PROMOTION DE LA SANTÉ
Dossier
Les risques psychosociaux (RPS) semblent s’installer durablement dans le monde du travail et le secteur de la santé n’en est pas du tout exempté. Les profondes réorganisations qui sont intervenues dans les services de soins depuis une dizaine d’années ont contribué à ce que ce sujet soit particulièrement d’actualité dans le quotidien des professionnels de santé.
La prévention des RPS s’est structurée en conséquence, et pourtant il semble encore aujourd’hui bien difficile d’entendre ce que disent les salariés quand ils s’expriment sur les transformations persistantes de leurs conditions de travail. Un consensus émerge ces dernières années sur la nécessité de recentrer les actions dans le domaine de la prévention primaire, c’est-à-dire au niveau de l’organisation et des conditions du travail. Mais comment faire ?
Poser la question du sens du travail semble alors être éloigné des préoccupations quotidiennes des professionnels en prise avec l’activité réelle. Elle est pourtant régulièrement au cœur des interrogations et des questionnements individuels et collectifs, notamment lorsque s’installent les injonctions paradoxales. Cette question du sens pourrait-elle contribuer à ouvrir un espace de débat, au cœur même des actions de la prévention dite primaire ?
Si la recherche en sciences humaines et sociales et en sciences de gestion a beaucoup apporté à la compréhension des RPS, il n’en demeure pas moins que leur complexité est encore une barrière à leur prévention dans les organisations. En effet, pour appréhender ces sujets, encore faut-il pouvoir articuler des registres qui sont le plus souvent abordés de façon parcellaire. Le premier registre concerne le niveau macroéconomique, et plus particulièrement la disjonction entre les logiques financières, mondialisées, et les logiques de production qui restent territorialisées. Le deuxième concerne le niveau politique, et notamment les arbitrages budgétaires qui découlent de la mise en œuvre des politiques publiques. Le troisième concerne la gouvernance des entreprises et des organisations, qui s’est massivement appuyée sur des outils de gestion pour rationaliser la production et conduire à une amélioration de la productivité. Enfin existe un registre existentiel du côté des travailleurs, qui tentent de décrire leur impuissance face à des processus qu’ils dénoncent, mais sur lesquels ils pensent n’avoir aucune prise. Ces quatre registres sollicitent des connaissances et des compétences spécifiques : les articuler relève donc nécessairement d’équipes pluridisciplinaires.
On assiste depuis les années 1970 à de nombreuses mutations dans le monde du travail, et notamment celle du régime de mobilisation des acteurs au travail : un glissement s’effectue d’un régime des compétences vers un régime de l’engagement. Le travailleur est alors mobilisé en tant que sujet, auteur de son travail, et doit construire sa trajectoire professionnelle en s’adaptant en permanence aux évolutions et aux contraintes de son milieu professionnel. Répondre aux exigences de ce nouveau régime présente de nombreux défis du point de vue du travail. S’adapter en permanence est épuisant, surtout lorsque ces exigences ne trouvent pas d’espace d’échange. Dans ce cas, chacun est renvoyé vers des arbitrages individuels, parfois dans des situations d’injonctions contradictoires, ce qui le laisse orphelin de débats heuristiques dans la construction de son identité professionnelle.
« Un ouvrier travaille deux fois moins qu’au milieu du XIXe siècle pour un salaire vingt à trente fois supérieur. (…) Ce que l’homme gagne en temps, il le paye en intensité, ce qu’il gagne en temps libre, il le paye en implication. La charge s’est déplacée du registre physique au registre psychique » (de Gaulejac, 2011).
Au sein du secteur de la santé, conjuguée à cette mutation du régime de mobilisation, l’intensification des transformations organisationnelles des services de soins a provoqué une perte de repères pour les équipes soignantes, notamment par le renforcement des logiques médico-économiques, administratives et procédurales. Démunies face à cette accélération qui modifie drastiquement les conditions d’exercice au quotidien, les équipes de professionnels ont bien du mal à trouver les mots pour décrire ce qui se passe, au point, pour certains, d’en arriver à se résigner.
Depuis une dizaine d’années, la prévention s’est structurée sur trois niveaux (cf les 3 encadrés ci-dessous).
La prévention s’est d’abord concentrée sur le niveau tertiaire en réponse à l’urgence de situations dramatiques, comme des vagues de suicides intervenues dans certaines organisations, cela afin de prendre en charge les individus et les collectifs affectés. Bien qu’il ne soit pas remis en cause que ces dispositifs aient été nécessaires, certains chercheurs, dont Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers, ont dénoncé leur maintien dans le temps comme une « dérive hygiéniste et compassionnelle » (Clot, 2015), avec le risque pour les individus d’être cantonnés en position de plaignant, sans leur permettre de se repositionner en acteur dans leur situation de travail.
Se sont également multipliées les actions dans le domaine de la prévention secondaire, visant à équiper les acteurs pour faire face aux nouveaux enjeux du travail. C’est ainsi qu’ont été proposées des formations à la gestion du stress, à la gestion de la violence externe ou interne, mais aussi des espaces de sophrologie, d’exercice physique, de groupe de parole, ou encore de convivialité.
Force est de constater que ces deux niveaux de prévention n’ont pas permis de réduire efficacement les facteurs de risque à l’origine des RPS. Un consensus semble petit à petit se dessiner sur l’urgence à recentrer la prévention au niveau primaire pour produire des effets à long terme.
Les démarches de prévention traditionnelles s’articulent autour d’une phase de diagnostic, puis de recommandations et de plan d’actions. La phase de diagnostic permet le plus souvent une énumération des facteurs de risques, quantifiés grâce à des indicateurs et qualifiés grâce à des entretiens et des questionnaires. En l’espèce, elles précisent le plus souvent des éléments dont on connaît déjà la réalité. Par exemple, en ce qui concerne le secteur de la fonction publique hospitalière, l’étude SUMER 2010 identifiait les principaux facteurs de RPS suivants : des horaires atypiques et morcelés, des charges lourdes et la station debout prolongée, la crainte de conséquences graves en cas d’erreur, le manque de moyens matériels, les restructurations, les transports et les tensions avec le public.
Dès lors, il s’agit moins de continuer à nommer les facteurs de risques que d’en comprendre les origines dans l’organisation du travail. Et c’est bien là que surgit une réelle difficulté : toutes les tentatives d’objectivation de ces problématiques se heurtent à une description dénaturée ou une mesure approximative de ce qui se passe réellement dans les situations de travail, écorchant au passage la parole et l’engagement des personnes qui sont impliquées dans la démarche du diagnostic. L’objectivation étant devenue la référence et l’approche solution un modèle dominant, la prévention des RPS se heurte à l’exercice des recommandations et des plans de prévention, qui ne trouvent pas toujours leurs places opérationnelles dans les organisations.
D’autres dispositifs ont été expérimentés, comme par exemple les groupes d’analyses de pratiques professionnelles. Ils permettent d’étayer les professionnels, de nommer les difficultés dans lesquelles ils se débattent, et de renforcer les liens sociaux qui consolident la communauté professionnelle. Mais ils sont souvent démunis pour interroger les sujets institutionnels, c’est-à-dire les finalités, le « pour quoi », et les moyens organisationnels.
Est-il alors possible d’aller plus loin pour questionner réellement l’organisation et les conditions de travail, les écarts entre le travail prescrit et le travail réel, la charge de travail… Si les salariés sont nombreux à être volontaires pour s’investir dans ces démarches, il semble que peu d’organisations aient encore pris la décision de s’y engager pleinement. Ce qui touche à l’organisation et aux conditions de travail paraît de plus en plus figé, comme s’il n’était plus possible d’agir, comme si la complexité paralysait l’action.
Dans ce contexte, la question du sens du travail est-elle hors sujet ? Peut-elle être un point de départ pour remettre au cœur du débat les échanges sur les finalités institutionnelles et les moyens organisationnels, et ainsi réactiver des débats entre professionnels sur la qualité du travail « bien fait » ?
En psychosociologie, le sens est défini par certains chercheurs comme « ce qui est, à un moment donné, éprouvé par un sujet individuel ou collectif, comme la cohérence unifiante d’une situation » (Barus-Michel et al., 2013). Dans le monde du travail, des représentations très différentes circulent au sujet du mot. Pour certains, il est possible de « donner du sens », comme un élément essentiel du travail et une pratique managériale. Le sens est alors compris comme une direction, une finalité, une vision.
Pour d’autres, le sens serait un processus individuel, voire intime, auquel l’organisation n’aurait pas accès, puisqu’il articulerait des éléments liés à la trajectoire professionnelle, à l’histoire familiale, à l’environnement social… Comme l’écrit Fabienne Hanique dans son livre Le Sens du travail (2012), « l’élaboration du sens est une affaire intime, constamment, âprement négociée par chacun d’entre nous ».
Cette quête de sens pourrait être satisfaite lorsqu’elle permet au salarié de construire une cohérence entre les finalités institutionnelles et ce qui est important pour lui. Mais le salarié n’a pas toujours la maîtrise et la connaissance de ce qui lui permettrait de le construire, il puise pour y parvenir dans des données multiples et hétérogènes. Dans ce travail de construction, de multiples processus interagissent entre eux, à la fois individuels, collectifs et organisationnels, rendant complexe de proposer un accompagnement spécifique pour prévenir l’apparition du non-sens.
Lorsqu’on écoute aujourd’hui les collectifs, le sens du travail se dégraderait ou aurait tout simplement disparu ! Et c’est d’autant plus prégnant, semble-t-il, dans les environnements où le sens de l’action a été à l’origine de vocations professionnelles. C’est le cas pour le monde de la santé, où le soin est particulièrement porteur de sens en termes d’utilité, de valeurs partagées, d’intégration sociale…
Dans un article intitulé « Risques psychosociaux : le rôle du cadre » (2012), Jean-Luc Stanislas cite les injonctions paradoxales observées à l’œuvre dans le milieu du soin comme facteurs de RPS : « La lecture réglementaire et gestionnaire peut montrer les failles d’un système, à travers des indicateurs de performance, des critères d’évaluation pouvant engendrer une pression sur les professionnels en situation de devoir atteindre un ou plusieurs objectifs prescrits sans en avoir les ressources au moment de les réaliser. C’est souvent le cas des personnels d’encadrement soumis à des injonctions paradoxales pour atteindre un niveau de performance sans avoir les moyens nécessaires de les atteindre. C’est malheureusement une situation habituelle, classique, retrouvée dans toutes les organisations hospitalières à laquelle le cadre de santé doit faire face. »
Dans son livre Travail, les raisons de la colère (2011), Vincent de Gaulejac nous explique les effets paradoxaux de la réforme hospitalière induits par la nouvelle gestion publique. « D’un côté la mise en œuvre d’une réorganisation en profondeur, fondée sur des principes de rationalisation de l’activité, d’informatisation de la gestion et de réduction des coûts. De l’autre la défense d’une institution publique et privée dont la mission est d’apporter des soins de qualité à l’ensemble de la population sans discrimination. »
Arrêtons-nous quelques instants sur ce terme d’injonction paradoxale, pour en comprendre les effets dans l’organisation du travail, et notamment sur le processus de construction du sens. L’injonction paradoxale correspond à deux ordres, explicites ou implicites, énoncés à quelqu’un qui ne peut en satisfaire un sans enfreindre l’autre. Là où il est encore possible de choisir dans une injonction contradictoire, l’injonction paradoxale bloque la communication.
Elle apparaît dans les organisations quand des logiques contradictoires ne sont plus arbitrées, et elle est d’autant plus forte que l’individu la reçoit au sein d’une relation importante pour lui : il cherche à répondre de façon adaptée aux messages, mais il est dans l’incapacité de nommer ses difficultés et de demander des explications. L’injonction paradoxale provoque des sentiments diffus de malaise, d’impuissance, de confusion des idées et donne le sentiment d’être en faute, incompétent, ou spectateur de ce que l’on fait. Elle interrompt toute possibilité de construire un sens à la situation.
L’injonction paradoxale permet aussi de demander l’impossible, comme de « faire plus avec moins ». Dans le monde du travail, c’est un mécanisme qui s’est généralisé et les individus trouvent des stratégies d’adaptation : clivage, déni, résignation, rationalisation, hyperactivité, refuge dans la prescription, accoutumance… Ne plus penser, ne plus désirer autre chose que ce que l’organisation demande, ne plus chercher un autre sens que celui qui est assigné est parfois moins éprouvant que la contestation.
« Mais alors, comment vivre dans un univers paradoxant ? (…) Faut-il s’adapter, tenter de le changer, chercher des échappatoires, construire des alternatives ? »
« Ces résistants n’acceptent pas de se résigner et cherchent à retrouver de la cohérence, de l’harmonie et du sens. Ils refusent de se laisser prendre dans un système qui leur demande une chose et son contraire (…). Ils souhaitent retrouver et développer des capacités d’agir par eux-mêmes (…) par exemple en transformant ce que le paradoxe peut avoir de destructeur en force de création, en réinventant du sens là où le sens est mis en défaut, en retrouvant des capacités d’agir face au sentiment d’impuissance » (de Gaulejac et Hanique, 2015).
Oser questionner le sens du travail peut permettre d’ouvrir une brèche, d’accéder à une métacommunication qui favorise la reprise d’une élaboration individuelle et collective, en déjouant le piège des mécanismes qui bloquent la pensée, comme les injonctions paradoxales. En complément des démarches de diagnostic et de recommandations, la prévention primaire des RPS ne peut s’exempter aujourd’hui de proposer des espaces institutionnalisés qui permettent aux collectifs et aux individus de se reposer cette question ensemble.
Mais ce sujet appartient peut-être aussi à chacun d’entre nous, dans une responsabilité collective pour restaurer, au sein de nos situations de travail, des espaces où serait débattu un sens partagé de l’action, et la possibilité de s’accorder sur ce qu’il convient de faire ensemble. Si l’intention est bien de permettre à chacun de construire le sens qu’il donne à son travail, elle est tout autant de contribuer à la performance organisationnelle, en réalignant la qualité du travail et les finalités institutionnelles.
« Une société qui ne mesure l’acte de soin qu’à la toise de sa rentabilité et de sa tarification fait de la santé une marchandise, et du patient un client auquel l’acte de soin rend un service commercial comme un autre. Le soin y perd sa valeur spécifique et le soignant son honneur professionnel » (Gori et al., 2009).
• Jacqueline Barus-Michel, Eugène Enriquez, André Lévy, Vocabulaire de psychosociologie, Toulouse, Érès, 2013. • Yves Clot, Le travail à cœur : pour en finir avec les RPS, Paris, La Découverte, 2015. • Vincent de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Seuil, 2011. • Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique, Le capitalisme paradoxant, un système qui rend fou, Paris, Seuil, 2015. • Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval et al., L’Appel des appels, pour une insurrection des consciences, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2009. • Fabienne Hanique, Le Sens du travail, Toulouse, Érès, 2012. • Jean-Luc Stanislas, « RPS : le rôle du cadre », Objectif Soins & Management, n° 210, novembre 2012. •
• Finalité : réduire ou éliminer le risque avant sa réalisation
• Niveau : organisation et conditions du travail
• Impact : long-terme
• Exemples : analyse des facteurs de risques ; révision des modalités d’évaluation du travail ; analyse de la charge de travail ; RSE
• Finalité : Équiper les acteurs pour faire face, les aider, limiter les impacts
• Niveau : collectifs et individus
• Impact : moyen terme
• Exemples : formation et sensibilisation aux RPS ; conduite du changement ; analyse de pratiques professionnelles ; dispositif de soutien à la parentalité …
• Finalité : traiter les dommages et prendre en charge les individus et les collectifs affectés
• Niveau : collectifs et individus
Impact : court terme
• Exemples : assistance psychologique ; accompagnement et coaching ; intervention en situation de crise