Objectif Soins n° 260 du 01/12/2017

 

Controverse

Sandra Mignot  

12 h ou 7 h 30 ? L’enjeu de la répartition du temps de travail demeure largement inexploré par la recherche en France. Un universitaire et une cadre supérieure de pôle pointent pourtant les difficultés propres aux gardes les plus longues, même si les personnels continuent de plébisciter les 12 heures. Interview de Dominique Combarnous et Mathias Waelli.

Dominique Combarnous est cadre supérieure des pôles urgences et chirurgie aux Hospices civils de Lyon. Également présidente de l’Association nationale des cadres infirmiers et médico-techniques, elle met en garde contre le piège que peuvent représenter les douze heures et recommande de travailler surtout sur la répartition des tâches en fonction des horaires à l’intérieur de chaque service.

Qu’est-ce qui influe sur la décision de l’horaire de travail dans un service donné ?

Dominique Combarnous : Plusieurs facteurs entrent en jeu. Faut-il assurer une permanence des soins ? Dans les services de soins continus, urgences, réanimation ou maternité, le découpage en 12 heures apparaît davantage nécessaire. S’agit-il de prodiguer des soins en ambulatoire, des consultations ou l’accès aux services d’un hôpital de jour ? Là, s’organiser en 7 h 30 apparaît plus évident. Il y a aussi les spécificités des blocs en fonction du temps des opérations et des vacations chirurgicales… Certains services ont des horaires de nuit de 10 heures… Mais de nombreuses équipes s’orientent vers les 12 heures, sous forme dérogatoire puisque normalement le maximum travaillé par jour devrait être de 9 heures (10 heures pour les équipes de nuit). Il faut souligner que cette option est aussi une source d’économie pour les établissements. Cependant, la DGOS a posé des restrictions, via un guide publié en avril 2016. L’administration s’est en effet aperçue que les 12 heures pouvaient être délétères pour la santé. Et on a demandé à certains services de revenir en horaires normaux. Le guide de la DGOS recommandait notamment de vérifier l’engagement et le volontariat des personnels concernés, de s’assurer que le médecin du travail n’émettait pas de contre-indications ou encore de vérifier que les moyens de suivre et accompagner les agents concernés sur le plan médical étaient disponibles. Il précisait que les nécessités de service devaient être avérées. Il demandait également de débuter toute évolution vers les 12 heures par une phase d’expérimentation, puis d’adopter des mesures de prévention des risques adaptés. Le comité d’hygiène, de la sécurité et des conditions de travail ainsi que le comité technique d’établissement doivent donner leur aval.

Que sait-on des effets du travail en 12 heures sur la santé des soignants ?

D. C. : L’impact dans la fonction publique hospitalière n’est pas clairement évalué. Et les agents ne se plaignent pas. Ils estiment que les désagréments sont compensés par le temps de repos et le fait de venir moins souvent sur leur lieu de travail. Mais je pense que c’est un piège. J’ai des aides-soignantes épuisées en réanimation, qui atteignent 50 ans, continuent de travailler en 12 heures et ne veulent pas changer. Elles disent qu’elles sont habituées et que cela leur laisse le temps de s’occuper de leur famille. Mais je vois que cela pose problème.

Pourtant, des professionnels continuent de plébisciter ces horaires…

D. C. : Les jeunes professionnels sont souvent très enthousiastes à l’idée de travailler en 12 heures. Car cela représente 20 jours de repos par mois. Ce qui leur laisse beaucoup de loisirs. Idem pour ceux qui habitent loin de l’hôpital et qui effectuent ainsi moins de trajets. Par ailleurs, travailler en 12 heures dans des services où il y a des temps de récupération lorsque l’activité est moins intense peut être mieux vécu que travailler en 7 h 30 dans des services surchargés. Mais ces temps de récupération sont de plus en plus rares. Dans tous les services, l’activité est de plus en plus dense et constante. On optimise tellement, du fait des restrictions budgétaires, qu’il n’y a plus vraiment que des gestes importants à faire. L’organisation de l’hospitalisation a évolué mais pas les effectifs. Enfin, quand les jeunes professionnels fondent des familles, cela devient plus compliqué pour faire garder les enfants à temps partiel et selon un schéma irrégulier. C’est alors que les IDE demandent souvent à changer de service.

Gérer un service en 12 h ou en 7 h 30 représente-t-il des spécificités pour le cadre ?

D. C. : Pour le cadre, en 7 h 30, il y a au moins une relève d’une vingtaine de minutes à laquelle nous pouvons être présents. Alors qu’en 12 h, cela se passe à 7 h ou à 19 h, ce qui ne correspond pas forcément à nos horaires de travail. Et comme les IDE sont moins souvent en service, il peut se passer 2 semaines sans qu’on se rencontre. L’information peut donc être plus difficile à faire circuler. Ainsi, pour toucher 64 IDE, il me faut au moins un mois. Bien sûr, on trouve des alternatives, comme des newsletters ou un petit journal qui circule… Encore faut-il que les gens le lisent. Quant à les mobiliser sur des projets qui nécessitent de revenir sur le temps de repos, c’est également compliqué… En 12 heures, notons également que le cadre est le même, de jour comme de nuit, alors qu’en 7 h 30, la nuit est souvent gérée par un autre cadre, ce qui nécessite des ajustements réguliers pour l’organisation et la coordination des soins. Le problème aussi, en termes de gestion de la qualité du soin, c’est que nous nous retrouvons finalement avec un fonds de professionnels qui sont là depuis longtemps et d’autres qui tournent beaucoup : cela conduit à une baisse de compétences. En 12 heures, dans mon établissement, on a des gens qui restent 3 ans au maximum. Dans des services en 7 h 30, ils restent plutôt 5-6 ans. Or les services en 12 heures sont souvent des services très techniques où il y a un temps d’acquisition et de formation important. Et elles s’en vont quand elles sont formées…

Comment accompagner le passage aux 12 heures lorsqu’il est choisi ?

D. C. : J’ai été cadre dans un service de réanimation qui fonctionnait en 8 heures ; nous avons dû nous aligner sur le service voisin qui était en 12 heures, par cohérence. Évidemment, nous avons proposé une mobilité aux professionnels qui n’étaient pas d’accord. Et nous avons travaillé sur une charte des 12 heures. Nous avons quantifié les temps de pause (20 minutes toutes les 6 heures), précisé les moments privilégiés pour certaines tâches qu’effectuent les AS et les IDE, reprogrammé les visites des familles, etc. Il s’agissait aussi de mieux répartir le travail. C’est un problème pour un certain nombre d’IDE que de passer la main à la collègue qui prend leur suite. Elles sont impliquées, elles veulent faire au mieux et vraiment satisfaire les besoins du patient. Et régulièrement elles débordent sur des heures supplémentaires. J’observe cela davantage en 7 h 30, mais je pense que si les personnes concernées travaillaient en 12 heures, elles reproduiraient le même dysfonctionnement.

Mathias Waelli est maître de conférences en sciences de gestion au sein de l’équipe Management des organisations de santé de l’École des hautes études en santé publique. Avec Jean-René Ledoyen, alors responsable de la formation des directeurs des soins dans le même établissement, il a accompagné plusieurs promotions d’étudiants de l’école dans le cadre d’un module interprofessionnel de santé publique consacré à l’organisation et l’impact du travail en 12 heures.

En termes d’impact sur la santé, qu’avez-vous pu observer lors de ce module ?

Mathias Waelli : À l’époque, les 12 heures apparaissaient comme la panacée pour les hôpitaux, car cette organisation permettait de faire des économies de personnels. Et cela offrait l’intérêt pour les professionnels de venir moins souvent à l’hôpital. Mais nous nous posions la question des conséquences sur la santé. Nous avons donc produit un travail qualitatif sur la question. Les élèves ont observé que les AS et IDE les plus anciennes dans ces services finissaient par se plaindre des 12 heures, surtout quand elles étaient à 50 ou 75 %. Car une fois à la maison, elles se considèrent comme disponibles et se chargent de beaucoup plus de tâches domestiques ou familiales. Physiquement, elles finissent par être au moins autant sollicitées que si elles travaillaient. Nous avons également découvert une autre forme de fatigue et d’usure liée à l’absence de routine. Car quoi que l’on pense, la routine de travail est quelque chose de rassurant et sur quoi on peut se reposer. Avec les 12 heures, il y a comme une redécouverte de la situation de travail à chaque retour dans le service, un sentiment d’intensification de la concentration pour se remettre dans l’activité à chaque fois. En parallèle, les cadres eux sentent que les équipes en 12 heures sont moins soudées et à l’aise au travail, car les différents membres se connaissent moins, doivent retrouver les codes de communication, etc. Cela a été confirmé par des entretiens avec des médecins du travail même si aucune donnée objective ne le corrobore pour l’instant.

La satisfaction au travail est-elle aussi impactée ?

M.W. : Sur le sentiment de satisfaction au travail, il y a des résultats très contrastés, en fonction des services. En réanimation, il y a une impression de mieux travailler en 12 heures car les IDE peuvent prendre leur temps avec le patient, se concentrer sur chaque situation. Mais dans les services où le travail est plus fragmenté, comme en gériatrie par exemple, les infirmières ont l’impression que rien n’est jamais terminé. Et le passage de 8 à 12 heures augmente ce sentiment-là. Bien sûr, nous avons également des témoignages d’IDE qui se disent satisfaites de souhaiter bonne nuit à ceux qu’elles avaient levé le matin… Mais c’est moins fréquent. La difficulté réside aussi dans l’usure physique, très présente en gériatrie. On porte beaucoup de patients. Et le temps de repos entre deux séries est souvent juste utilisé pour se remettre des blessures infligées dans le travail. Mais dans le même temps, les soignantes ne se disent pas prêtes à revenir en arrière. Elles ont construit leur vie autour de cette organisation horaire. Tout en se rendant compte que ces 12 heures ont des conséquences sur leur santé voire sur la qualité du soin. Par exemple, en travaillant en 12 heures, le temps de transmission est réduit, puisque non inclus dans le temps de travail. Pour y remédier, on fait arriver certains personnels en décalé, une demi-heure avant la fin du service précédent, et ceux-ci doivent alors retransmettre aux suivants. Bref, en 12 heures, les transmissions orales semblent plutôt perdre de leur richesse et être davantage standardisées.

En termes de qualité des soins, s’agit-il juste d’un ressenti ou des études ont-elles été produites ?

M.W. : Des travaux aux États-Unis, notamment ceux de Linda Aiken(1), ont montré que la probabilité de commettre une erreur médicale triplait au-delà de 12 h 30 de service et que le risque commençait à augmenter dès 8 h 30 d’activité. Mais en France, on ne s’intéresse pas à la question. Quand on en parle aux directeurs des soins, aux cadres supérieurs, ils évoquent les différences générationnelles de rapport au travail plutôt que l’organisation des ressources humaines. Et il y a quelque chose de très fréquent dans le secteur hospitalier : considérer que les problèmes sont personnes-dépendants. Donc on ne se penche pas sur l’impact de l’organisation. En revanche, travailler sur l’organisation du travail dans la santé est toujours subordonné à la question clinique. On part du principe que si les gens sont bien formés au soin, l’hôpital fonctionnera bien. Cette vision purement clinique évacue aussi la question de l’organisation. C’est très significatif du fait qu’on ne pose pas la question du temps de travail en lien avec les événements indésirables. Et cela explique pourquoi l’organisation et la recherche ne s’intéressent pas à cela en France. J’ai travaillé sur l’univers de la grande distribution, en observation participante. C’est un milieu où l’on parle beaucoup des horaires et de l’articulation vie privée/vie professionnelle, comme un enjeu très fort pour les ressources humaines et pour les chercheurs qui travaillent sur ce secteur. D’ailleurs le mouvement social de 2008 s’est résolu notamment par la prise en compte de cette articulation.

Peut-on comparer des secteurs d’activité aussi différents ?

M.W. : Pourquoi l’organisation du travail en santé ne serait-elle pas comparable aux autres secteurs économiques ? Des travaux sont réalisés depuis 30 ans, dans la littérature anglo-saxonne, sur le management et la mass customisation, c’est-à-dire la personnalisation maximale d’un service ou d’un produit dans la limite d’une production en série. Cela répond tout à fait aux enjeux auxquels est confronté le système de santé aujourd’hui. On peut faire baisser les coûts en améliorant la qualité, dans tous les secteurs et tout le monde y a intérêt. En termes d’organisation des plannings, on pourrait aller voir dans d’autres secteurs très féminisés comme la grande distribution ou le transport aérien, par exemple. Là on trouve des logiciels qui prennent en compte les impératifs de vie privée des caissières. Cela ne résout peut-être pas la question de la durée du travail, mais ce serait intéressant de comparer l’état de santé des salariés dans des secteurs où l’on s’autorise à penser l’articulation avec la vie privée. Le faire avec les IDE permettrait de mettre à jour des enjeux dont on n’ose pas parler par pudeur (car dire qu’on souffre quand on voit tous les jours des gens malades dans leur chair, c’est compliqué).

NOTES

(1) A. E. Rogers, W. Hwang, L. D. Scott, L. H. Aiken, D. F. Dinges, “The working hours of hospital staff nurses and patient safety”, Health Affairs 2004 ; 23 (4) : 202-212 (https://www.healthaffairs.org/doi/full/10.1377/hlthaff.23.4.202).