Objectif Soins n° 256 du 01/05/2017

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

Dans notre modèle théorique de 2002, notre Agence régionale de santé (ARS) était chargée de répartir l’enveloppe régionale allouée à la santé entre les différents professionnels de santé. Il lui revient de définir les modalités de répartition de cette enveloppe (la gestion du FIR en région finalement s’apparente à ces modalités). Deux niveaux successifs d’allocation des ressources sont envisagés : un niveau externe des pôles hospitaliers et un niveau interne à chaque pôle. – 3E PARTIE

Les pôles hospitaliers, qui regroupent l’ensemble des établissements de santé d’une même zone de besoins (donc à la différence des GHT – groupements hospitaliers de territoire – actuels, le secteur privé est membre partie du pôle) et sont organisés en deux niveaux (sites de proximité et sites de référence – il n’est pas certain que cette organisation s’applique dans les régions urbanisées) sont liés à l’ARS par un contrat d’objectifs et de moyens (très certainement l’avenir de la contractualisation avec les GHT, même si ceux-ci n’ont pas la personnalité morale, le moyen de contourner cette difficulté étant de signer le même contrat avec l’ensemble des établissements d’un même GHT). Ce contrat détermine les objectifs d’organisation sanitaire et les modalités d’allocation des ressources pour mener à bien ces objectifs (la contractualisation prend donc le pas sur la planification régionale “classique”). Une certaine autonomie est laissée à chaque pôle pour organiser les soins dans le respect des clauses contractuelles avec l’ARS (adieu le régime des autorisations sanitaires planifiées). Les pôles sont donc amenés à devenir de véritables gestionnaires de l’offre de soins pour la zone qu’ils couvrent (les communautés professionnelles de territoire de santé de la dernière loi de modernisation de notre système de santé s’apparentent aussi à cette idée conjuguée d’autonomie des professionnels, gestionnaires, contractualisant avec l’ARS). La contractualisation devient donc enfin le nouvel instrument majeur de la planification sanitaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui (les CPOM – contrats pluriannuel d’objectifs et de moyens – sont tout sauf des contrats, transformés en outils bureaucratiques qui finalement ont perdu tout leur sens stratégique).

On peut dès lors, comme nous avons commencé à le faire, confronter les nouveaux outils de la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016 à notre modèle : les zones de besoins définies dans le schéma régional de santé ne sont-elles pas nos territoires de santé ? Les GHT sont-ils la préfiguration de nos pôles hospitaliers ? Le CPOM n’est-il pas la déclinaison du projet régional de santé, et notamment de son cadre d’orientation stratégique, l’intérêt d’avoir un schéma régional de santé étant remis en cause de facto ?

CONTRACTUALISATION, TARIFICATION À LA PATHOLOGIE, MISE EN CONCURRENCE

Dans le cadre d’une planification centrée sur les besoins, il semble logique que l’enveloppe régionale allouée pour la santé soit répartie en fonction des besoins identifiés dans chaque zone de besoins, indépendamment des structures existantes. Cela suppose de disposer d’une estimation des besoins relativement précise et incontestable, et d’un modèle permettant de déterminer le nombre d’offreurs de soins, quel que soit leur statut : établissements de santé, professionnels de santé (par spécialité), de structures médico-sociales, nécessaires pour répondre à ces besoins. C’est sur cette base que la répartition intersectorielle doit être effectuée, tout en conservant une certaine marge de manœuvre pour le financement des réseaux de santé par exemple, qui reposent sur une logique intersectorielle (il en va de même des équipes de soins primaires, des maisons de santé pluriprofessionnelles, des plateformes territoriales d’appui). Il s’agit ensuite de confronter l’offre théorique à l’offre existante et de négocier dans le contrat conclu entre le pôle hospitalier (ou le pôle de santé dans une vision plus large) et l’ARS, l’adaptation de cette offre et ses modalités.

Le contrat détermine également les règles de tarification des établissements de santé (la reconnaissance contractuelle de certaines activités relève de ce mode de financement contractualisé), des professionnels de santé libéraux, des ESMS – établissements et services sociaux et médico-sociaux. La tarification à la pathologie semble alors être le moyen le plus adapté pour éviter le cloisonnement entre les secteurs de soins et respecter la logique populationnelle de la planification : c’est la tarification au parcours, tant attendue et pas encore mise en œuvre. Pour chaque pathologie, un prix fixe serait déterminé (selon donc une échelle de coût, mécanisme bien connu depuis la mise en place de la T2A – tarification à l’activité – dans le secteur hospitalier MCO), correspondant à un coût moyen comprenant l’ensemble des interventions de soins : médecin généraliste, spécialistes, établissement de santé, ESMS, autres professionnels de santé. Un tel système suppose de définir l’ensemble des pathologies pouvant être rencontrées et les traitements associés, puis de les valoriser à l’aide d’une échelle de coût moyen. La T2A, le financement des Ehpad à partir des coupes Pathos relèvent de cette logique. Mais il n’existe pas encore de financements identiques aux différents secteurs de soins. Il s’agirait donc enfin de définir une tarification à la pathologie par parcours de soins, ce qui était souhaité dans le cadre de la stratégie nationale de santé, mais non mis en œuvre. Les expérimentations Paerpa pour la prise en charge des personnes âgées relèvent de cette approche.

Dans un tel système, le prix étant paramétrique, chaque offreur de soins se trouve dans une situation analogue à une situation concurrentielle : il est incité à produire l’effort optimal et à minimiser ses coûts de production. Il reste à déterminer un mécanisme de calcul de ce prix. Il pourrait être égal, par pathologie, à la moyenne des coûts constatés par type de secteur : médecine de ville, secteur hospitalier, secteur médico-social. Un tel système conduirait à définir le rôle précis de chacun des secteurs dans la prise en charge d’une pathologie donnée. Il est certain que certaines pathologies ne seront traitées qu’en ambulatoire – n’est-ce pas là un formidable levier pour développer l’ambulatoire, non seulement en chirurgie mais surtout en médecine ? –, d’autres qu’en établissement. Les pathologies faisant intervenir simultanément les deux secteurs devront être financées forfaitairement.

Un tel système remet en cause profondément le financement actuel du système de santé, quel que que soit le secteur considéré. Car il revient à étendre les principes de la T2A à l’ensemble des activités sanitaires (c’est en cours pour le SSR – soins de suite et de réadaptation – mais pas du tout pour la psychiatrie), à remettre en cause le financement à l’acte des professionnels de santé libéraux, à appliquer les mêmes modes de financement sur le secteur médico-social (la mise en œuvre des EPRD – état des prévisions de recettes et de dépenses – dans les Ehpad et l’obligation de la contractualisation vont dans ce sens). Cependant, certains mécanismes innovants relèvent de cette philosophie. Dans ce contexte, on peut imaginer qu’une concurrence soit organisée par l’ARS entre les pôles pour la prise en charge de certaines pathologies spécifiques (comme par exemple l’accès aux soins des personnes souffrant d’un handicap psychique). Sur la base d’un mécanisme d’appels d’offres (ce que les ARS ont développé en sept années, comme par exemple les unités de soins complexes en région Île-de-France, qui sont à la frontière du SSR et du SLD – soins de longue durée), on peut imaginer que l’ARS alloue les ressources au pôle qui présenterait le meilleur projet en matière de qualité de la prise en charge, le prix étant par définition fixé à la pathologie et le même pour tous les producteurs de soins. Mais, du coup, ce serait la fin de la sauvegarde de chacun des secteurs.

Le mécanisme d’appels à projets dans le secteur médico-social relève de cette logique. Les projets de création, de transformation et d’extension (ce qui est contestable d’ailleurs) des ESMS qui font appel à des financements publics sont autorisés après avis d’une commission de sélection d’appels à projets. Les règles de publicité, les modalités de l’appels à projets, le contenu de son cahier des charges, les modalités d’examen et de sélection des projets présentés sont fixées par décret, afin de garantir une concurrence sincère, loyale et équitable, ainsi que la qualité et l’accueil et de l’accompagnement. Il y a donc bien une mise en concurrence organisée au sein des ESMS, tout comme celle qui existait déjà entre les établissements de santé (régime des autorisations sanitaires) et les professionnels de santé libéraux (appels à projets pour la répartition du FIR).

Les pôles sont donc amenés à devenir de véritables acheteurs de soins sur la base de prix fixes déterminés dans le cadre d’un CPOM, qui précise les principes élémentaires d’organisation des soins devant être respectés, les objectifs à moyen terme de réorganisation de l’offre en fonction des besoins constatés dans la zone, les modalités de tarification à la pathologie des différents offreurs de soins. Il convient dès lors de s’interroger sur les effets pervers potentiels de l’introduction de mécanismes incitatifs de promotion de la concurrence, qui s’opposent aux logiques professionnelles préexistantes (surfacturation, codages plus rémunérateurs des actes, qui pèsent sur les dépenses publiques).

MISE EN CONCURRENCE ORGANISÉE AU SEIN DES TERRITOIRES DE SANTÉ

Dans notre modèle théorique de 2002, l’ARS délègue aux pôles de santé la responsabilité de la gestion de l’offre de soins selon un cahier des charges défini par un CPOM signé avec chaque pôle. Le pôle devient alors acheteur de soins pour la zone de besoins dont il a la charge. Dans ce cadre, il peut être autorisé à choisir le ou les producteur(s) de soins qui présente(nt) la meilleure offre pour un prix donné. On passe d’un système complétement administré aujourd’hui à une concurrence entre producteurs de soins organisée par ces mêmes producteurs, dans un cadre posé par la puissance publique, l’ARS.

À l’instar des General Practitioners FundHolders en Grande-Bretagne (cabinet libéraux acheteurs de soins pour le compte de la population), les pôles de santé couvrent des zones de besoins importantes et sont à même d’organiser l’aval et l’amont de l’hospitalisation. La concurrence, par un système d’appels d’offres, peut être envisagée sur plusieurs domaines particuliers. Concernant la prise en charge de certaines pathologies spécifiques, chroniques ou lourdes (insuffisance rénale chronique, rééducation fonctionnelle, maladie d’Alzheimer, soins palliatifs…), un appel d’offres serait lancé auprès des différents offreurs de la zone de besoins et le pôle retiendrait l’offre au mieux-disant en matière de qualité de la prestation offerte, le prix étant par nature fixé à la pathologie. Pour la prise en charge des activités chirurgicales et médicales entre secteurs public et privé, un appel d’offres serait lancé auprès du centre hospitalier du pôle et des établissements de santé privés en matière de chirurgie, de médecine et d’obstétrique, tout en s’assurant que le candidat retenu soit dans l’obligation d’assurer le rôle de référent auprès des structures de proximité. Enfin, ce système d’appel d’offres pourrait également être appliqué aux activités extrahospitalières (cuisine, blanchisserie) et de gestion (personnel, finances).

La création du niveau infrarégional constitue la plus grande originalité de la réorganisation du système de soins que nous proposions en 2002. Elle consiste, pour l’autorité de régulation, à déléguer la fonction de gestion des soins aux professionnels pour les responsabiliser. Cette délégation se fait dans le cadre d’un CPOM conclu avec l’ARS. Le pôle organise la production de l’offre de soins au sein de la zone de besoins dont il a la responsabilité et répartit les ressources entre les producteurs de soins de cette zone. Chaque pôle est chargé d’élaborer un projet de santé pour la zone de besoins qui détermine les modalités d’organisation de l’offre de soins. Ce projet fera l’objet d’une approbation par l’ARS.

Le pôle assure donc la coordination du réseau de soins composé de l’ensemble des professionnels de la zone de besoins. Il doit veiller à ce que les services de proximité soient rendus en toute efficacité dans le cadre des réseaux de santé et que l’ensemble des services soit offert dans le pôle. Il est nécessaire de distinguer au sein du pôle la fonction de production de soins stricto sensu des professionnels et établissements de santé qui le composent et qui peuvent être regroupés – ce sont les fonds baptismaux de nos GHT, n’est-ce pas ? –, de la fonction d’achat ou de gestion de soins. Cette fonction doit être exercée par un conseil de pôle – n’est-ce pas là le conseil territorial de santé ? – réunissant l’ensemble des professionnels de santé. Ce conseil organiserait la mise en concurrence des producteurs de soins sur certaines disciplines ou activités de soins, contribuant ainsi à l’amélioration de l’efficacité productive en termes de qualité de la prestation servie. Le conseil serait chargé également de décider de la répartition des ressources entre les producteurs de soin, étant entendu que la fonction administrative de gestion serait laissée aux caisses locales d’Assurance maladie, chargées de vérifier, pour le compte de l’ARS, la cohérence des décisions prises en matière de financement et le respect des clauses du CPOM signé entre le pôle et l’ARS – n’est-ce pas là le cœur essentiel de la coopération entre Assurance maladie et ARS ?

Finalement, tous les ingrédients sont aujourd’hui réunis pour mettre en place notre modèle : conseil territorial de santé, GHT, CPOM. Il ne manque qu’une chose : une nouvelle planification et donc un nouveau rôle des institutions en santé.

VERS UNE NOUVELLE PLANIFICATION SANITAIRE CONTRACTUALISÉE

La définition des territoires par l’ARS – sujet actuellement au cœur des travaux d’élaboration des projets régionaux de santé – vise à promouvoir l’accès aux soins de la population grâce à une meilleure prise en compte des problématiques locales, en cohérence avec une approche rawlsienne articulant les principes de liberté, d’égalité et d’efficacité. Cette approche accorderait à la santé le statut de bien premier social ou plutôt naturel dans une perspective de juste égalité des chances. Dans notre modèle de 2002, le SROS a vocation à devenir un schéma régional d’organisation de la santé. La loi de modernisation l’a fait : le SROS est mort (et les autres schémas), vive le SRS (schéma régional de santé), qui prend en compte l’ensemble des secteurs de soins. Instrument de politique générale de la santé, déclinant au niveau régional les grands axes stratégiques de la politique nationale de santé, il détermine les grands principes de la planification sanitaire et ses modalités d’application (accessibilité, qualité, efficacité) et préconise les priorités sanitaires à conduire dans chaque zone de besoins. Il détermine en particulier le nombre de zones de besoins et leurs caractéristiques afférentes en termes de besoins de santé, l’offre hospitalière par pôle correspondante, les principes d’organisation en réseaux. Il fixe les grandes orientations en matière de santé publique et les besoins prioritaires pour lesquels les pôles devront présenter des prises en charge innovantes. Le SRS serait arrêté par l’ARS, après avis des conseils de pôles, qui ont vocation à se substituer aux commissions spécialisées de la CRSA – Conférence régionale de la santé et de l’autonomie. Les autorisations seraient accordées en fonction du SRS et des besoins déterminés par zones de besoins.

La mise en œuvre effective du SRS se fait par l’intermédiaire d’un CPOM et chaque pôle de santé qui déterminera la déclinaison opérationnelle des objectifs du SRS en fonction des besoins propres à chaque zone. Le contrat devient l’instrument privilégié de la planification dans la mesure où il permet de responsabiliser les acteurs de soins dans la mise en œuvre de cette planification.

CONCLUSION

Finalement, tous les éléments sont réunis pour que notre modèle théorique de 2002, après deux lois, Hôpital, patients, santé et territoires en 2009, modernisation en 2016, qui ont apporté l’ensemble des outils nécessaires pour le mettre en œuvre. Moyennant bien sûr quelques ajustements sur les GHT, sur les mécanismes de financement au parcours. Il suffit simplement de passer d’une logique institutionnelle, normative, centralisée et régalienne, à une logique de responsabilité et d’autonomie, de décentralisation : il s’agit de reconnaître le rôle des pôles de santé comme acteurs, offreurs et gestionnaires. Avec une ARS garante d’une véritable concurrence organisée. Telle est la voie qui pourrait être suivie par le futur gouvernement et le nouveau ministre de la Santé.