Objectif Soins n° 263 du 01/06/2018

 

RESSOURCES HUMAINES

Dossier

Jessica Baherre  

Les récentes évolutions des politiques de santé et la nouvelle dynamique impulsée par l’intégration de l’établissement à un groupement hospitalier de territoire (GHT) ont amené l’EPS Érasme à s’interroger sur la pérennité de certaines pratiques managériales. En parallèle, mon cursus à l’institut de formation des cadres de santé m’a permis de réfléchir aux solutions possibles face à une problématique qui semble inéluctable : le cadre de santé face à la gestion de l’absentéisme imprévu. Forte d’une solution innovante à proposer, je suis allée à la rencontre de professionnels pour faire le point sur leur réalité.

Les récentes évolutions des politiques de santé et la nouvelle dynamique impulsée par l’intégration de l’établissement à un groupement hospitalier de territoire (GHT) ont amené l’EPS Érasme à s’interroger sur la pérennité de certaines pratiques managériales. Ma carrière paramédicale s’est développée conjointement à l’informatisation des dossiers patients et autres demandes logistiques, de plus en plus souvent digitalisés. C’est tout naturellement que lors de ma prise de poste comme faisant fonction de cadre de santé, mon téléphone portable est apparu comme un outil managérial incontournable. En effet, ma mobilité et celle des personnels que j’encadre ont rapidement imposé la nécessité de rester joignable via ce dispositif. De la même façon, il s’est révélé indispensable dans la gestion des absences imprévues, me permettant à la fois d’être informée par l’absent et d’aller à la recherche de son remplaçant dans les meilleurs délais. Cependant, bien qu’aidante cette démarche m’a vite questionnée sur son caractère potentiellement intrusif, que ce soit à l’égard des agents ou de moi-même.

OBJECTIFS ET MÉTHODE DE L’ENQUÊTE

L’absentéisme des professionnels de santé reste un sujet d’actualité, en témoigne les travaux de recherche tels que ceux conduit par la Fédération hospitalière de France(1), ou bien encore la mise à jour récente des dispositions législatives(2) permettant de lutter contre l’absentéisme. C’est dans ce contexte que je me suis questionnée sur l’impact des technologies numériques dans le management des cadres hospitaliers.

Le champ de recherche a d’abord été délimité à travers un approfondissement des concepts théoriques nécessaires pour étayer la réflexion et soutenir l’analyse. Le cadre conceptuel développe ainsi les notions de communication en milieu hospitalier, d’évolution des rôles et missions des cadres de santé, d’absentéisme à l’hôpital et enfin de résistances aux changements. (encadré 1)

PRÉSENTATION ET ANALYSE DES RESULTATS

• La première question porte sur la gestion du temps de travail des cadres de santé. Plus précisément, il s’agit d’estimer le temps dédié à l’animation des équipes, d’une part, à la gestion des ressources humaines, d’autre part, ainsi qu’aux actions d’amélioration de la qualité des soins. Selon les représentations du cadre interrogé, la gestion de l’absentéisme est parfois catégorisée dans l’un ou l’autre des items. La gestion de planning est une tâche quotidienne pour près d’un tiers des répondants. Parallèlement, la grande majorité dit assurer une forte présence auprès des équipes, moyen de concourir aux trois dimensions précédemment citées.

• Dans un deuxième temps, il est demandé aux cadres de décrire la façon dont ils gèrent actuellement un besoin de remplacement à court terme, puis d’en identifier les forces et les limites. Ces questions amènent les cadres à observer leurs pratiques avec recul, allant jusqu’à se montrer critiques parfois tant sur leurs actions que sur les limites imposées par les fonctionnements institutionnels. Elles permettent aussi de saluer la mobilisation des équipes, dont la disponibilité reflète un engagement professionnel fort. Le recours aux changements d’horaires - lorsqu’il est permis par les délais et la législation - est une technique utilisée par les cadres et souvent bien accueillie par les soignants. Quelle que soit la démarche entreprise par les cadres, la moitié d’entre eux se montrent vigilants quant au risque de non-conformité aux textes du Code du travail. Ils sont plus nombreux encore - plus des deux tiers - à déplorer la fatigabilité induite chez les soignants sollicités de façon trop systématisée.

• La question suivante permet à chacun de quantifier le temps qui lui est nécessaire pour proposer une solution satisfaisante, depuis l’annonce d’une absence jusqu’à l’identification d’un remplaçant. Les réponses se révèlent disparates et l’évaluation précise semble rendue complexe par le rapport au temps de chacun des interrogés. En effet, si plus de 80 % des répondants disent trouver une solution dans un délai maximal d’une demi-journée, la moitié seulement affirme régler le problème en moins de 2 heures. La majorité a tenu à préciser qu’il s’agit d’une tâche à caractère urgent, à plus forte raison si l’effectif initial est égal au minimum réglementaire. Cette configuration empêche les modifications d’horaires entre deux agents et impose le recours à un personnel alors absent de l’établissement. La récolte des coordonnées des candidats, les prises de contact souvent multiples, les temps de communication téléphonique et ceux nécessaires aux retours des agents allongent alors considérablement le délai de résolution du problème.

• La suite de l’entretien s’intéresse à l’utilisation du numérique dans le quotidien personnel des cadres. La présence d’un smartphone à portée de main pour 11 des cadres rencontrés confirme un recours journalier aux technologies numériques. Celles-ci sont identifiées comme des outils qui doivent permettre d’accomplir une tâche plus rapidement que si elle était réalisée manuellement. Le rapport au numérique est d’autant plus démystifié lorsque l’entourage proche des cadres comporte des utilisateurs de bon niveau.

• La question de la formation est ensuite abordée et permet de constater qu’une majorité des professionnels rencontrés n’ont pas reçu de formation systématique à l’utilisation des logiciels métiers. Un tiers des répondants estime avoir une connaissance insuffisante et une maîtrise peu efficiente d’au moins un progiciel qu’ils utilisent pourtant régulièrement. Les répondants pointent également l’aspect contraint, en ce sens qu’ils n’ont pas participé aux choix des outils numériques. On comprend ici que la formation à l’outil revêt un caractère nécessaire, cependant il n’apparaît pas suffisant à l’appropriation de celui-ci.

• Enfin les cadres sont interrogés sur le déploiement d’un logiciel de communication entre cadres de santé et agents, en quoi cette interface permettrait une gestion différente des problématiques d’effectifs à court terme. Les éléments apportés concernent tout d’abord le gain de temps potentiel. Mais si plus de la moitié de l’échantillonnage semble se satisfaire de cet aspect, ils sont tout aussi nombreux à verbaliser une inquiétude quant au dépassement des temps de travail. Cette même proportion estime alors qu’un système de comptabilité des heures supplémentaires semble indispensable à une utilisation sereine du dispositif proposé. Ce suivi des temps de travail, en conformité avec le bornage horaire imposé par la législation, apparaît essentiel. En effet il participe à la fois à la protection des agents, au maintien de la qualité des soins et à la responsabilité professionnelle engagée par les cadres de santé. Au-delà du gain de temps et en adoptant une lecture plus spécifique des résultats, on note que les aspects de mise en commun des ressources, de neutralité du cadre dans l’attribution des heures supplémentaires et de décloisonnement des pratiques apparaissent comme positifs et bénéfiques, tant pour les cadres que pour les équipes et les patients.

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

Il ressort que si les bénéfices potentiels d’une digitalisation de la gestion des ressources humaines sont majoritairement partagés, les pratiques actuelles sont plutôt aléatoires, d’un manager ou d’un pôle à l’autre. La question du respect réglementaire apparaît comme majoritairement prioritaire : qu’elle touche à la responsabilité juridique des cadres, au maintien de la qualité des soins, ou encore à la protection des personnels dans le cadre du cumul horaire. L’enquête a démontré que les impacts du numérique sur les missions des cadres de santé sont indéniables, sur le plan communicationnel et sur le contrôle exercé par les cadres. Au total, 75 % des interrogés se montrent favorables au déploiement d’un outil numérique pour assister la gestion des ressources humaines lors d’absences imprévues.

L’étude aboutit à un projet visant à optimiser la gestion des remplacements impromptus des personnels soignants. La prise en compte des éléments moteurs et limitants identifiés suite à l’analyse des données récoltées garantit une conduite de projet en cohérence avec les réalités de terrain. L’objectif est de proposer le déploiement d’une plateforme de gestion des remplacements en urgence. Celle-ci devrait réduire le délai de recherche des personnels, permettant aux cadres de maximiser leur temps de présence auprès des équipes, ce qui est apparu comme une priorité lors des entretiens. L’envoi automatisé de notifications numériques offre une voie de communication moins intrusive mais tout aussi efficace auprès des soignants. Enfin, le principe du volontariat assure la présence de personnels mobilisés et disponibles dans les services concernés. Cependant au vu des résultats de l’enquête, il semble important de rappeler que pour obtenir la confiance des cadres et leur adhésion, le logiciel devrait permettre un suivi des heures supplémentaires, dimension également essentielle pour les services de gestion des ressources humaines.

Ce positionnement d’enquête a permis de questionner différemment des pratiques collectives ancrées. En ce sens et en tant que garant de la conformité des soins prodigués par les équipes soignantes, j’ai pu affirmer mon positionnement dans une logique d’amélioration des pratiques professionnelles.

Cette réalisation représente également une fenêtre ouverte sur le monde des start-up. Les échanges avec le concepteur d’une solution digitale ont permis d’élargir les perspectives partenariales. Par ailleurs, le partage d’expérience avec d’autres établissements utilisateurs contribue à l’appropriation de l’innovation au sein du monde hospitalier.

À terme, il semble pertinent d’interroger la faisabilité de ce projet au-delà de son contexte local. Les reconfigurations récentes des territoires de santé soulèvent différentes problématiques. Elles interrogent notamment l’harmonisation des pratiques et des outils, ainsi que la mutualisation des moyens au sein d’un même GHT. L’EPS Érasme ayant lui-même intégré un tel système, la redistribution des enjeux stratégiques doit-elle interroger la pérennité des projets à l’échelle d’un établissement ? La mise en œuvre du projet, qui devrait aboutir à l’utilisation d’un logiciel de gestion des ressources humaines d’ici juin 2018, permettra d’apporter les premiers éléments de réponses.

BIBLIOGRAPHIE

David Autissier, Isabelle Vandangeaon-Derumez, Alain Vas, Conduite du changement : concepts clés, Paris, Dunod, 2014.

Rosette Bonnet, Jacques Bonnet, « Postures managériales et évolution des compétences d’encadrement et de direction », Communication & Organisation, 2008, n° 33, p. 85-106 (consulter sur : https://bit.ly/2F9sakE).

Paule Bourret, Les cadres de santé à l’hôpital. Un travail de lien invisible, Paris, Éditions Seli Arslan, 2011.

Sandrine Caille, De changement en changement, Paris, Eyrolles, 2011.

Décret n° 2016-1645 du 1er décembre 2016 relatif à la permanence des soins et à diverses modifications de dispositions réglementaires applicables au service public hospitalier, JORF du 3 décembre 2016 (consulter sur : https://bit.ly/2HCK6tt)

Gilles Desserprit, Cadre de santé en 17 notions, Paris, Dunod, 2016.

François Eyssette, « Le Digital : quelles opportunités pour les ressources humaines ? SciencesPo Executive Education (consulter sur : https://bit.ly/2mHnLkQ).

John Kotter, Holger Rathgeber, Alerte sur la banquise, Paris, Pearson, 2008.

« L’impact des technologies de communication sur les cadres », Recherche en partenariat Greps/Apec coordonnée par Marc-Éric Bobillier Chaumon, 2011.

« Le baromètre du numérique 2016 », Patricia Croutte et Sophie Lautie pour le Conseil général de l’économie (CGE), l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) et l’Agence du numérique, 2016.

Marie-Sophie Ramspacher, « Le management à l’épreuve de la révolution digitale », Les Echos.fr, 23 janvier 2014 (consulter sur : https://bit.ly/2HkDTmr).

Jean-Charles Scotti, La responsabilité juridique du cadre de santé, Rueil-Malmaison, Éditions Lamarre, 2007.

Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.

NOTES

(1) PHARES : Projet hospitalier absentéisme recherche efficience et organisation santé au travail, 2015.

(2) Circulaire du 31 mars 2017 relative à l’application des règles en matière de temps de travail dans les trois versants de la fonction publique.

Méthodologie de l’enquête

En réponse à une volonté de recueillir des données qualitatives, l’enquête réalisée sur le terrain permet une confrontation entre principes et réalités professionnelles. Les entretiens que j’ai réalisés auprès des cadres et cadres supérieurs de santé de l’établissement permettent ainsi de mieux appréhender les expériences et difficultés auxquelles ils se confrontent.

Au total, j’ai rencontré 13 professionnels encadrants lors d’entretiens semi-directifs, conduits en face à face, à l’aide d’une grille d’entretien et d’un dictaphone. L’enregistrement anonyme favorise une retranscription fidèle des propos et limite ainsi les biais d’interprétation possibles lors de leur analyse. Cette dernière a été facilitée par le recours à une grille de dépouillement commune, prenant en compte les éléments théoriques significatifs en regard du cadre conceptuel préalablement défini. La démarche a été accueillie avec enthousiasme, et rapidement chacun des interviewés s’est livré sans complexes sur ses pratiques, me confiant à la fois ses réussites, ses écueils et parfois même ses regrets.

L’utilisation de la grille d’entretien assure une structure homogène à tous les échanges, qui s’articulent autour de 7 questions.