Objectif Soins n° 263 du 01/06/2018

 

Éthique

Marie-Anne Torneberg  

Le monde économique et social est en profonde mutation et le monde hospitalier n’échappe pas à ces transformations. L’évolution des données économiques, politiques ou technologiques, depuis le début du XXIe siècle, semble avoir produit un nouvel écosystème social plus complexe, aux mutations plus rapides. Cette transformation économique et numérique amorcée dans nos sociétés doit permettre ainsi de rendre plus fluides nos organisations, nos gestions et nos managements, l’objectif premier étant d’accroître le rendement du temps d’exécution et la rentabilité économique. Mais les impacts de ce ratio temps/rentabilité produisent des effets non anticipés par les acteurs institutionnels.

Le monde de la finance, notamment anglo-saxon, a provoqué une révolution vers un court-termisme structurel, dans lequel chacun, chaque entreprise, chaque service public doit agir au plus vite, pour être dans la ligne de cette nouvelle forme de gouvernance économique. Le rythme accéléré de cette nouvelle gestion, de cette économie généralisée exigeant de faire plus en un temps moindre, produit une nouvelle donne, un nouvel environnement, qu’il s’agit d’analyser.

LE “TEMPS DE L’HORLOGE” : UNE NORME RÉVOLUE ?

L’organisation traditionnelle du travail médical et soignant, soumise à de nombreux impératifs, obéissait, comme toute organisation, au « temps de l’horloge », norme de référence collective servant à cadrer et à « discipliner »(1) chaque pratique, chaque intervention.

Le temps de travail individuel et collectif est ainsi le « nombre du mouvement »(2), celui qui rythme nos activités, nos interactions et celles de nos institutions. Il produit de la régularité au quotidien et nourrit la perspective du long-terme. En fait le temps ne s’arrête jamais, et il institue une coordination, une synchronisation des individus et des équipes, du passé à l’avenir.

Grâce à l’étude des rythmes(3) et des phases de synchronisation des groupes et des individus dans la société, nous savons désormais que c’est dans leur régularité que se crée et se maintient un collectif d’individus éparses, coordonnés au sein d’une entité, d’un lieu.

C’est par le partage d’un temps commun et d’un rythme de référence que chacun peut se repérer dans ses activités, interagir et planifier les actions à venir, avec un certain degré de certitude et de confiance.

Mais au XXIe siècle, ce degré de certitude semble s’être envolé, en même temps que la référence à un temps stable et à un tempo régulier dans le travail.

Ce temps de l’horloge qui bat la mesure de nos activités semble avoir été accéléré par le rythme d’une nouvelle culture économique de gestion matérielle et humaine, accélération rendue possible par les nouvelles technologies.

Dans ce nouvel environnement économique et sociétal, la rapidité et la vitesse étant les maîtres mots de la performance et d’un calcul rentable, les rythmes et le temps ont progressivement perdu leur portée de cohésion collective et de long terme. Chacun est désormais soumis à une programmation minutieuse de ses activités au présent, facilitée par des logiciels paramétrés de gestion d’heures.

Le temps collectif s’est ainsi fragmenté en temporalité plurielle.

NOUVELLE GESTION DU TRAVAIL : NOUVELLE GESTION DU TEMPS

Dès lors, le cadre familier de toute organisation personnelle et professionnelle a été progressivement bouleversé par l’arrivée d’une nouvelle gestion du travail et du temps.

Désormais, comme toute entreprise rentable, les structures hospitalières ont dû se plier à l’exigence de « gouvernance » économique obéissant à des impératifs globaux adossés à une variable de temps présent. L’hôpital a dû opérer une rationalisation mathématique des acteurs et des actes.

Mais ce tournant organisationnel dans la gestion des hommes et des biens, compressant à l’extrême le temps entre l’activité et son rendu, n’a fait que rendre les situations plus complexes.

Gérant des activités dans l’urgence de l’instant, apparaît alors le vécu d’un « temps déchaîné »(4) ou la contrainte d’un rythme saccadé qui produit ainsi un stress permanent.

Bien que les études sur « l’accélération du temps »(5) fassent bondir les physiciens, le temps de travail, progressivement devenu au XXIe siècle une donnée, une “data” chiffrée, a pu être exploité au même titre qu’une fréquence électrique.

En effet, nos rythmes étant le reflet de notre organisation et de nos outils de travail, ils ont pu être gérés suivant un nouveau flux, un « temps réel », permettant d’accroître la fréquence de nos activités. On cite, par exemple, que 41 % des salariés du secteur hospitalier déclarent avoir un rythme de travail soumis aux contrôles informatiques et que l’usage des nouvelles technologies dans le travail touchent plus de 8 salariés sur 10 (sans compter les usages d’Internet, des boîtes de messagerie ou de l’intranet)(6).

Avec la rationalisation des gestions humaines et matérielles, la baisse des effectifs et l’informatisation des outils, il a été rendu possible d’accélérer les fréquences, de gagner en « intensité » et par conséquent d’accroître la contrainte temporelle. Ces contraintes d’un rythme de travail et d’une intensité significativement élevés ont ainsi démocratisé la sensation de « devoir » courir en permanence, d’être « sursollicités », « surmenés », et de vivre « sous tension », en « haute fréquence », avec comme symptôme apparent des plans « hôpital en tension ».

En faisant l’économie des temps « morts » ou la chasse aux durées trop longues, pour augmenter et accélérer l’exécution des tâches, la coordination entre équipes, le temps est progressivement devenu une donnée oppressante, enfermant le vécu de chacun dans une avalanche d’objectifs à remplir.

CONSEQUENCES DE L’URGENCE ET DU COURT-TERMISME

Bien que le temps horloger soit toujours une référence commune dans nos actions, la grande fragmentation qu’a permis le calcul gestionnaire a contribué à temporaliser différemment le travail de chacun, empêchant les rythmes collectifs.

Dans la recherche d’une économie plus opérationnelle et « multi-tâches », rythmes et temps collectifs ont été évacués au profit d’un surinvestissement de l’instant présent et d’une gestion à court terme de l’organisation.

Compressant ainsi chaque durée à son maximum, c’est la perspective du temps long qui semble disparaître devant les gestions de l’urgence au jour le jour.

On ne peut que constater, dans cette culture de l’efficience technique imposant de faire plus à chaque instant, l’augmentation des « dépressions » et des « burn-out » liés au travail. La dépression étant la seconde maladie touchant les populations depuis l’an 2000 suivant l’OMS, l’activité « arythmique », c’est-à-dire sans rythme régulier, alternant avec des phases d’hyperactivité sur des temps brefs et de « dépressurisation », a pu être analysée comme une réaction à ces évolutions.

En outre, la pression de cette gestion humaine et matérielle sur des salariés multitâches, adaptatifs et polyvalents, nous pousse non seulement à œuvrer dans un temps court, mais aussi d’en assumer seul la responsabilité.

D’où la numérisation toujours plus grande de nos structures, comme de nos hôpitaux, l’interface avec la machine, le logiciel ou l’algorithme représentant alors la seule solution permettant de soutenir un individu entre l’économie de temps, de moyens et ses responsabilités toujours plus grandes.

Toutefois ce nouvel écosystème, rendant obsolètes les formes de gestion passées, évacue aussi le temps de la délibération avec autrui, progressivement supplanté par la chaîne de calcul algorithmique plus rentable en temps.

Parce que la délibération est coûteuse en temps, et qu’elle fait appel à l’expérience de chacun, subjective car construite par la narration du sujet, elle semble inopérante pour traiter des situations de plus en plus complexes.

Dès lors, entre l’intelligence artificielle apprenante et la délibération humaine, construite dans le temps du dialogue, la rentabilité du temps fait opter pour la machine, dont les calculs en « temps réel » balisent les probabilités du futur.

UN TEMPS QUI S’ÉVAPORE, FILE ET SE PERD

Ainsi, accompagnant le calcul des machines, l’individu pressé, devant accroître sa productivité en « temps réel », évacue toute ligne de temps, le passé, le présent, le futur. Il se concentre et devient « l’homme présent »(7), compressé et nourri à l’intérieur de la seule sphère du présent.

Mais ce temps organisé dans une succession d’instants “t” semble ainsi passer de plus en plus vite. Il « s’accélère » et défile dans une attention exclusivement concentrée sur le présent, et dans certains cas le temps semble même s’immobiliser. Les jours et les instants défilent et se succèdent, sans s’imprimer dans la mémoire, et sans s’ouvrir vers un temps nouveau à venir.

Vivant sous la crainte permanente d’être en retard, d’arriver trop tard, ce sont tous nos autres temps qui se trouvent impactés : ceux de la famille, de la socialisation, du repos, dont la durée ne fait que diminuer.

Les nouvelles technologies permettant de brouiller les frontières entre toutes les sphères, nous nous enfermons progressivement dans des « bulles » de temps, de vie, connectés sur nos applications qui, grâce aux plateformes algorithmiques, personnalisent nos goûts, nos désirs, nos attentes.

Dans cette économie virtuelle captant notre attention au repos, c’est le temps qui continue de s’évaporer dans les « time-lines », les fils d’actualités. D’une façon fluide, nos vies semblent progressivement devenir « liquides »(8), et le temps « file » et se répète suivant les pics de nos activités.

Ainsi apparaît le credo : « Je n’ai pas le temps », « Je n’ai plus le temps », signifiant en somme que le temps, cette durée ressource permettant le recul de l’expérience pour penser, agir, expérimenter et mémoriser, délibérer avec d’autres, pour construire du collectif et du long-terme, a été perdu.

Cette gestion intensifiée et court-termiste des hommes, dans un environnement économique et technologique fonctionnant en « temps réel », a compressé le temps, les durées trop longues ou les « temps morts » non rentables.

LA PERTE DE LA RÉFÉRENCE COLLECTIVE DU TEMPS

Plus que ce vécu individuel, c’est le temps comme référence collective que nous avons perdu, comme lieu et rythme permettant de se retrouver et de se projeter.

Comme toute organisation, l’institution hospitalière, au premier chef, ne se compose pas que d’une somme de « datas » à agglomérer ou à diviser pour obtenir un résultat opérationnel. Un collectif, un service, c’est la constitution d’un ensemble humain, dont la coloration traduit les personnalités de chacun. La cohésion d’équipe implique, par conséquent, des temps et des lieux de synchronisation, de partage et de délibération, pouvant apporter un sens individuel et collectif, porteur d’un travail en commun, d’une perspective d’avenir.

Ce sens qui a pris du temps n’est pas issu d’une organisation algorithmique, il se construit dans la durée, la constitution d’une histoire et d’une solidarité commune, dont la trace des expériences passées se réalise au présent en direction d’un avenir commun.

Travaillant dans la pression du court terme, c’est l’espace du sens, de la réflexivité et de la délibération éthique qui se trouve en danger.

Ce risque est d’importance quand se joue la vie et la mort dans la pratique quotidienne, où les décisions relèvent directement de la dignité humaine et des jurisprudences en cours. Or, dans les métiers du soin, du monde médical au milieu hospitalier, nous retrouvons les impacts de la « gouvernance par les nombres »(9), dans les tensions au sens propre comme au figuré de la gestion des biens et des êtres humains.

PENSER AUTREMENT LE TEMPS HUMAIN

L’efficacité de l’institution, dans son indicateur chiffré de prise en charge médicale et soignante en un temps bref, avec un rendement optimal de patients-lits, est un calcul opérationnel et de rentabilité à court terme. Mais le temps et l’humain représentent bien plus qu’une donnée chiffrée à exploiter. Le temps de la machine ne connaît pas le temps humain, dont la valeur et l’épaisseur qualitative dépassent la simple programmation en langage chiffré. Par-delà cette difficulté et cette tension entre l’homme et le système technique qu’il a forgé, l’accélération des rythmes de vie ne doit pas faire oublier l’importance des rythmes communs, porteurs de sens et de cohésion. Il s’agira de penser autrement le temps humain, pour construire une organisation humaine et économique durable.

NOTES

(1) Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

(2) Aristote, Physique, IV, 11, 218b.

(3) Pascal Michon, Rythme, pouvoir, mondialisation, Paris, Rhuthmos, 2016.

(4) Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2014.

(5) Ibid.

(6) Rapport d’activité de la DREES, 2016.

(7) Suivant le concept de Zaki Laïdi, dans Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.

(8) En référence au titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006.

(9) En référence à l’ouvrage d’Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.