans des rémunérations relativement faibles.
Nombre d’historiens et de sociologues se sont penchés sur toutes les luttes que ces soignantes ont menées pour tenter d’améliorer leur condition au sein du milieu hospitalier.
Toutefois, certains pans de leur histoire restent dans l’ombre, sans doute parce que plus discrets par exemple que les grèves infirmières de la fin des années 1980. Le monde infirmier a en effet cherché à s’affirmer par d’autres voies, notamment par la constitution d’une ligne hiérarchique propre, implantée aux côtés de celles des médecins et des agents administratifs, ce qui lui a permis de conquérir un (auto) contrôle de la gestion du personnel soignant.
Prendre comme fil conducteur l’ordre chronologique des événements ne saurait suffire à reconstituer le cours d’une histoire qui n’est pas forcément linéaire et cohérente. L’usage des mots et les changements de dénomination, opérés parfois pour désigner les mêmes choses ou les mêmes personnages, sont également d’excellents indicateurs du sens des évolutions observables.
L’attention sera de ce fait centrée ici sur les noms successivement attribués aux différents occupants de la hiérarchie dite “infirmière” puis “paramédicale”. Quelles significations les substitutions d’une dénomination pour une autre revêtent-elles ? Quels enjeux sociaux, professionnels, voire politiques, ces glissements de sens recouvrent-ils ?
Les mots, les appellations ne sont pas neutres : ils sont empreints de connotations et véhiculent des valeurs morales ou symboliques. Ainsi, un nom de fonction peut-il être “usé” ou démodé, et nécessiter une rénovation qui sera alors le signe d’une modification des points de vue ou des intentions de ceux qui les portent et/ou de ceux qui ont le pouvoir de nommer.
Ce travail sur les mots est stratégique : en effet, ceux-ci peuvent représenter des armes dans des luttes qu’un groupe professionnel mène pour défendre ses intérêts et souvent étendre son territoire d’action.
La figure de l’infirmière dite “moderne” doit son éclosion à une combinaison de facteurs qui entremêlent entre autres progrès scientifique en médecine, prises de positions politiques de médecins républicains et laïcisation des hôpitaux. Le docteur Désiré Magloire Bourneville incarne l’acteur de ce tournant.
L’histoire est bien connue : le docteur Désiré Magloire Bourneville est le créateur de la première école laïque d’infirmières qui ouvre ses portes à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière en 1878 et le concepteur des enseignements qui y sont dispensés à travers la rédaction de nombreux manuels. Dans l’ombre de cet événement célèbre, se produisent d’autres nouveautés rarement relatées. Bourneville se préoccupe également de la carrière de ces infirmières qu’il envisage « capables à terme de devenir les suppléantes et les surveillantes censées remplacer les religieuses qui occupent ces postes éminents. (…) Bourneville est aussi, à sa manière, l’inventeur des écoles de cadres, fut-ce pour des raisons très politiques. Les futures suppléantes ou surveillantes devront non seulement être des infirmières “soignantes” d’élite, mais aussi au fait des questions d’économie, de maintien de l’ordre et de la discipline dans les salles de malades »
On voit clairement que les objectifs poursuivis par ce médecin dépassent l’amélioration des compétences des infirmières et de leurs surveillantes. Ses motivations sont politiques et visent l’éviction du pouvoir religieux des hôpitaux et la sécularisation de leur personnel soignant. Ce faisant, il introduit des logiques qui vont déterminer profondément et pour longtemps l’univers des soignants en instaurant une stricte filiation de métier entre l’encadrement de ces personnels et les infirmières, catégorie dont les surveillantes devront être issues. On assiste là aux prémices de l’hégémonie infirmière qui régnera à l’hôpital jusqu’à la fin du XXe siècle.
Par ailleurs, le nom de ces cheffes indique la nature de leur mission. Elles sont chargées de faire régner l’ordre notamment dicté par les médecins dans les services, tout en exerçant un contrôle à la fois sur les agents et sur les malades. Le projet de formation des surveillantes conçu par Bourneville demeura pendant encore un temps très avant-gardiste et peu répandu, laissant donc ces encadrantes exercer leur fonction sans aucune formation et de ce fait promues, non pas après l’obtention de diplômes, mais à l’ancienneté, suivant la volonté de leurs supérieurs hiérarchiques, médecins et directeurs d’hôpital.
La professionnalisation se fait petit à petit, par la formation, la qualification et les diplômes.
Si le temps de la professionnalisation démarre pour les infirmières en 1922, avec le décret du 27 juin instituant la création d’un brevet de capacité professionnelle, les surveillantes vont devoir attendre plus de trente années pour enfin obtenir, en 1958, après quelques tentatives inabouties, un véritable diplôme, mais à double facette. En effet, il se présente alors sous la forme de deux certificats d’aptitude aux fonctions, pour l’un, d’infirmière surveillante (Cafis) et, pour l’autre, d’infirmière monitrice (Cafim).
Si ces dispositions ne visent que les personnels travaillant à l’hôpital public, beaucoup d’agents sont concernés, mais peu d’entre eux ont encore la possibilité de suivre une formation.
En effet, la première école date de 1951 et, en 1958, l’offre de formation demeure bien maigre ; l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), par exemple, ne se dotera de sa première école de cadres, un IFCS, qu’en 1962, à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Il faudra encore attendre le 22 août 1966 pour qu’un arrêté définisse enfin “l’organisation des écoles de cadres d’infirmiers et d’infirmières”.
À travers cette consolidation de la fonction et du statut de surveillante hospitalière, transparaît une double forme de spécialisation professionnelle.
D’une part, l’affiliation au métier du soin est maintenue et confirmée pour les surveillantes, qui ne peuvent légalement pas provenir d’un autre univers que celui des infirmières. D’autre part, la distinction entre l’enseignement dans les écoles professionnelles et l’encadrement dans les services est instituée à travers l’existence de deux certificats, ce qui tend encore plus à renforcer une logique d’identité de métier au sein de cette fonction de chef des soignantes à l’hôpital. Position qui ne sera d’ailleurs pas toujours facile à défendre, comme on peut encore le remarquer aujourd’hui dans certains débats sur la légitimité des formateurs en IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) et IFCS (Institut de formation des cadres de santé) à se revendiquer comme des “vrais” cadres (prenons par exemple les échanges qui ont eu notamment lieu au ministère de 2011 à 2013 autour de la réingénierie du diplôme de cadre de santé).
La logique de métier appliquée aux surveillantes hospitalières va prévaloir encore un certain temps après 1958.
Au début des années 1970, de nouveaux certificats spécialisés vont s’ajouter aux Cafim et Cafis(
La fragmentation du groupe des surveillant(e)s s’accentue avec l’émergence de métiers dits “paramédicaux”, c’est-à-dire non infirmiers, qui cherchent à défendre leur territoire : les masseurs- kinésithérapeutes, les manipulateurs d’électroradiologie médicale, les techniciens de laboratoire, les ergothérapeutes parviennent, au cours des années 1970, à obtenir leur propre certificat de cadre.
Cette démultiplication des certificats de surveillant(e) ou de cadre s’inscrit dans une perspective qui a pu être taxée de corporatisme, mais qui correspond davantage aux stratégies rentables que beaucoup de groupes professionnels naissants instaurent pour faire leur place au sein d’un milieu déjà occupé par d’autres groupes et pour se faire reconnaître par le ministère, notamment par l’obtention d’un diplôme d’État.
In fine, au cours de cette période, être “cadre” compte moins que le fait d’appartenir à un métier. De ce fait, le titre du certificat doit absolument comporter le nom du métier d’appartenance. Même si le terme de cadre est présent, il ne saurait être question d’être cadre dans l’absolu.
Le modèle du cadre de métier va être abandonné et cette redéfinition va être adoptée progressivement, en au moins deux temps.
C’est tout d’abord la différenciation entre monitrice et surveillante qui disparaît, avec l’avènement en 1975 du certificat de cadre infirmier (CCI).
Il faudrait d’ailleurs interroger les acteurs de cette période afin de savoir s’ils ont opposé une forte résistance face à cette fusion, tant le terme de “monitrice” s’avère peu valorisant, car traduisant bien le rôle secondaire des infirmières-enseignantes chargées de répéter ou d’expliquer les cours dispensés par les médecins.
Vingt ans plus tard, l’année 1995 est celle d’une grande avancée dans ce processus d’unification : le CCI cède le pas au diplôme de cadre de santé.
C’est également le début de la remise en cause de l’hégémonie infirmière à l’hôpital. Peuvent désormais accéder à la fonction de cadre, via une formation et un diplôme unique, non seulement tous les soignants de la filière infirmière, mais également tous les personnels paramédicaux des filières médico-techniques et de rééducation, soit des agents issus, au total, de quatorze métiers différents. Le diplôme cadre de santé devient non seulement “interprofessionnel”
À compter de cette date, le terme de “surveillante” tombe petit à petit en désuétude. Selon les dires des cadres, recueillis en entretien, leurs prédécesseurs incarnent aujourd’hui un personnage dépassé, souvent décrit comme une « vieille-fille autoritaire », sévère, bras droit rigide du médecin chef, dont on entendait les talons claquer dans les couloirs des services et le cliquetis du trousseau de clefs accroché à sa taille.
L’appellation de “surveillante” porte en lui une connotation négative, incompatible avec l’idée d’un management participatif que les cadres sont censés déployer dans leurs unités afin d’être les promoteurs du changement, de la modernisation, et de la dynamisation des équipes.
Mais cette loi de 1995 comporte un autre aspect novateur : elle donne, à travers son article 23, la possibilité aux IFCS de développer des partenariats avec l’université qui mènera à une “mastérisation” des diplômes de cadre de santé aujourd’hui délivrés parallèlement à des masters 1 ou masters 2, notamment spécialisés en sciences de la gestion ou en sciences de l’éducation.
Parallèlement à l’émergence progressive du cadre infirmier puis paramédical, la lignée hiérarchique des soignants se structure pour en arriver à la mise en place d’un véritable sommet tout d’abord occupé par une infirmière générale (1975), qui devient directrice du service de soins infirmiers (1991), puis directrice des soins “tout court” (2002).
Les infirmières parviennent donc en 1975 à être représentées au sein de l’équipe de direction des hôpitaux, via leurs infirmières générales. Ces dernières vont devoir se battre pour être reconnues par les directeurs hospitaliers, plus ou moins disposés à les accueillir dans leur rang où règne un fort “entre soi” fondé sur des origines sociales et scolaires communes. Elles construiront leur légitimité sur leur connaissance du personnel soignant, mais également sur leur expertise en qualité, en évaluation des soins, en accréditation, production d’indicateurs, etc.
Le remplacement des infirmières générales par les directrices/eurs de soins infirmiers, puis par les directrices/eurs de soins ne fait qu’entériner cet éloignement du terrain, c’est-à-dire des services et des soins cliniques. Tout comme les cadres de santé, les infirmières générales devenues directrices des soins sont coupées de leur métier d’origine (du fait de leur “parmédicalisation” et “managérialisation”) pour devenir des managers généralistes.
Exit la surveillante ou le cadre infirmier. Exit l’infirmière générale. Place est faite au manager généraliste des temps modernisés de l’hôpital, désormais soumis au règne du new public management, générateur de réformes hospitalières récurrentes, la toute dernière étant celle des “GHT”, les groupements hospitaliers de territoires, très certainement synonyme de restructurations, mutualisations et réduction des moyens
L’appartenance au métier n’est plus de mise. La déspécialisation mène à la valorisation du modèle du cadre manager déjà fort bien décrit par Chantal de Singly
« 1 - Pour une réelle politique managériale au sein de chaque établissement,
2 - Pour une reconnaissance universitaire de la formation des cadres et le renforcement du lien avec le métier
3 - Pour une dynamique régionale du développement des compétences managériales et de soutien des cadres,
4 - Pour un accompagnement national des projets et des innovations par les cadres,
5- Pour valoriser les niveaux de responsabilités des cadres par les statuts et les rémunérations,
6- Pour porter et piloter les suites de la mission. »
Les intitulés parlent d’eux-mêmes et traduisent l’orientation donnée à ce rapport. Son auteure insiste fortement sur la dimension managériale de la fonction de cadre de santé, qu’elle entend revaloriser, notamment pour répondre aux griefs des cadres de terrain consultés, qui se plaignaient d’un manque de reconnaissance et de marges de manœuvre et qui s’estimaient insuffisamment rémunérés.
Il reste toutefois à observer les évolutions à venir de la lignée hiérarchique paramédicale, et notamment les différents effets inattendus, tels que la baisse d’attractivité des fonctions de cadres de santé et de directeurs des soins que les Instituts de formation des cadres de santé et que l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) enregistrent à travers la diminution des candidats à leurs concours et formations, mais aussi tels que la nature des rapports instaurés entre strates hiérarchiques, souvent en tension, quand on regarde ce qui se passe du côté des cadres paramédicaux de pôles en mal de reconnaissance ou encore entre eux et les directeurs de soins dont les prérogatives et compétences tendent à se chevaucher.
(1) Poisson Michel. “IFSI : des monitrices aux formateurs-enseignants, histoire et perspectives”. Soins cadres, n° 75, août, pp .24-28. 2010.
(2) Eggers Jérôme, 2008, “Une histoire d’encadrement : approche historique et juridique”, Les cadres hospitaliers : représentations et pratiques, Eggers Jérôme, Sainsaulieu Yvan, Picot Geneviève, Langlois Emmanuel, Vega Anne, Rueil-Malmaison, Éditions Lamarre, pp. 1-45.
(3) Desserprit Gilles, 2014, “Brève histoire de la formation des cadres de santé”, EMC - Savoirs et soins infirmiers, vol. 1, n° 60-080-C10, pp. 1-6.
(4) Cottret Yves, 2010, “Retour sur la réforme de 1995 créant le diplôme de cadre de santé”, Soins cadres, n° 75, août, pp. 34-35.
(5) Acker Françoise, 1991, “La fonction infirmière. L’imaginaire nécessaire”, Sciences sociales et santé, vol. IX, n° 2, pp. 123-143.
(6) Renou-Nativel Corinne, 2016, “Des hôpitaux regroupés au forceps”, Santé & travail, n° 96, octobre, pp. 21-22.
(7) Singly de Chantal, 2009, Rapport de la mission cadres hospitaliers, remis à la ministre de la Santé et des Sports, Paris, 11 septembre.
(8) Sous entendu : métier de cadre et non d’infirmière.