Objectif Soins n° 261 du 01/02/2018

 

Gestion des risques

Dossier

Laurent Thuez*   Jean-Claude Cordeau**  

La simulation en santé se développe, de façon exponentielle, au sein des formations médicales et paramédicales. Les formateurs en simulation maîtrisent de plus en plus la méthodologie et mesurent les effets bénéfiques sur les apprenants. Afin d'être de plus en plus fidèle à la réalité des situations professionnelles, cette pratique pédagogique continue d'évoluer.

Depuis quelque temps, l'institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) du centre hospitalier Annecy Genevois et le Service départemental d'incendie et de secours de la Haute-Savoie (Sdis 74) proposent, lors de certaines simulations, la présence d'un « difficulteur ». Néologisme pour désigner « le frère ennemi du facilitateur », son rôle est de complexifier une situation lorsqu'elle devient trop facile à résoudre en s'éloignant de fait de la réalité. Utilisée en simulation de gestion de crise, sa présence est inspirée de la loi de Murphy : « Tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal. » (1) Pendant ces séances, on trouve classiquement la présence d'un facilitateur. Son rôle est d'aider « les apprenants ou les réorienter, en particulier quand ceux-ci se trouvent bloqués dans une situation ou pour éviter d'évoluer vers une situation d'échec non prévue dans le scénario » (2). Afin de préparer au mieux les professionnels et les organisations aux situations inhabituelles et complexes, les séquences de simulation de gestion de crise doivent reposer sur les caractéristiques de la crise car elle « suppose du jugement stratégique plus que des réponses tactiques a priori » (3).

Crise et simulation de gestion de crise

« Étymologiquement, le mot crise associe les sens de ``jugement'' et de ``décision'' mis en œuvre pour dégager une ligne d'action entre plusieurs positions ou tendances opposées sinon conflictuelles. » (4) La crise « se caractérise par sa cinétique lente, rapide ou variable. La crise est donc bien à comprendre comme un phénomène dynamique et non statique » (4). De typologie incommensurable, dans un environnement souvent inhabituel, l'organisation devient instable avec une tension sur l'activité dans un contexte de communication altérée. De typologies diverses, la crise est un événement rare et brutal dont les conséquences sont graves. Les réponses à apporter, pour les acteurs, se font avec des temps de décision très courts.

Afin d'être fidèle à la réalité, la simulation de gestion de crise demande, dans sa conception, de prendre en considération toutes les propriétés des situations de crise évoquées précédemment. Cette proposition pédagogique va se focaliser essentiellement sur des compétences non techniques, c'est-à-dire « une combinaison de savoirs cognitifs, sociaux et des ressources personnelles complémentaires des savoir-faire procéduraux qui contribuent à une performance efficiente et sûre » (5). Il est important de préciser que si dans certains scénarios de ce type de simulation, les compétences techniques sont présentes, elles sont prétextes à travailler le raisonnement, le traitement de l'information ou encore la posture attendue. Elles deviennent secondaires tout en gardant leurs légitimités. Les objectifs sont multiples et variés. Citons comme exemple la prévention et la gestion des événements indésirables, la délégation d'actions et leurs évaluations, la mobilisation des ressources disponibles ou encore le comportement de leadership ou de followership et leurs influences.

La présence du « difficulteur »

Afin de maintenir la cinétique spécifique de la crise, nous avons imaginé la présence d'un « difficulteur ». Il peut intervenir soit par une improvisation maîtrisée, soit par un rôle préalablement réfléchi (en réalité les deux), afin d'éviter d'évoluer vers une résolution de problème en dehors des caractéristiques de la crise. Cette technique permet de favoriser l'atteinte des objectifs pédagogiques, notamment ceux en lien avec les savoirs (savoir, savoir être, savoir faire) dans un contexte exceptionnel. En effet, l'écriture d'un scénario standard n'est pas suffisante pour répondre aux caractéristiques car toutes les réactions de l'apprenant ne peuvent être anticipées (prise de décisions, solutions proposées...). La présence d'un « acteur expert » s'impose alors, conformément aux recommandations de la Haute Autorité de santé : « Dans la conduite de la séance, le formateur procède par ajustements permanents du scénario, afin de maintenir les apprenants en situation de résolution de problème(s) » (6). Le « difficulteur » est alors un phénomène dynamique qui va interférer sur le leadership et la synergie de groupe, la communication, la conscience situationnelle et la gestion des ressources (7). Concrètement, le « difficulteur » ajoute des éléments parasites maîtrisés, utilisables ou non au moment opportun en cours de simulation : informations non prioritaires mais questionnantes, conflit hiérarchique ou organisationnel, pannes de matériels, victimes supplémentaires, sons, etc.

Les effets recherchés sur l'apprenant

Selon Lagadec (1994), ces situations entraînent, dans un premier temps, un sentiment de « malaise » et d'« inquiétude », amplifié par l'incertitude, la complexité des situations et les dérèglements. Les solutions semblent insurmontables et les réponses très difficiles à apporter ; l'idée étant alors de proposer une simulation pour rechercher cet état de malaise et mettre en œuvre des stratégies pour le surmonter. C'est la première phase : « le défi intellectuel » (8). Pour « relever ce défi » (9), le décideur doit se questionner avant l'action en un minimum de temps : il doit effectuer une macroanalyse de la situation avec mesure du rapport « bénéfices/risques » afin de dégager un éventail de solutions potentielles. Certaines peuvent être rejetées mais aussi surdimensionnées ou sous-dimensionnées. L'apprenant doit faire appel à ses référentiels (savoirs, procédures, expériences...). Il n'y pas une solution mais des solutions à hiérarchiser ou encore à abandonner. Il doit faire des choix et les transformer en acte(s), avec l'incertitude du résultat. La finalité est de confronter les apprenants à différents parasites individuels (fatigue, stress, émotions, charge mentale, etc.) ou collectifs (charge de travail, conflit, synergie avec l'organisation, etc.) pour un raisonnement adapté en situation de crise.

L'effet tunnel

In fine, avec cette méthode, nous recherchons l'effet de « tunnelisation mentale » ou phénomène de persévération, bien connu des pilotes dans l'aviation. C'est-à-dire « une tendance à maintenir et à répéter d'une manière inappropriée le même type de conduite ou de réponse comportementale sans tenir compte du changement de la situation ou de la question posée » (10). Cela doit créer chez l'apprenant un stress générant des difficultés de concentration et de raisonnement. Il se concentre sur certains détails inutiles, se disperse, omet des données importantes à la réalisation des tâches, etc. L'objectif est alors de sortir de cet état émotionnel pour répondre au plus juste aux problématiques proposées.

In fine, avec cette méthode, nous recherchons l'effet de « tunnelisation mentale » ou phénomène de persévération, bien connu des pilotes dans l'aviation.

Intérêts et limites

En se rapprochant de la réalité et par l'utilisation de retours d'expériences, la mise en œuvre de ces séquences pédagogiques permet d'offrir une expérience rare qui deviendra un futur – et dans certains cas unique – point de référence. La mise en mouvement des habiletés interpersonnelles et cognitives des apprenants permet d'évaluer les performances individuelles en situation de crise mais aussi de mesurer la performance de l'organisation. Cependant, nous devons apporter une attention particulière à la gestion du stress et des émotions, en restant dans l'espace « équilibre-déséquilibre » (le fil du rasoir). Il y a donc nécessité de repérer une charge émotionnelle trop forte ou trop faible pour adapter en continu l'intervention du « difficulteur ». De plus, le jeu de l'acteur « difficulteur » se doit d'être également mesuré. « L'efficacité repose sur le ``juste jouer'' » (11). Le « trop jouer » (11) peut devenir risible ou engendrer une charge émotionnelle inadaptée et le « trop peu jouer » (11) ne serait pas en cohérence avec les caractéristiques de la crise. Enfin, il existe un risque de conflit réel entre formateurs et apprenants. Les aléas du stress combinés à la thématique du scénario peuvent produire un sentiment de menace pour l'apprenant et se manifester par la colère. Tous ces éléments nous confortent dans l'idée que ce type de simulation doit s'adresser à des experts au titre des formations continues, voire à des étudiants en fin de cursus au titre des formations initiales.

Éléments de briefing et de debriefing

Lors du briefing qui débute chaque séquence, il convient d'informer les apprenants du rôle du « difficulteur » et de son intérêt pour rendre légitime le scénario de crise. Il est primordial de créer un cadre secure avant de dérouler le scénario pédagogique. « Le formateur met à l'aise les apprenants afin de créer un environnement propice à l'apprentissage » (12). Il est tout aussi important d'expliciter les objectifs afin de conforter un climat bienveillant et d'éviter des réactions inadaptées préjudiciables aux apprentissages. En ce qui concerne le débriefing, nos expériences nous démontrent qu'il est très difficile à mener en raison du nombre élevé de solutions possibles pour résoudre la problématique. Nous avons donc à plusieurs reprises testé un outil d'aide au débriefing. Il s'agit du diagramme d'Ishikawa sous forme de « time line » (voir le schéma ci-dessous). Lors de la phase descriptive, le formateur renseigne sur la ligne du temps les événements qui ont conduit à une réflexion sur des prises de décision. Sur les branches supérieures, il renseigne les différentes solutions envisagées par l'apprenant en lien avec ce dernier et, sur la branche inférieure, la solution retenue. Cette visualisation va faciliter la phase analytique du débriefing et cadrer les débats en recontextualisant visuellement l'espace-temps et les motivations décisionnelles.

Conclusion

Même si les mesures préconisées précédemment favorisent des conditions de réussite de cette pratique, un ensemble d'interrogations persiste. La présence d'un psychologue est-elle nécessaire lors de la conception, de la mise en œuvre et du débriefing ? Doit-on former les formateurs en simulation à la gestion des émotions en situation de crise ? L'instabilité induite par les formateurs génère-t-elle des émotions néfastes aux apprentissages ? En revanche, à ce stade de notre réflexion et de notre pratique, nous avons une certitude : un débriefing de débriefing à distance de la simulation s'impose afin de proposer aux apprenants une analyse à distance. Pour Duarte (13), « les situations de crise peuvent être considérées comme des situations apprenantes et constructives amenant le professionnel à un changement, une transformation, une évolution en termes de posture ». La simulation et le « difficulteur » nous offrent alors cette possibilité avant la « vraie » crise.

Présence du difficulteur

Pour l'Ifsi d'Annecy et le Sdis 74, le « difficulteur » est présent dans les thématiques suivantes :

– transmissions ciblées ;

– gestion de crise à l'accueil des urgences ;

– management et pédagogie ;

– simulation de masse en sauvetage déblaiement ;

– formation NRBCe ;

– santé au travail ;

– médicalisation pour les équipes héliportées.

NOTES

1 Robinson, R., Pourquoi la tartine tombe toujours du côté du beurre : la loi de Murphy expliquée à tous, Paris, Dunod, 2014.

2 Haute Autorité de santé, Développement professionnel continu. Simulation en santé. Fiche technique méthode, Paris, HAS, décembre 2012, p. 4 (https ://„www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2015-07/simulation_en_sante_fiche_technique_methode_de_dpc.pdf).

3 Lagadec, P., La gestion des crises. Outils de réflexion à l'usage des décideurs, Cachan, Édiscience, 1994, p. 16.

4 Ministère de la Transition écologique et solidaire, Glossaire : Crise (http ://www.georisques„.gouv.fr/glossaire/crise).

5 Flin, R., O'Connor, P., Crichton, M., Safety at the sharp end : a guide to non-technical skills, In : Boet, S., Salvodelli, G., eds, La simulation en santé – De la théorie à la pratique. Simulation et compétences non techniques, Paris, Springer, 2013, p. 152.

6 Haute Autorité de santé, Évaluation et amélioration des pratiques. Guide de bonnes pratiques en matière de simulation en santé, Paris, HAS, décembre 2012, p. 12 (https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2013-01/guide_bonnes_pratiques_simulation_sante_format2clics.pdf).

7 Inspiré de Jaffrelot, M., Boet, S., Di Cioccio, A., Michinov, E., Chiniara, G., « Simulation et gestion de crise », Réanimation, 2013, 22, 569-576.

8 Lagadec, P., La gestion des crises. Outils de réflexion à l'usage des décideurs, Cachan, Édiscience, 1994, p. 17.

9 Lagadec, P., La gestion des crises. Outils de réflexion à l'usage des décideurs, Cachan, Édiscience, 1994, p. 21.

10 Collectif, Grand Dictionnaire de la psychologie, 3e édition, Paris, Larousse, 2011.

11 Thuez, L., Cordeau, J.-C., Bielokopytoff, T., L'art du grimage dans le cadre d'une simulation de masse, Cadredesante.com, septembre 2013 (http ://www.cadredesante.com/spip/profession/pedagogie/article/l-„art-du-grimage-dans-le-cadre-d-une-simulation-de-masse).

12 Haute Autorité de santé, Évaluation et amélioration des pratiques. Guide de bonnes pratiques en matière de simulation en santé, Paris, HAS, décembre 2012, p. 11 (https ://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2013-01/guide_bonnes_pratiques_simulation_sante_format2clics.pdf).

13 Duarte, A.-P., « Situations de crise à l'hôpital. Opportunité d'émergence de l'apprenance », Gestions hospitalières, 2014, 540, 542-545.