Objectif Soins n° 265 du 01/10/2018

 

LE SENS DES MOTS ET DES IDÉES

So Yung Straga  

Cadre de santé, CHR Citadelle, Liège

Dans les hôpitaux, le phénomène semble général : pas une réunion de travail, sans que ne soit scandé le terme efficience. Que désigne-t-on véritablement par efficience ? Quelle est l’attente des gestionnaires qui en ponctuent leurs discours ? À chaque fois que des expressions de productivité sont apposées aux processus de santé, il est bon d’en connaître l’origine, ainsi que les buts escomptés.

ANGLAIS OU LATIN ?

Présenté comme corollaire de la performance, l’efficience résonne comme une formule sacrée à tous les niveaux du management hospitalier. Librement traduit de l’anglais efficiency qui signifie littéralement efficacité, l’efficience n’en est cependant pas synonyme. L’origine latine efficientia donne un sens plus simple à l’efficience qui devient la capacité à produire un effet.

Auparavant, dans les métiers de la santé, les professionnels s’efforçaient d’être efficaces ; aujourd’hui, ils ont aussi l’obligation d’être efficients. Que cela signifie-t-il ? Tous les acteurs de santé emploient-ils le même lexique lorsqu’il s’agit d’efficience ? L’efficience est-il le nouveau mantra des managers hospitaliers ?

EFFICIENCE ET HÔPITAL, QUEL RAPPORT ?

Peter Drucker a dit : « Efficiency is doing things right ; effectiveness is doing the right things ». Conclusion, le manager doit être efficace et efficient. Si l’efficience est le rapport entre les résultats et les ressources, à quel niveau le gestionnaire souhaite-t-il placer le curseur ?

En chirurgie, le virage ambulatoire traduit un bel exemple d’efficience : pour un geste chirurgical équivalent, le patient reste hospitalisé moins longtemps. Les résultats sont mesurables. Satisfaction du bénéficiaire qui reprend ses activités de la vie quotidienne plus rapidement. Satisfaction du prestataire qui a réalisé une technique chirurgicale appropriée et des soins adaptés pour une qualité de même niveau. Satisfaction du gestionnaire qui peut hospitaliser un nombre plus important de patients dans un même espace-temps.

On le voit, l’efficience cumule en son sein plusieurs dimensions indissociables :

a) L’utilisation adéquate des ressources à sa pleine capacité de production : le bon professionnel à la bonne tâche.

b) L’allocation conforme des ressources matérielles : le nombre de lits disponibles, les locaux de consultation, les plateaux techniques,…

c) La qualité de la prestation, associée à la satisfaction du prestataire.

Ce dernier point différencie définitivement l’efficience de la productivité pure. Dès lors, pourquoi ce rictus sur les visages des cadres quand ils entendent leurs dirigeants encenser l’efficience ? Cela est probablement dû au fait que dès la première utilisation, l’efficience a été associée, à tort, à “mesures d’économie”. Le rapport résultat sur ressources a définitivement cadenassé le schéma suivant : à la recherche d’un résultat identique, le prestataire désireux d’efficience ne perçoit qu’une issue unique, la diminution des ressources. D’où l’inconfort, car si les ressources allouées initialement étaient parfaitement calibrées, il semble mathématiquement impossible de produire le même effet avec moins de ressources. Plus subtilement, il sera alors suggéré au manager hospitalier de pallier la diminution des ressources par l’innovation, car l’innovation consiste à trouver de nouvelles solutions.

Le manager hospitalier doit avoir le courage d’y détecter une logique plus nuancée.

RESSOURCES MATÉRIELLES ET IMMATÉRIELLES

Donc pour prétendre à l’efficience en milieu hospitalier, les ressources doivent être correctement attribuées et le résultat satisfaisant pour le patient et le prestataire de soins. Si seule importe la dimension maîtrise des ressources, le professionnel de la santé qui ne parviendra plus à fournir un travail de qualité (= efficacité) n’y trouvera plus le sens de son métier.

Ainsi, l’effort économique peut être consenti sur une fraction de ressources matérielles, mais il ne peut en aucun cas empiéter les ressources immatérielles. Les plans d’action et les stratégies nécessitent une coopération qui dépend directement du niveau de confiance établi entre les participants. Une innovation ne peut éclore que d’un terreau organisationnel qui a conscience de son environnement faisant que son réseau se mobilise naturellement à l’élaboration du nouveau modèle.

Lorsqu’à l’horizon ne se profile que la réduction des coûts, les temps de régulation, véritables espaces de réflexion, sont les premiers sacrifiés.

La culpabilité pousse le manager à y renoncer ; aucun tableau de bord ne met en évidence le retour sur investissement de temps consacré à des échanges informels de savoirs ou de conseils. De plus, les chasseurs de gaspillage considèrent ces moments comme improductifs.

Ces ressources immatérielles devraient pourtant être conservées tel un patrimoine.

Baigner en continu dans une atmosphère de réduction des coûts dégrade les relations interpersonnelles ; lorsque l’aspect pécuniaire surpasse tout le reste dans une relation humaine, la satisfaction des individus est rapidement impactée. C’est alors que dans les hôpitaux, l’envie de “donner de soi” cède la place à l’érosion de soi ; diminuant la qualité, augmentant la pression et ce jusqu’à la rupture de confiance acquise à force de régulations antérieures.

MANAGER AVEC EFFICIENCE

Le manager hospitalier, dans ce contexte précis, endosse un rôle crucial. En être conscient et l’assumer pleinement lui éviteront perte de temps et d’énergie. Quel est ce rôle rarement évoqué dans les formations de management ? Il s’agit du rôle de “rassureur”.

Rassurer le gestionnaire par des dossiers détaillés présentant des perspectives à courts, moyens et longs termes. Le manager a un devoir envers le gestionnaire ; trop souvent cantonné dans le rôle d’opposition aux décisions de la direction, le manager en oublie son devoir de lien entre la vision stratégique et la réalité du terrain. Il est le seul à pouvoir effectuer des feed back réalistes.

Rassurer les équipes du middle management en construisant avec elles les processus différents initiant une gestion saine des effectifs. À l’inverse du top management, les équipes ont souvent le “nez dans le guidon” ; ce qui les empêchent d’avoir le recul nécessaire à toute perspective de changement ou même d’ajustement. Les équipes qui triment au quotidien ne perçoivent que négativement toute forme de modification de leur système. En effet, qui accepterait sans rechigner de produire la même quantité, tout en réfléchissant à un autre processus, tout en implémentant ce nouveau processus, tout en diminuant les coûts ? Manager des équipes, c’est réussir à ralentir la cadence pour certains afin qu’ils se consacrent à la réflexion, pendant que d’autres augmentent leur productivité momentanément.

Rassurer le personnel en lui expliquant encore et encore les évolutions de la santé publique. Décennies après décennies, les découvertes médicales ont contribué à l’idée d’un monde meilleur où, à terme, les dépenses de santé finiraient par diminuer. Aujourd’hui, on sait qu’il n’en est rien et soigner avec efficience est le seul moyen de ne pas consommer en six mois nos besoins médicaux de l’année. Longtemps, les membres du personnel ont été confinés dans l’ignorance parce que les cadres jugeaient trop complexes les explications à développer.

Longtemps les membres du personnel ont jugé inutiles les explications à recevoir, compte tenu du fait acquis que les experts métiers n’ont que faire de la gestion de l’entreprise.

Rassurer les patients sur le maintien des relations humaines au sein des processus de soins, malgré l’avènement de la robotisation et de l’intelligence artificielle ; éléments cités dans de nombreux domaines comme le support par excellence à l’efficience. Mais pour rassurer, il est nécessaire d’inspirer confiance. Et pour inspirer confiance, il est nécessaire de tisser des liens. Et pour tisser des liens, il est nécessaire de passer du temps auprès des personnes. Être un manager efficient aujourd’hui, plus que tout, signifie gérer son temps correctement. Cela ne veut pas dire qu’il faille maximiser son agenda pour y caser toutes les réunions et autres formations. Cela signifie être capable de laisser des espaces libres et de le faire savoir à ses équipes, afin qu’elles viennent à la rencontre de leurs responsables.

CONCLUSION

Dans toutes organisations, l’efficience par la maîtrise des coûts produit rapidement des résultats financiers tangibles. Ce miroir aux alouettes ne doit pas aveugler les managers hospitaliers dans leur durabilité. Car si le rôle du gestionnaire reste de veiller à la pérennité de l’hôpital-entreprise sous le versant maîtrise des coûts, le rôle du prestataire de soins est avant tout de veiller à la solidité des relations humaines, socle indispensable à la dispensation de soins de qualité.

Syntoniser les expériences, prendre une pause, mentaliser sa pratique exige des espaces de liberté. Les organisations hospitalières sont leader dans l’élaboration de processus, de procédures, de prescriptions, mais dans un futur proche les hôpitaux qui auront compris que la valeur “confiance” de ses membres, les uns vis-à-vis des autres reste indispensable, feront la différence. Les espaces laissés libres pour des moments de régulations favorisent la consolidation des ressources immatérielles, indispensables à l’élaboration de tout plan stratégique.

Les groupes de paroles, de codéveloppement professionnel ou de simples pauses détente sont autant de moyens parmi d’autres de profiter d’espaces réflexifs dont l’effet rémanent se prolonge dans l’organisation toute entière.

Une nouvelle rubrique

Dans le langage courant comme dans le langage professionnel, de nouveaux termes apparaissent régulièrement, et occupent, pour un temps, le devant de la scène. Chacun se les approprie à sa manière, contraint ou forcé, par conviction ou plus fréquemment par habitude, mimétisme ou effet de mode. Ils plaisent, sonnent agréablement à l’oreille (ou pas), s’imposent dans toutes les conversations, à bon escient ou non. Employés par les uns et les autres, dans tous les contextes, nous n’en vérifions pas toujours la signification. Cela peut amener à une perte de sens et à une communication dont l’efficacité s’en trouvera potentiellement altérée.

Aussi, quand une de nos lectrices a proposé une réflexion autour d’un terme, d’un concept, nous avons pensé qu’une rubrique régulière permettant d’approfondir le sens d’un mot, ou d’une expression contribuerait à la réflexion et à leur meilleur usage. Ces mots qui, après nous avoir accompagnés, agacés, disparaissent, remplacés par d’autres, qui reprennent le même parcours… cette nouvelle rubrique intervient en alternance avec la rubrique « controverse ». Nous invitons nos lectrices et lecteurs à nous faire part de leurs propositions de thèmes de controverse, ou de mots et concepts sur lesquels se pencher, tant ils interrogent.