Discussions éthiques : comment impliquer plus les soignants ? - Objectif Soins & Management n° 265 du 01/10/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 265 du 01/10/2018

 

ÉTHIQUE

Claire Pourprix  

journaliste

Trop souvent, les groupes de réflexion éthique peinent à mobiliser les soignants. Manque de temps, réticence du management, prise de parole difficile… les arguments ne manquent pas. Pourtant, leur participation active est indispensable au bon déroulement du questionnement éthique. Pour leur bien-être au travail, mais avant tout pour une meilleure prise en charge des patients.

En avril dernier, Marion Broucke, infirmière en soins palliatifs, lançait une pétition pour demander aux députés d’entendre la voix des soignants face à la fin de vie. Dans cette lettre intitulée « Non, une légalisation des injections létales n’est pas la bonne solution ! », signée par plus de 2 000 personnes, elle expliquait : « Nous demandons à être entendu.e.s par les 156 députés, visiblement mal informés, qui ont signé un texte laissant penser que le remède au mal-mourir des patients serait de les faire mourir plus vite. » Et arguait que les infirmières et aides-soignantes sont « les mains médiatiquement invisibles mais qui pourtant prennent soin à chaque instant du jour et de la nuit de patients en fin de vie ».

Le 23 mai, Marion Broucke a été reçue, avec deux confrères, par cinq députés de La République En Marche. Est-ce que leur parole suffira à faire évoluer la position de la commission en charge de l’évolution de la loi relative aux soins palliatifs et à la sédation ? Leur démarche illustre en tout cas la nécessité d’accorder une place de choix aux soignants dans les discussions éthiques, qui peuvent toucher à de nombreux sujets, au-delà des délicates questions de fin de vie qui sont les plus médiatisées.

UNE OBLIGATION LÉGALE OUVERTE À TOUS

Au sein des établissements de santé, leur participation aux comités de réflexion éthique n’est d’ailleurs pas toujours acquise. Bien que ces comités soient, sur le papier, ouverts à tous, il apparaît, dans les faits, que leur mobilisation n’est pas si évidente. « Depuis la loi du 4 mars 2002, tous les établissements de santé doivent se doter d’un comité (ou groupe, espace, café…) de réflexion d’éthique, rappelle le Dr Michel Caillol, ex-chirurgien orthopédique, docteur en philosophie spécialisé, depuis un accident invalidant, dans la formation en éthique médicale pour les soignants. Mais dans les faits ce n’est pas encore le cas. Tout le monde a bien conscience qu’il faut un espace de réflexion, mais il y a une grande inertie. » Pourtant, celui-ci répond à la nécessité de mettre en place un lieu où les personnels de l’hôpital peuvent discuter entre eux, quel que soit leur statut, sans notion de hiérarchie. « Une aide-soignante est soignante, au même titre qu’un médecin : ils sont à égalité pour parler de problèmes qui ne sont pas d’ordre technique, mais humain, souligne le Dr Caillol. Le comité est un moyen de prendre l’habitude de réfléchir, de prendre du recul et non pas de la hauteur. Y participer permet de réfléchir à ce que l’on fait, d’être rassuré, d’être déculpabilisé et de mettre du sens dans sa pratique. » L’expert, qui accompagne des établissements dans la mise en place de comités et dans leur animation, préconise des comités restreints, d’une dizaine de personnes, pour rendre leur fonctionnement souple, dont le bureau doit être renouvelé tous les trois ans. Il a identifié deux freins principaux à la participation des infirmiers et aidessoignants. Tout d’abord, la mauvaise compréhension de la démarche éthique : « J’entends souvent dire “nous n’avons pas besoin d’un comité, nous faisons de l’éthique toute la journée, on ne va pas nous apprendre à bien traiter les gens !”. Or au sein d’un tel espace de réflexion, il n’est pas question de moraliser, de donner des leçons. C’est un endroit où l’on peut réfléchir pour être mieux dans ses baskets, ensemble. » D’ailleurs, un comité ne donne que des avis consultatifs, il ne dit pas ce qu’il faut faire. Avant chaque réunion, il est conseillé d’étudier la loi et la réflexion éthique sur le thème du jour, pour confronter le cas de terrain avec la réalité réglementaire et éthique.

Deuxième frein : le manque de temps. Or, explique-t-il, « le temps de réflexion éthique n’est jamais du temps perdu, c’est même du temps gagné ! Il permet de réfléchir à ce que l’on fait, pourquoi et comment. Il est de plus valorisant pour les paramédicaux car il témoigne que leur métier est aussi important que celui du chirurgien ou du directeur. »

LE CADRE, MOTEUR DE LA PARTICIPATION DE SON ÉQUIPE

Pour lever ces obstacles, le rôle de l’encadrement est essentiel. « Dégager du temps soignant est difficile, reconnaît le Dr Lisadie Fournier, médecin coordinateur de l’HAD de l’AP-HP, fondatrice et présidente de son comité de réflexion éthique. Le risque est toujours que le cadre mobilise ses infirmiers ou aides-soignants car il manque de personnel dans le service… Mais s’ils ne sont pas présents à la réunion, on perd les remontées terrain. » L’HAD de l’AP-HP, ce sont 20 unités de soins, dont la pédiatrie. Près de 800 patients sont pris en charge quotidiennement, 400 décès sont recensés par an. Le Dr Lisadie Fournier a bénéficié de l’appui de sa direction pour monter ce comité en 2016 et d’une culture éthique en soins palliatifs au sein de l’établissement, qui avait déjà mis en place les Jeudis de l’éthique et un Café éthique. Le comité éthique comprend 12 personnels soignants (infirmière, aide-soignante, dié téticienne, ergothérapeute, médecin, assistance sociale, cadre), un représentant des usagers, des médecins généralistes et des ressources extérieures*. « Il ne faut pas être trop nombreux, pour être la caisse de résonnance de ce qui se passe sur le terrain, précise-t-elle. Nous ne sommes pas là pour refaire le monde, mais pour voir comment on peut avancer. » Le comité, qui se réunit 4 fois par an, a permis d’engager un mouvement de l’institution, en s’articulant avec les staffs organisés dans les unités de soins une fois par semaine autour de médecins et cadres coordinateurs, et les Jeudis de l’éthique. Parmi les thèmes récurrents : le respect de l’intimité du domicile, l’opposition entre le souhait du patient et les exigences hospitalières, le refus de soins, la place de l’aidant… « Le comité se réunit sur un ordre du jour, mais nous nous donnons la liberté d’être flexible, en fonction de l’actualité. » Pour se rapprocher encore plus du terrain, le Dr Lisadie Fournier projette de monter des petites cellules de réflexion éthique pour rencontrer les professionnels sur leur temps d’équipe, au moment du staff. Sa démarche est soutenue par Laurence Nivet, directrice de l’HAD de l’AP-HP. « J’ai appuyé cette réflexion éthique parce qu’elle s’inscrit dans une tradition très forte de l’HAD-AP-HP, avec ses jeudis de l’éthique, son comité des soins palliatifs, plus anciens, et parce que c’est un lieu de réflexion important pour les professionnels en HAD : les soignants interviennent seuls au domicile des patients et ont un position nement spécifique avec les patients et les aidants car ils entrent chez eux, dans leur intimité. » Depuis 2016, le comité de réflexion éthique existe au même titre que les comités onco-hématologie, soins palliatifs, gériatrie, plaies, neuro-rééducation et handicap, douleur et bientraitance. Présidé par un médecin, il a pour objectif de réfléchir à la politique menée, de travailler sur des protocoles et l’organisation. Depuis sa création, la réflexion du Comité de réflexion éthique s’est élargie de la question des soins palliatifs, à la relation patient/soignant au domicile dans les prises en charge complexes. « Il a deux missions, précise Laurence Nivet : tracer des axes de travail et les nourrir par l’expérience de terrain des professionnels qui interviennent au domicile : aides-soignantes et infirmières, assistantes sociales, rééducateurs, diététiciens, médecins, sages-femmes, coursiers…. Dans ce cadre, la participation des soignants est fondamentale : nous recherchons une meilleure participation de ces professionnels et un meilleur lien avec ce que vivent les équipes au quotidien à la fois pour améliorer l’organisation et nos protocoles de prise en charge et parce que leur participation est aussi un moyen de partager et faire vivre des valeurs. Savoir que des lieux et des moments existent pour se poser et réfléchir, tout en étant efficace, est important. »

PRIVILÉGIER LE CONCRET

À la clinique Chantecler de Marseille, la création d’un comité de réflexion éthique a été motivée, comme c’est souvent le cas, par l’objectif de la certification. « Il existait déjà des actions dans le champ de l’éthique, mais de manière informelle. Mon intention était de créer une dynamique partant du niveau infirmier et d’intégrer l’équipe médicale », explique Véronique Bécavin, présidente du comité de réflexion éthique “La comète”, créé en 2014. Cette infirmière, responsable d’un service de soins de 31 lits en chirurgie générale et rééducation fonctionnelle, dotée d’un DU Ethique médicale, a pour mission de mener à bien cette formalisation dans l’établissement. « Pour cela, il a fallu lever des blocages. Par exemple, penser que les missions du comité seraient moralisatrices sur les pratiques et modes de pensée de chacun. Le premier travail a donc consisté, avec l’aide du Dr Caillol, à présenter en quoi consiste la démarche éthique. »

Pour mobiliser les soignants, elle a pris soin d’éviter un format « réunionite » et de mettre en place un comité qui dépasse le cadre théorique pour privilégier les liens avec la pratique soignante. « Il faut qu’ils retirent de ce temps de réflexion du concret. Pour cela, le programme annuel est bâti en fonction des remontées du terrain et discuté avec les membres du comité, toutes catégories confondues. L’objectif est de cerner un thème de réflexion, d’en identifier les problématiques, puis d’organiser un temps de discussion ouvert à tous les professionnels de l’établissement pour échanger sur les situations rencontrées et dégager ensemble des pistes d’actions à mener. Le comité en fait la synthèse et propose ensuite des recommandations pratiques. Par exemple, le besoin de formation conflit-violence-bientraitance a été intégré au plan de formation de cette année. » Au quotidien, les soignants peuvent déposer un avis ou une alerte dans une boîte aux lettres dédiée ou par e-mail et les cadres de proximité sont encouragés à discuter de cas en équipe et à les faire remonter au comité d’éthique. « Nous aimerions susciter plus de retour de la part des personnels, mais il est vrai que si on ne va pas vers eux, ils ne viennent pas à nous. Il y a encore une certaine réserve… Il me semble qu’ils ne veulent pas négliger ces questions, mais ils sont happés par le quotidien et ont toujours des urgen ces à régler… »

Pour Véronique Bécavin, le rôle du cadre de proximité est justement crucial pour proposer un temps d’arrêt en situation, ou a posteriori. « Même s’il existe une bonne communication au sein d’une équipe, il y a des choses qui ne se disent pas facilement. Ces sujets peuvent émerger en comité de réflexion éthique, lors de retours d’expérience. Cela cultive la sensibilisation à la réflexion éthique et permet d’en tirer un enseignement pour la suite. » Au final, le résultat est souvent plus efficace que des formations théoriques, les équipes étant plus en demande de concret.

Aurélie Martinez, psychologue clinicienne à la Clinique Clairval, présidente du comité éthique commun avec la Résidence du Parc, à Marseille, va également dans ce sens : « Il peut arriver que les soignants aient la tête dans le guidon, ils peuvent être en souffrance par rapport à une situation qui les dépasse. Distiller, sensibiliser sur des notions d’éthique et les amener à solliciter le comité éthique quand ils sont en difficulté est important. » Pour autant, elle reconnaît que si mettre en place un comité d’éthique n’est pas si difficile, le faire vivre est autrement plus ardu ! « Il faut être patient. »

DÉSAMORCER LES CONFLITS

Elle s’appuie sur des “staff éthique” sur mesure, composés d’interlocuteurs qui l’interpellent ou alertent leur cadre. « Nous réunissons deux ou trois soignants du service, un cadre et des membres du comité de réflexion éthique. C’est arrivé par exemple dans un cas où la communication était devenue difficile entre le médecin réanimateur et l’équipe soignante au sujet d’une patiente présente dans le service depuis longtemps, pour laquelle les soignants étaient en perte de repères, de sens par rapport aux soins. Quand l’équipe est épuisée, en souffrance, le soignant ne comprend plus quel est son rôle vis-à-vis d’un patient. Le fait de se poser permet à chacun de s’exprimer. Le but n’est pas de trouver une réponse, mais ensemble d’avoir un autre regard, d’éclaircir une situation, de réfléchir sur le sens du soin. Cela apaise les tensions. »

Ces réflexions permettent aux soignants de prendre du recul sur leur pratique et le sens de leur mission. Elles sont aussi, et avant tout, bénéfiques à la qualité de la prise en charge du patient et de la relation avec ses proches. Alors, pourquoi en faire l’économie ?

NOTES

* dont Pascale Thibault, rédactrice en chef d’Objectif Soins et Management et Marc Grassin, Philosophe, responsable de la rubrique Ethique de la revue..

Comité consultatif national d’éthique

Dans l’avis 129 du CCNE en date du 18 septembre 2018, le CCNE fait 4 propositions concernant la fin de vie, et insiste particulièrement sur ce point : ce Plan devra enfin permettre la valorisation de l’acte réflexif et discursif qui peut conduire à des décisions justes en fin de vie pour éviter les actes médicaux inutiles, ou disproportionnés au regard de la situation des patients tout comme prioriser les soins relationnels et d’accompagnement des personnes (en particulier pour faciliter l’anticipation de ce qui peut advenir et favoriser l’élaboration de directives anticipées).

Avis 129 contribution du CCNE à la révision de la loi de bioéthique du 18 septembre 2018 http://bit.ly/2ILszgz

Procédure collégiale… ou pas ?

Légiférée, mais pas totalement intégrée dans la réalité des équipes médicales, la procédure collégiale pour les décisions concernant des patients en fin de vie questionne. Le rôle des paramédicaux dans la collégialité en est un point phare.

Dans les textes depuis 2005, la procédure collégiale peine encore à pénétrer le fonctionnement des équipes. « Elle devrait devenir une règle, affirme Noëlle Carlin, cadre infirmière retraitée de l’équipe mobile de soins palliatifs du CHU de Grenoble. Les infirmières doivent se saisir de cette obligation légale pour une égale valeur de la parole des uns et des autres ». Le souci : souvent les IDE se taisent lors des réunions, car elles ont, notamment, un savoir difficile à mettre en mots. Il relève, selon Noëlle Carlin, d’une triple compétence : technique, relationnelle (proximité avec le patient) et organisationnelle (médiation entre les différents acteurs, “harmonisation”).

Se faire entendre, c’est aussi faire émerger le savoir invisible lié au continuum des soins. Les IDE ont un rapport évident à la temporalité, à l’évolution au patient : transformation du corps, visuel des plaies… Leur proximité leur donne un grand savoir, une relation qui passe par le toucher, la bienveillance. Or, cet aspect est parfois jugé trop émotionnel et éloigné du raisonnement clinique.

« Les infirmiers ont un rôle essentiel, de sentinelle d’abord, en témoin précoce des évènements. Ils peuvent ainsi restituer un tableau de la situation et éventuellement de la parole du patient. Mais ils ont aussi une responsabilité professionnelle et morale dans le processus de décision », rappelle Noëlle. Les médecins disent tenir compte de l’avis des paramédicaux lors de procédures collégiales mais des études montrent le contraire. Une étude publiée en 2010 par le Groupe Francophone de Réanimation et Urgences Pédiatrique, note que pour 75 % des médecins l’avis des paramédicaux est pris en compte alors que pour 20 % des infirmières il ne l’est jamais et pour 40 % parfois.

Lorsque les paramédicaux participent aux procédures, les médecins les disent impliqués dans 88 % des cas. Or, seul 50 % se sentent impliqués. Il y a donc un net décalage entre la réalité des uns et des autres.

« Dans la démarche collégiale se joue également une part de l’identité professionnelle et personnelle de chacun », note Noëlle. Les médecins devraient laisser de côté la hiérarchie et les infirmiers s’engager davantage, se sentir responsable pour le patient, l’équipe et eux-mêmes.

Pour résumer, la procédure collégiale, au sein des équipes, aurait un rôle pédagogique du « faire ensemble », mais aussi un rôle émancipatoire, notamment pour les paramédicaux, dans le sens d’oser dire et d’assumer ses responsabilités.

Laëtitia Di Stefano