Objectif Soins n° 264 du 01/08/2018

 

Éthique

Sandrine Lana  

Interview : Pierre Le Coz pose son regard d’expert, pour Objectifs Soins & Management, sur le tsunami des nouvelles technologies et du big data qui déferle sur les lieux de soins.

Qu’est-ce que le big data en matière de santé à l’heure actuelle et quels en sont les enjeux éthiques ?

Pierre Le Coz : Littéralement, il s’agit de « données massives ». C’est la concentration d’informations relatives au patient qui sont produites sans qu’il s’en rende forcément compte puisque son corps peut générer des données de façon involontaire, s’il est relié à des objets connectés. On peut aujourd’hui tracer, ficher et stocker des données biologiques, cliniques, radiologiques grâce à toutes sortes d’applications. Le big data consiste également à croiser ces informations pour en dégager des corrélations. Il peut combler certaines lacunes, aider à anticiper l’arrivée d’un cancer, grâce à des outils de détection beaucoup plus performants que l’œil humain.

Cependant, les hommes ne sont pas faits que de raison. Ils ont aussi un imaginaire et des désirs. On ne veut pas toujours tout savoir sur sa santé. Il y a une dizaine d’années, le CCNE(1) avait observé, dans un rapport sur le dossier médical personnalisé, que seule une minorité de personnes souhaitait en savoir toujours davantage sur leur santé. Le respect de l’autonomie implique le droit de ne pas savoir.

Au-delà de l’envie de chaque patient, la santé connectée pose aussi la question de l’accessibilité physique et économique.

PLC : En effet, toute la population n’a pas une connexion Internet ni les compétences pour décrypter des informations médicales dans un jargon parfois hermétique. Augmenter la connaissance, c’est aussi augmenter les incertitudes, la complexité qu’il faut pouvoir analyser. La génétique illustre cette difficulté. On développe actuellement des tests de séquençage haut débit. Il est possible pour tous d’accéder à la connaissance de son génome. Cela est encore interdit en France mais nous irons probablement vers une libéralisation de cet accès. Ces données ont un caractère probabiliste sur le développement des maladies, elles peuvent susciter beaucoup d’anxiété.

Aujourd’hui, l’hypertechnicité a-t-elle réellement chamboulé le soin ?

PLC : Oui, assez. Jusque dans les années 1990, la technologie se développait en circuit fermé. Un ordinateur remplaçait le précédent moins performant. À partir du début du XXIe siècle, les technologies sont devenues plus précises mais aussi plus envahissantes. Elles ont remanié toutes les activités sociales sans qu’on l’ait vu vraiment venir. Dans le transport, le tourisme, les soins, on a commencé à comprendre que tout devait s’indexer à la numérisation des informations. On ne peut plus y échapper. Dans les hôpitaux, les écrans se sont multipliés. Or, un écran attire le regard du patient, l’éblouit. Le regard du médecin se tourne plutôt vers l’écran [que vers son patient, ndlr]. Il y a une triangulation de la relation soignant-soigné avec l’écran entre eux. De son côté, le malade peut être méfiant en voyant les doigts du médecin tapoter sur les touches : où vont toutes ces informations consignées dans un dossier électronique, dans quel espace virtuel vont-elles flotter ? Tout le monde a entendu parler de malveillance, de cybercriminalité… les hackers trouvent dans les données de santé une mine d’or. Tout cela crée une inquiétude diffuse.

La présence d’un écran durant la consultation altérerait alors considérablement les rapports humains ?

PLC : Il y a là un risque de déshumanisation. Si le patient voit les yeux du soignant rivé sur l’écran, il est abandonné à sa solitude. Le danger est que l’écran « fasse écran » et empêche la relation au visage, dont le philosophe Emmanuel Levinas nous a appris qu’elle était le centre de gravité de l’éthique. Le visage étant l’expression de la singularité de la personne. Pour accéder à nos valeurs, nous avons besoin d’une rencontre sensible. Les émotions de respect et de compassion [sur le visage du patient, ndlr] vont rappeler aux soignants les valeurs auxquelles le patient est attaché. Le dispositif technique risque de les détourner de cette relation incarnée.

Dès lors, quels sont les mécanismes de régulation, les garde-fous éthiques existants ?

PLC : En France, nous avons développé une philosophie humaniste. Notre pays avance à son rythme, ce qui est plutôt rassurant. Certains diront qu’on est trop lent face au développement de l’intelligence artificielle. Cependant, notre « lenteur » évite des risques majeurs tels que la perte de confidentialité, du respect de la vie privée, à l’heure de l’ouverture des données (l’open data). Car une fois que les données sont en libre accès, cela veut dire qu’un assureur, un employeur peut vous retrouver grâce à des logiciels. Des mécanismes sont nécessaires pour rendre impossible l’identification du patient avant leur diffusion, même s’il y aura toujours des génies de l’informatique qui pourront vous retrouver.

Le patient peut-il encore être maître de l’usage de ses données personnelles de santé ?

PLC : En ce qui concerne le dossier médical personnel, le CCNE a insisté sur le respect de l’autonomie du patient. On ne peut pas faire valoir un objectif de santé publique sans que le patient ait la liberté de délivrer les informations qu’il veut. L’un peut ne pas vouloir communiquer qu’il est asthmatique, une autre qu’elle a subi de multiples avortements… Ils doivent pouvoir soustraire aux tiers la connaissance de leurs données sensibles. Les individus sont les plus à même d’apprécier le risque lié à la divulgation d’informations, qui intéressent trois acteurs principaux : l’employeur, l’assureur et le banquier. En France, le risque est mutualisé puisqu’il est basé sur la solidarité nationale : vous devez cotiser même si vous êtes en bonne santé et, si vous tombez malade, vous en profiterez. Mais des acteurs économiques peuvent avoir envie de faire main basse sur ces données, ce qui peut se justifier lors d’un prêt à long terme, par exemple. Un banquier peut souhaiter savoir si vous serez en mesure de le rembourser.

Pensez-vous que le droit à l’oubli et le droit à la vie privée risquent d’être remis en cause un jour ?

PLC : Partout dans le monde, il existe une protection des droits individuels. C’est peut-être moins vrai dans les pays asiatiques, où le fichage des individus est plus marqué que dans les sociétés occidentales. Il est normal que les acteurs économiques fassent valoir leurs droits. Mais il faut en face des collectifs de patients prêts à se mobiliser. On a besoin de contre-pouvoirs et de « technophobes ». Il y a des associations qui veillent à la protection des droits des individus et je pense que nos pouvoirs publics sont encore attachés à cette philosophie de la solidarité et du respect de l’autonomie. Je n’imagine pas que l’Assurance maladie scelle des accords secrets avec telle ou telle multinationale. Cela me paraît impensable. Mais je pense qu’il y aura quand même des gens qui seront victimes de malveillance : des dossiers médicaux subtilisés…

Cependant ne pas agir c’est aussi prendre des risques. Aujourd’hui des gens meurent parce que leur hôpital n’a pas été équipé de technologies sophistiquées qui auraient pu prévenir leur cancer, par exemple.

Devrait-on donc en priorité équiper de manière équitable tous les hôpitaux du territoire ?

PLC : Oui, il faut incarner un principe d’équité d’accès aux nouvelles technologies sur le territoire national. Il est vrai qu’on assiste à des inégalités territoriales, au développement de cliniques privées qui permettent aux patients les plus fortunés de disposer des meilleurs soins. Les pouvoirs publics doivent investir dans les hôpitaux de proximité pour que chacun ait un égal accès à ces dispositifs.

La tendance n’est pourtant pas celle-là.

PLC : Il est vrai que les pouvoirs publics sont tentés de laisser au marché privé une part toujours plus importante de la santé. On l’aperçoit en Espagne où la médecine de la reproduction a été complètement abandonnée entre les mains de sociétés privées qui sont devenues des entreprises multinationales. À l’arrivée, ce sont les patients privilégiés qui vont y accéder, ce qui n’est pas dans notre philosophie humaniste. La France ne doit pas suivre cette voie.

La e-santé pourrait donc provoquer une e-exclusion. Est-ce votre analyse ?

PLC : Il est vrai que la technique moderne constitue un processus qui va en s’accélérant. Dans les sociétés artisanales, la technique était un ensemble de moyens utiles à la survie de l’homme, un ensemble d’outils pour se protéger contre les éléments (feu, eau…). Depuis l’époque moderne, il y a eu un changement de paradigme. La technique est devenue un système de réactions en chaîne qui se caractérise par une accélération et son irréversibilité. Les hôpitaux sont astreints au changement sous peine de perdre des places au classement ; les individus eux-mêmes doivent réactualiser leurs compétences. C’est une course sans fin. En effet, celui qui n’aura pas connaissance des applications, qui ne saura pas ce qu’est un algorithme, restera forcément sur le bas-côté. C’est une société assez impitoyable qui nécessite d’être toujours informé, ce qui implique de devoir et pouvoir changer de smartphone… L’ex-président Chirac appelait cela la « fracture numérique ». Plus que jamais, le soignant doit répondre à son obligation d’hospitalité inconditionnelle, que le patient soit bien ou mal équipé en technologies. On vous soigne quel que soit votre niveau économique et de connectivité. Il ne faudrait pas que le prescripteur ne soit plus qu’un conseiller en sites ou en applications à utiliser.

Vous avez déclaré au sujet de l’hypertechnicité que nous étions pris au piège, que la modernité donnait le vertige dans sa démesure.

PLC : Ce que j’ai voulu dire, c’est que la technique moderne produit des effets en cascade et que nous ne pouvons plus faire demi-tour. Elle apporte des solutions à des problèmes qu’elle engendre elle-même. Nous sommes pris dans un processus tentaculaire qui a débordé notre volonté, et qu’on a beaucoup de mal à contrôler.

Les soignants sont-ils prêts à affronter cette hypertechnicité ?

PLC : La civilisation technologique développe le maniement et une intelligence opérationnelle en laissant en friche d’autres compétences nécessaires telles que l’empathie ou la communication. Les nouvelles générations ont grandi dans cette évolution dématérialisée mais elles sont plus démunies en termes de savoir-être, de codes de civilité, et de paroles élaborées. Les comportements impulsifs ou régressifs sont favorisés par les réseaux sociaux où l’on élabore moins la réponse. Cela touche aussi les soignants. Paradoxalement, dans la société de la communication électronique, on multiplie les erreurs de communication. Nous aurions besoin d’une prise de recul, de couper les écrans pour réinvestir une relation incarnée. La langue française regorge de façons d’exprimer la solidarité qui évoquent le corps : « prêter main forte », « se serrer les coudes », « main dans la main »… il n’y a pas d’hospitalité sans une dimension charnelle, corporelle.

Comment la société technologique va-t-elle évoluer ?

PLC : Je pense qu’il va y avoir des mouvements d’opposition à ces excès de dématérialisation. Cela passera par la recherche de contre-pouvoirs, d’alternatives diverses telles qu’un retour à la nature, le nationalisme, le régionalisme, la spiritualité, le développement personnel… Ces dissidents auront en commun le refus de participer à une société complètement désincarnée. En réaction à une société du clic et du zap, je crois qu’il faut redonner leur place à la lecture, à la culture, au silence, à l’ennui.

On a besoin de temporalités où il ne se passe rien et où peuvent se développer une idée, une image, un rêve.

Une des solutions est donc de ménager des espaces de réflexion collective, des staffs éthiques pour réapprendre les vertus, les règles qui pourraient être un contre-poids à la logique technologique.

Ira-t-on toujours à l’hôpital de la même façon dans dix ans ?

PLC : Oui, mais avec plus de savoirs. Tout ce qui se dérobait à la connaissance du patient lui est maintenant accessible, ce qui est normal car les populations se cultivent.

On sait que de plus en plus, les robots font des diagnostics, la chirurgie de micro-précision se développe. Peut-être que le plus expert sera bientôt celui qui sera capable de maîtriser tous les outils de la médecine high-tech…

NOTES

(1) Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a rendu plusieurs avis concernant l’informatisation des donnéesde santé (consultables sur le site www.ccne-ethique.fr).

L’Europe se dote d’un nouvel arsenal pour la protection des données

En mai 2018, une révolution dans la protection des données a été engagée dans l’ensemble des pays de l’Union Européenne.

La RGPD, règlement général de protection des données, pousse les entreprises à renforcer la sécurité autour de leurs données. « À l’hôpital, cela ne devrait pas changer beaucoup de choses, puisque ce sont les entreprises qui gèrent les données qui doivent se préoccuper de leur anonymisation », rassure Pierre Le Coz. La machine européenne est déjà rodée puisque, début juin, une première amende a été dressée par la Commission nationale Informatique & libertés (CNIL), gendarme français en la matière à l’encontre de Optical Center. La sanction s’élève à 250 000 € « pour avoir insuffisamment sécurisé les données de ses clients ». Selon la Commission, « un contrôle en ligne a permis aux équipes de la CNIL de constater qu’il était possible, en renseignant plusieurs URL dans la barre d’adresse d’un navigateur, d’accéder à des centaines de factures de clients de la société. Ces factures contenaient des données telles que les nom, prénom, adresse postale ainsi que des données de santé (correction ophtalmologique) ou encore, dans certains cas, le numéro de sécurité sociale des personnes concernées. » Retenons que le RGPD s’applique également aux dossiers papier. La transmission des données des patients doit être limitée aux seules personnes qui sont autorisées à y accéder au regard de leurs missions. Par ailleurs, les données des patients ne peuvent être gardées indéfiniment. Ces derniers doivent être informés du traitement de leurs données mais leur consentement n’est pas obligatoire. Enfin, il est nécessaire de tenir un registre des traitements des informations recueillies.

Pierre Le Coz

Professeur de philosophie à la faculté de médecine d’Aix-Marseille Université et ancien vice-président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Il préside le comité de déontologie de l’Agence nationale de la sécurité sanitaire.