Objectif Soins n° 261 du 01/02/2018

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

Un premier texte publié le 29 décembre dernier constitue déjà une petite révolution dans le monde de la santé ; il s'agit du décret qui permet à quatre directeurs généraux d'agence régionale de santé (Auvergne-Rhône-Alpes, Hauts-de-France, Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d'Azur) de pouvoir déroger, pour une durée expérimentale de deux ans et avec évaluation, à certaines normes réglementaires.

Ces dérogations concernent les domaines de compétence suivants : le secteur médico-social (possibilité de ne pas recourir à l'appel à projets systématique pour augmenter des capacités), l'éducation thérapeutique (dérogation sur les compétences requises pour coordonner ou dispenser), les incitations financières pour les médecins généralistes en zones très fragiles (possibilité de remettre en cause les choix nationaux des zones), les transports sanitaires (assouplir la composition du dossier d'agrément) et la permanence des soins ambulatoires (simplification des modalités de concertation du cahier des charges régional).

C'est une première dans notre système de santé : on confie à une administration régionale, l'ARS, la possibilité de déroger à une norme réglementaire ; autrement dit, l'autorité de régulation régionale édicte elle-même ses propres règles. Même si les domaines sont pour l'instant limités, on peut y voir un début de régionalisation de la santé, ou en tout état de cause une déconcentration avancée et poussée.

Mais en la matière il y a un texte qui constitue une révolution encore plus grande, signe d'un véritable début de régionalisation de la santé : l'article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour l'année 2018. Dans un cadre et des modalités en cours de définition au niveau national, cet article instaure la possibilité d'expérimenter dans les territoires, pour une durée maximale de cinq ans, de nouvelles organisations des soins et de nouveaux modes de financement associés. Il s'agit là aussi de pouvoir déroger aux normes pour mettre en place des organisations innovantes, développer des financements au parcours et/ou à l'épisode de soins, favoriser les groupements de professionnels de santé quel que soit leur statut, pallier aux problèmes de démographie médicale, contribuer à la pertinence des soins.

Inséré dans le chapitre II « Promouvoir l'innovation en santé » du titre IV de la LFSS 2018, l'article 51 est-il réellement révolutionnaire en matière de santé ?

Le champ des expérimentations : pratiquement l'ensemble des soins

L'article 51 précise que des expérimentations dérogatoires peuvent être mises en œuvre, pour une durée qui ne peut excéder cinq ans, dans l'un ou l'autre des buts suivants :

« 1o Permettre l'émergence d'organisations innovantes dans les secteurs sanitaire et médico-social concourant à l'amélioration de la prise en charge et du parcours des patients, de l'efficience du système de santé et de l'accès aux soins, en visant à :

a) Optimiser par une meilleure coordination le parcours de santé ainsi que la pertinence et la qualité de la prise en charge sanitaire, sociale ou médico-sociale ;

b) Organiser pour une séquence de soins la prise en charge des patients ;

c) Développer les modes d'exercice coordonné en participant à la structuration des soins ambulatoires ;

d) Favoriser la présence de professionnels de santé dans les zones caractérisées par une offre de soins insuffisante ou des difficultés dans l'accès aux soins ;

2o Améliorer la pertinence de la prise en charge par l'Assurance maladie des médicaments ou des produits et prestations associées et la qualité des prescriptions, en modifiant :

a) Les conditions de prise en charge des médicaments et des produits et prestations associées onéreux au sein des établissements de santé et les modalités du recueil d 'informations relatives au contexte, à la motivation et à l'impact de la prescription et de l'utilisation de ces médicaments, produits et prestations associées ;

b) Les modalités de rémunération, les dispositions prévoyant des mesures incitatives ou de modulation concernant les professionnels de santé ou les établissements de santé, ainsi que des mesures d'organisation dans l'objectif de promouvoir un recours pertinent aux médicaments et aux produits et prestations associées ;

c) Les conditions d'accès au dispositif. »

La recherche de nouveaux modes de financement dérogatoires et une nouvelle manière d'attribuer les autorisations d'activités de soins

L'article 51 indique que pour la mise en œuvre de ces expérimentations, il peut être dérogé en tant que de besoin :

« 1o Aux dispositions suivantes :

a) Les règles de facturation, de tarification et de remboursement, en tant qu'ils concernent les tarifs, honoraires, rémunérations et frais accessoires dus aux établissements de santé, centres de santé, professionnels de santé, prestataires de transports sanitaires ou entreprises de taxi ;

b) le paiement direct des honoraires par le malade ;

c) les frais couverts par l'Assurance maladie ;

d) La participation de l'assuré aux tarifs servant de base au calcul des prestations, et au forfait journalier hospitalier ;

e) La prise en charge des médicaments et dispositifs médicaux par l'Assurance maladie ;

2o Aux dispositions suivantes du Code de la santé publique, lorsque cette dérogation est indispensable à la mise en œuvre de l'expérimentation et sous réserve, le cas échéant, de l'avis de la Haute Autorité de santé :

a) Les règles relatives au partage d'honoraires entre professionnels de santé ;

b) Les missions des établissements de santé, afin de leur permettre de proposer à leurs patients une prestation d'hébergement temporaire non médicalisé, en amont ou en aval de leur hospitalisation, le cas échéant en déléguant cette prestation ;

c) Permettre que soit accordée une autorisation d'activité de soins et d'équipements matériels lourds à des groupements constitués soit d'établissements de santé, soit de professionnels de santé, soit de ces deux ensembles ;

d) Permettre l'intervention des prestataires de service et distributeurs de matériels pour dispenser à domicile des dialysats, sous la responsabilité d'un pharmacien inscrit à l'Ordre des pharmaciens en sections A et D ;

3o Aux règles de tarification applicables aux établissements et services. »

Des modalités de mise en œuvre nationale et régionale a priori souples

L'article 51 dispose ensuite que les expérimentations à dimension nationale sont autorisées, le cas échéant après avis de la Haute Autorité de santé, par arrêté des ministres chargés de la Sécurité sociale et de la Santé. Les expérimentations à dimension régionale sont autorisées, le cas échéant après avis conforme de la Haute Autorité de santé, par arrêté des directeurs généraux des agences régionales de santé.

Un conseil stratégique, institué au niveau national, est chargé de formuler des propositions sur les innovations dans le système de santé. Il est associé au suivi des expérimentations et formule un avis en vue de leur éventuelle généralisation.

Un comité technique composé de représentants de l'Assurance maladie, des ministres chargés de la Sécurité sociale et de la Santé et des agences régionales de santé émet un avis sur ces expérimentations, leur mode de financement ainsi que leurs modalités d'évaluation et détermine leur champ d'application territorial.

Le comité technique saisit pour avis la Haute Autorité de santé des projets d'expérimentation comportant des dérogations à des dispositions du Code de la santé publique relatives à l'organisation ou la dispensation des soins. Un décret en Conseil d'État précise la liste des dispositions auxquelles il ne peut être dérogé qu'après avis de la Haute Autorité de santé et le délai dans lequel son avis est rendu.

Les catégories d'expérimentations, les modalités de sélection, d'autorisation, de financement et d'évaluation des expérimentations selon le niveau territorial ou national de celles-ci, les modalités d'information des patients ainsi que la composition et les missions du conseil stratégique et du comité technique sont précisées par décret en Conseil d'État.

Les professionnels intervenant dans le cadre d'une expérimentation prévue à l'article 51 sont réputés appartenir à des équipes de soins.

Les personnes chargées de l'évaluation des expérimentations ont accès aux données individuelles non nominatives lorsque ces données sont nécessaires à la préparation, à la mise en œuvre et à l'évaluation.

La création d'un fonds pour l'innovation en santé

Il est prévu que le financement de tout ou partie des expérimentations peut être assuré par un fonds pour l'innovation du système de santé, géré par la Caisse nationale d'assurance maladie. Les ressources du fonds sont constituées par une dotation de la branche maladie, maternité, invalidité et décès du régime général, dont le montant est fixé chaque année par arrêté des ministres chargés de la Sécurité sociale et de la Santé. L'évaluation des expérimentations est financée par le fonds pour l'innovation du système de santé. Le gouvernement présente chaque année au Parlement un état des lieux des expérimentations en cours et lui remet, au plus tard un an après la fin de chaque expérimentation, le rapport d'évaluation la concernant.

Conclusion

Par la mise en œuvre de cet article 51, la volonté du législateur est bien de pouvoir expérimenter à grande échelle dans l'ensemble des territoires, en se fondant sur la volonté des acteurs locaux et des ARS pour innover et mettre en œuvre de nouvelles formes de prises en charge et de nouveaux modes de financement associés. Il s'agit de diversifier les modes de financement des soins, de faire émerger de nouvelles organisations entre sanitaire et médico-social pour mettre enfin en œuvre les fameux parcours de santé, et d'expérimenter plus facilement de nouveaux produits de santé.

Cet article 51 offre la possibilité d'accorder une autorisation d'activité de soins ou d'équipements matériels lourds à des groupements de professionnels ou d'établissements de santé, ce qui est impossible aujourd'hui, les autorisations étant délivrées à des entités juridiques uniques et par site d'implantation. Il permet aussi à des prestataires de service de dialyse de délivrer les soins directement à domicile (impossible aujourd'hui sans autorisation d'établissement de santé). Les hôpitaux pourront proposer des prestations temporaires d'hébergement non médicalisé ; il va donc beaucoup plus loin que les hôtels hospitaliers.

Les modalités classiques de financement s'en trouvent également bousculées avec la possibilité de rémunérer collectivement des professionnels de santé, de mettre en place un paiement intégré à l'épisode de soins.

Autrement dit, c'est le passage à l'acte pour le financement au parcours mais de manière décentralisée et expérimentale, afin de donner toutes les chances de réussite, plutôt qu'une loi avec un cadre trop normatif beaucoup trop contraignant (style PAERPA) (1), ou bien encore d'éviter des dizaines d'années de réflexion avant de trouver le bon modèle.

Mais les freins vont être nombreux. À commencer par les administrations elles-mêmes, qui ne sont pas habituées à ce mode de fonctionnement innovant, fondé sur le non-normatif et la prise de risque, c'est-à-dire le principe du « payer pour voir ». Car l'article 51 est une perte de pouvoir pour les administrations centrales de la santé qui sont chargées d'édicter les normes et de les faire respecter (pas d'y déroger donc). Il ne faudrait pas non plus que les ARS, à qui est confiée la mise en œuvre de l'article 51, deviennent elles-mêmes des administrations normatives au niveau régional. Autrement dit, il convient d'éviter la bureaucratisation de l'article 51.

Les acteurs eux-mêmes pourraient être réticents car l'article 51 bouscule les modes de financement de ces mêmes acteurs qui, même s'ils sont critiqués aujourd'hui (la tarification à l'activité des établissements de santé, par exemple), sont finalement très protecteurs et la garantie d'un minimum de financement. Tout le monde est favorable à la logique des parcours de soins, mais qui aura le courage de sauter le pas pour un nouveau mode de financement expérimental ? Il est certain que les ARS vont devoir être moteurs pour faire naître et accompagner les initiatives locales.

Alors l'article 51 est moins une révolution sociale au sens d'un « changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d'un État, qui se produit quand un groupe se révolte contre les autorités en place, prend le pouvoir et réussit à le garder » (2) qu'une révolution industrielle, au sens d'un « ensemble de phénomènes qui ont accompagné, à partir du XVIIIe siècle, la transformation du monde moderne par le développement du capitalisme, de la technique, de la production et des communications » (3). Faisons le pari que l'article 51 fera naître de nombreux phénomènes nouveaux d'organisation de la santé au niveau de territoires qui finalement conduiront au développement d'un nouveau système de santé français.

L'article 51 au secours de la tarification à l'activité

Le budget global a été instauré dans les établissements de santé publics et assimilés en 1983 et calculé sur la base budgétaire historique de chaque établissement, c'est-à-dire la base des coûts remboursés par le prix de journée. La reconduction d'année en année de ce budget global, certes augmenté d'un taux d'évolution des dépenses national, a conduit à une déconnexion totale du budget au véritable coût des prises en charge, et à des inégalités budgétaires flagrantes entre les hôpitaux et entre les régions.

C'est pour ces raisons essentiellement d'iniquité dans l'allocation des ressources ne correspondant plus aux besoins de la population que le législateur a introduit en 2004 la tarification à l'activité dans les établissements de santé publics et privés. Ce nouveau mode de financement, appelé par ailleurs tarification à la pathologie, s'appuie sur les données d'activité des établissements de santé traduites dans le PMSI (programme médicalisé des systèmes d'information) ; à chaque groupe homogène de séjours (GHS) correspond un « algorithme » de prise en charge auquel est associé un coût moyen déterminé au niveau national. C'est sur la base de ces coûts calculés au niveau national (échelle nationale de coûts) que sont déterminés les tarifs pour chaque groupe homogène de séjours.

Dès lors, la mise en place de la tarification à l'activité a permis de lever certains effets de sélection adverse ou de risque moral sans toutefois en contrecarrer d'autres. À la différence du budget global, la tarification à l'activité apporte une information sur le produit hospitalier (case-mix), ce qui permet d'éliminer l'effet de sélection adverse par la médicalisation du système d'allocation budgétaire. La tarification à l'activité permet à l'ARS de déterminer ex ante le budget de l'établissement qui correspond à l'activité réelle de l'établissement et d'ajuster son budget à la hausse ou à la baisse, selon qu'il est sous ou surdoté. En revanche, la tarification à l'activité ne permet pas de lever l'effet de sélection adverse des pathologies les moins « rentables » par rapport aux pathologies « lucratives ». De même, la tarification à l'activité ne permet pas d'objectiver la qualité du bien produit, le PMSI étant avant tout un outil médico-économique et non épidémiologique.

Si la tarification à l'activité permet de contrecarrer l'effet de surproduction, en revanche elle n'élimine pas le risque de sous-consommation des soins et de fractionnement des venues à l'hôpital.

Ainsi le financement de l'hôpital par groupe homogène de malades (GHM) permet à l'ARS de se réapproprier l'information sur les coûts détenus par l'hôpital et sur le produit hospitalier : l'effet de sélection adverse est donc contrecarré. Il permet aussi de faire face à l'effet de risque moral en empêchant l'hôpital de maximiser son budget discrétionnaire. Mais le financement par GHM a aussi des effets incitatifs négatifs qui sont les effets pervers de la révélation de l'information sur les coûts :

• favoriser l'autonomie du patient : ne plus solliciter ses proches mais faire appel à des professionnels ;

• l'hôpital sera tenté de sélectionner les GHM les plus rentables (risque de sélection adverse) ;

• l'établissement peut être tenté de multiplier le nombre d'entrées par GHM et de diminuer les soins prodigués (risque moral de fractionnement des venues à l'hôpital).

Dès lors, comment concilier gestion par GHM et budget global ?

Aux États-Unis, les GHM sont utilisés comme mode de financement des hôpitaux. Mais l'impact sur l'effet de risque moral est moins grand qu'avec le budget global. Les deux modes de financement doivent donc être utilisés simultanément car ils se complètent :

• le budget global pour contrer l'effet de risque moral (pouvoir régulateur) ;

• le financement par GHM pour contrer l'effet de sélection adverse (garantie de la qualité des soins).

Pour concilier les deux modes de financement, l'idée est de répartir des enveloppes régionales (budget global par région) en fonction de l'activité des hôpitaux (financement par GHM). Le système de financement choisi en France, s'il cherche à concilier les deux modes de financement, diffère quelque peu dans la mesure où préexistent des activités financées intégralement à l'activité et des activités rémunérées sur la base d'un forfait global (les fameuses missions d'intérêt général).

Le changement du mode de financement dans les établissements de santé, et notamment publics, a constitué une véritable révolution culturelle dans les esprits des gestionnaires et des professionnels soignants. On passe d'une logique budgétaire fondée sur un niveau de dépenses fixé a priori, que l'on s'attache à respecter plus ou moins en demandant des moyens supplémentaires de dépenses à la tutelle, à une logique financière fondée sur un niveau de recettes à produire pour faire face à ses dépenses de production.

Afin de ne pas décréditer la réforme, il devrait revenir aux pouvoirs publics de veiller à ce que les tarifs par GHS correspondent réellement aux coûts de production moyens de ces GHS, fondement même de la tarification à la pathologie. En aucun cas les tarifs ne sauraient être réajustés en fonction de l'évolution des dépenses de santé au niveau national, ce qui reviendrait à déconnecter les tarifs des coûts de production, et donc remettrait en cause le mode de financement. Ce ne sont pas les tarifs qui doivent évoluer à la baisse pour contenir les dépenses hospitalières, mais la répartition des ressources entre les établissements en appliquant réellement les effets de la réforme, à savoir retirer les ressources des établissements surdotés pour les réaffecter aux établissements sous-dotés.

L'article 51 ne serait-il pas une réponse à la réforme du mode de financement de l'hôpital ?

Erratum : l'article de la rubrique économie de la santé du numéro 259 a été écrit par Monsieur Didier Jaffre, Docteur en économie de la santé, directeur de l'offre de soins à l'ARS Île de France depuis le 1er janvier 2017.

1 Dispositif PAERPA : parcours de santé des personnes âgées en risque de perte d'autonomie.

2 Source des définitions

3 Source des définitions