Depuis deux décennies, l’évolution de l’hôpital vers toujours plus de rentabilité et de performance peut générer des risques de souffrance au travail, surtout si le management prôné se centre sur la gestion et l’organisation des soins. Pour l’éviter, le cadre de proximité doit mobiliser deux fonctions indissociables, le management et l’encadrement, au service de la clinique, cœur du métier.
Le contexte sociétal dans le monde occidental a évolué vers un principe de rationalité et une hyperspécialisation des activités humaines hérités des profondes mutations de l’ère industrielle moderne et de ses promesses de progrès. Le contexte professionnel de la santé, et en particulier de l’hôpital, n’est pas épargné par ces caractéristiques.
Depuis quelques décennies, les politiques du système de santé sont en recherche permanente d’efficience et d’optimisation des moyens liées à des contraintes économiques de plus en plus pesantes. Les injonctions et les recommandations ont eu pour buts de limiter les dépenses, de tracer et de rentabiliser les activités médicales et soignantes peu contrôlées jusqu’alors. Les démarches qualité ont fait leur entrée à l’hôpital, valorisant souvent les procédures et la technicité, au risque d’étouffer la relation humaine. L’hôpital s’est imprégné d’une culture économiste avec un changement des rôles et des comportements. « Certains craignent une exacerbation des conflits liée à la logique marchande qui va à contre-courant des missions du service public. »
• « Certains professionnels déplorent que l’hôpital-entreprise induise une perte d’autonomie des professionnels infirmiers » ;
• « L’évolution du quotidien de travail hospitalier générée par l’hôpital-entreprise (…) est source de mal-être, de stress, de démotivation, de modification de leurs valeurs » ;
• « Les conflits entre valeurs et pratiques, travail et vie personnelle peuvent être source de risques psychosociaux. »
Pour répondre aux injonctions de rentabilité, d’efficacité et de performances, le cadre de santé priorise bien souvent une fonction de “manager”
Illustrons ce propos de quelques situations vécues par des cadres de santé, pour lesquelles ils conduisent, guident et gèrent des dispositifs dans une fonction managériale. Le cadre dirige le quotidien avec ses multiples demandes : une panne de matériel, des produits manquants, un soin complexe, l’accueil d’une famille inquiète, un arrêt maladie d’un membre de l’équipe, l’accueil d’un stagiaire, un conflit dans le groupe, une commande, des questions sur un nouveau protocole, une information à donner… Cette gestion pourrait envahir toute sa fonction, l’obligeant à répondre tour à tour à une pluralité de demandes parfois télescopées et qui touchent des horizons aussi divers que le matériel, les protocoles ou l’humain. S’il se contente de manager, de montrer qu’il sait répondre et qu’il maîtrise, il risque souvent d’être centré sur la résolution de problème et, tel un pompier, il “éteindra les incendies” avant qu’ils n’embrasent tout le service. Il va surtout diriger en prenant la tête du déplacement, conseiller en indiquant quoi faire, et guider en s’opposant à ce qui pourrait faire obstacle.
Le management peut ainsi devenir une source de méfiance puis de défiance pour les soignants qui restent centrés sur des valeurs humanistes, bien à distance d’une gestion managériale qui rappellerait l’entreprise.
Les dérives du management seraient alors de ne considérer le travail que comme une nécessité, une besogne, voire une corvée, où la règle se situerait dans le toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite. Le poids de la technocratie, l’implosion des cadences dans une logique essentiellement taylorienne, les excès de réglementation et d’information traduits par une boîte mails devenue support principal des échanges et baromètre du travail, favorisent le risque de glissement vers un déplaisir au travail. Or, si le travail perd son pouvoir créateur, il n’est que besogne
L’histoire hospitalière est ainsi faite de ruptures, de conflits, de réfutation entre des conceptions et des logiques qui bien souvent s’opposent, voire s’annulent, plutôt que de s’articuler et de s’enrichir
C’est dans cet esprit qu’est né le GHT, groupement hospitalier de territoire (décret du 27 avril 2016), innovation du projet de loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016. Il se définit comme un nouveau mode de coopération rendu obligatoire, entre les établissements publics de santé à l’échelle d’un territoire de santé, dont la taille doit correspondre à une distance acceptable pour les patients et les professionnels.
« Les GHT sont une opportunité pour renforcer le service public hospitalier, en conciliant la nécessaire autonomie des établissements et le développement des synergies territoriales. Autrement dit : pas de subordination, pas d’uniformisation. Les acteurs de l’hôpital doivent construire des GHT adaptés à leur territoire. »
• optimiser les pratiques par un management de la qualité des soins. Il s’inscrit alors dans une conception biomédicale de la santé traduite par une technicité des soins parfois exacerbée ;
• valoriser les liens, qui demeurent primordiaux, entre les médecins et l’équipe soignante dans sa pluridisciplinarité. Dans la proximité du quotidien, il se préoccupera ainsi de la place du patient au cœur de l’organisation des soins qu’il aura en permanence à soutenir et à interroger dans une conception de la santé biopsychosociale.
La tentation est grande pour les équipes de direction de proposer un management “très” à distance au sein duquel le cadre gérerait plusieurs unités et parfois plus de 80 agents. Il doit alors faire douloureusement abstraction de cette relation de proximité vitale et salutaire, seule garantie de promouvoir des soins de qualité. Ainsi, comme le signifie Miremont
S’allume alors un second indicateur du risque de souffrance au travail.
Dans le contexte hospitalier ainsi brossé, trois conditions peuvent permettre au cadre, d’une part, de trouver, retrouver ou conserver du plaisir au travail, et, d’autre part, de participer à la réussite de la mise en œuvre des GHT
La clinique renvoie à l’idée d’une observation de signes, d’un raisonnement auprès d’un patient malade, d’une attention portée au “sujet” souffrant. « Le regard n’est plus réducteur mais fondateur de l’individu dans sa qualité inéluctable. »
Le cadre, dans sa posture clinique polysémique, est déclencheur, animateur, manager d’une certaine qualité des soins émanant de l’environnement dans lequel il exerce. Mais il est aussi déclencheur, accompagnateur d’un retour réflexif sur le soin. La clinique est ce qui relie les deux fonctions dialogiques du cadre de santé : le management (c’est-à-dire l’information, l’exécution, la planification, la gestion, l’organisation…) et l’encadrement (c’est-à-dire la relation, l’accompagnement, la médiation, la créativité, la valorisation…). La clinique est positionnée comme le cœur du métier, porteuse de sens, de valeurs toujours en mouvements au plus près d’une relation éthique. Elle est le terreau duquel va naître l’éthique du métier. Aussi le cadre aura constamment à interroger, dans son service : quelles valeurs professionnelles sont à prioriser ? Quels modèles d’accompagnement du patient dans son parcours de soin sont à encourager ? Quelles conceptions de la santé et du soin sont à promouvoir ?
Les conceptions de la santé soutenues dans l’unité vont varier d’un service à l’autre et d’un moment à l’autre dans le parcours de soin du patient :
• biomédicale quand il s’agira de gérer l’urgence, de diagnostiquer et traiter la maladie, de valoriser la technique. Pourtant, la manière dont sera délivrée l’information au patient pour qu’elle devienne thérapeutique
• biopsychosociale quand il s’agira d’éduquer et d’associer le patient à son projet de soins. Cette conception est à l’origine de nombreux programmes en éducation thérapeutique du patient avec comme mission de l’aider à vivre avec la maladie chronique. Cette conception est dominante dans les unités où les patients sont hospitalisés entre cinq et quinze jours ;
• développementale quand il s’agira d’accompagner le patient dans la réhabilitation de son projet de vie que la maladie a pour un temps mis à mal. Cette conception est plus visible dans les services de soins de suite, les Ehpad, les services de psychiatrie, de cancérologie, de soins de suite…
Un travail avec 120 cadres en 2017 a permis d’identifier quelques postulats autour de ces trois conceptions :
• les trois conceptions ont pu être identifiées dans le quotidien des soins (plus ou moins présentes en fonction des particularités et des missions de l’unité) ;
• la traduction de ces conceptions dans les soins dépend du travail pluridisciplinaire, de la cohérence et de la complicité des binômes cadre-médecin ;
• les conceptions du patient évoluent dans son parcours de soin si les soignants sont en capacité de pouvoir passer de l’une à l’autre parfois très rapidement.
Le management, tel que nous l’avons développé, privilégie les prises de décisions logiques et stratégiques à partir de pensées par objectifs ou de méthodes de résolution de problèmes. Comme il est originairement plutôt fondé sur les sciences de la gestion sous-tendues par des valeurs économiques, et que, dans la clinique, le cadre se doit de convoquer aussi des valeurs éthiques, manager demeure un art. On parle alors de cadre à proximité
La fonction de management du cadre de santé est indissociable d’une fonction d’encadrement
Dans une revue de la littérature, trois études viennent corroborer l’importance de cette fonction d’encadrement.
Les travaux de Sainsaulieu
Ces travaux peuvent être mis en corollaire avec une recherche réalisée en 2011 par Detchessahar
• la mauvaise qualité de vie au travail ne serait pas causée par une omniprésence des cadres, en raison du développement des nouvelles formes de management, mais au contraire par l’absence des cadres de proximité auprès des équipes. Cette situation génère de la lassitude, voire de l’épuisement, pour les équipes quand il s’agit de délibérer des solutions ou d’arrêter des arbitrages sans médiation de l’encadrant ;
• le cadre doit partager avec le groupe une commune professionnalité, gage à la fois de sa légitimité, de sa capacité à saisir les problèmes et de la qualité des délibérations.
Citons pour conclure les résultats de la recherche doctorale de Miremont
Les cadres issus des filières paramédicales semblent attester de cette valeur du care
Ces études rigoureuses et récentes montrent les difficultés qui peuvent surgir à la suite d’une non-reconnaissance des besoins et des talents des équipes. Elles justifient que l’on s’interroge sur l’encadrement de proximité tant il est un art et un besoin. Nous dirions même qu’il est le garant de l’œuvre créée par et avec le cadre. Attaché à ses racines soignantes, le cadre déplace ou transpose l’accompagnement des personnes soignées vers les soignants eux-mêmes. Il prend soin des soignants, transforme leurs plaintes en opportunité, les encourage à chercher le sens de leur travail auprès des malades et à être auteurs de leurs soins. Nul ne peut survivre indéfiniment dans un univers aussi difficile que l’hôpital s’il ne trouve pas du soutien, de l’écoute, de la compassion, des messages permissifs. C’est précisément là que se situe la fonction d’encadrement, à une “juste distance” qui se vit et se travaille par la relation éducative
Cette juste distance s’ancre dans la complexité des rapports humains et dans les différents moments où elle se met au travail : lors de l’entretien d’accueil, d’évaluation, de la construction des projets, des espaces de libre-échange. Le cadre instaure ou restaure, dans une fonction de médiateur, des espaces de confrontation entre les soignants. Ainsi gère-t-il le contre-transfert institutionnel par la concertation pour prévenir les passages à l’acte et se prémunir de ne devoir être qu’un mandataire des crises. « Il s’agit ici d’une institutionnalisation des espaces de la discussion qui peut prendre différentes formes et s’incarner dans différents dispositifs. »
Depuis bientôt dix ans, j’interroge la place et les fonctions du cadre de proximité que je définis comme une présence, une attention, un équilibre entre des fonctions managériale et d’encadrement, un “prendre soin”, une relation, une rencontre parfois aussi…
La place du cadre s’inscrit dans un questionnement éthique, creuset d’une humanisation des soins, où la reconnaissance est la dynamique. Continuons à œuvrer pour que les cadres ne soient pas détournés de leur puissance, de leur humanité, de leur vulnérabilité et de leurs talents. Un nouveau référentiel de la formation cadre devrait voir le jour prochainement : espérons que ces principes ne seront pas oubliés. Et on peut attendre légitimement des directions et des médecins qu’ils promeuvent et préservent ce terrain fertile hospitalier dont les cadres sont un peu les jardiniers. C’est possible, si le politique se penche avec attention et bienveillance sur le berceau hospitalier.
(1) Régine Delplanque, “La nouvelle gouvernance, les enjeux de la nouvelle gouvernance”, Soins cadres de santé n° 63, p. 15, 2007.
(2) Sylvain Rollot, “Les impacts de l’hôpital-entreprise sur les soignants”, Objectif Soins & Management n° 245, pp. 2-7, avril 2016.
(3) C’est-à-dire qu’il organise et gère « un système de procédures techniques et d’attitudes rationnellement élaborées pour tenter d’intégrer les données inéluctables de l’évolution et chercher à y apporter des modes d’adaptation appropriés » (Jacques Ardoino, Management ou commandement, Paris, Fayard, 1970, p. 61).
(4) Jacques Ardoino, Management ou commandement, Paris, Fayard, 1970.
(5) Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Rivages, 2007, p. 30.
(6) Denis Vasse, Le temps du désir. Paris, Le Seuil.
(7) Jean-Marie Revillot, “Cadre de santé: impulser la confiance”, Santé Mentale n° 201, 2015, pp. 55-59.
(8) Marisol Touraine, à lire via le lien raccourci bit.ly/2tkbdlG
(9) Marie-Claude Miremont, “La dynamique “éthique du care”, nouvel enjeu pour la gouvernance : contribution à l’analyse du concept et de sa pratique à l’hôpital”, thèse en sciences de gestion, sous la direction de Marc Valax, Université de Pau et Pays de l’Adour, 2014.
(10) Jean-Marie Revillot, Pour une visée éthique du métier de cadre de santé, Pays-Bas, Lamarre, 2e édition, 2017.
(11) Michel Foucault, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.
(12) Jean-Marie Revillot, Manuel d’éducation thérapeutique du patient. Modèles, méthodes, pratiques, Paris, Dunod, 2016. NOTES
(13) Jean-Marie Revillot, “La relation de proximité du cadre de santé : quel impact sur la santé et la reconnaissance au travail ?”, Soins Cadres supplément n° 86, mai 2013, pp. 14-17.
(14) Ivan Sainsaulieu (sous la direction de), Les cadres hospitaliers : représentations et pratiques, Rueil-Malmaison, Lamarre, 2008.
(15) Mathieu Detchessahar, “La santé au travail”, Revue française de gestion, 2011/5 n° 214, pp. 89-105/100
(16) Attitude de sollicitude et du prendre soin qui implique d’aller vers l’autre. Il est alors la clé de la motivation vers plus d’échanges.