ÉCRITS PROFESSIONNELS
Gloria Hamel-Lauzon* Viviane Szostak** Jenny Gentizon*** Danielle Bouchard****
*Infirmière clinicienne
spécialisée au Centre
universitaire de traitement et
réadaptation (CUTR) gériatrique
Sylvana, CHUV, Épalinges
**
Infirmière chef de service au
Centre universitaire de
traitement et réadaptation
(CUTR) gériatrique Sylvana,
CHUV, Épalinges
***Infirmière clinicienne
spécialisée, étudiante PhD,
CHUV, Lausanne
****Directrice des soins infirmiers
du département de médecine
au CHUV, Lausanne
Les équipes de soins du Centre universitaire de traitement et de réadaptation (CUTR) gériatrique du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) utilisent une croix de qualité et de sécurité (CQS) comme outil de mesure et de pratique réflexive conduisant à une prise en charge interdisciplinaire des patients, et ce en utilisant la technique du débriefing. Cet article a pour but de présenter la plus-value d’un tel outil pour l’engagement du personnel soignant et de l’équipe interdisciplinaire dans les processus d’amélioration continue et d’implantation des bonnes pratiques.
Au CUTR, l’utilisation de la CQS, depuis 2015, permet aux équipes interdisciplinaires de visualiser en un coup d’œil le développement d’escarres nosocomiales de toutes catégories ainsi que le nombre de chutes survenant sur l’unité, leurs conséquences et l’identification des multichuteurs.
La CQS est issue des techniques Lean, utilisées dans l’industrie aéronautique et manufacturière, qui ont été promues en Grande- Bretagne ces dernières années par le National Health Service (NHS) pour améliorer l’efficacité et la sécurité(1) dans les organisations de soins de santé. Parmi les outils utilisés, la CQS permet d’afficher des informations clés portant sur la sécurité à chaque étage. Elle est remplie quotidiennement au fur et à mesure que surviennent les événements indésirables.
En 2015, un des mandats attribués à l’infirmière clinicienne spécialisée (ICLS) a été de mettre en œuvre les directives institutionnelles au CUTR concernant notamment la prévention et le traitement des escarres et la prévention des chutes. Afin d’obtenir rapidement des renseignements sur l’occurrence des escarres et des chutes, l’utilisation de la CQS a été discutée avec l’infirmière chef du service (ICS) et les infirmières chefs des unités (ICUS), cet outil étant présenté comme un moyen rapide d’avoir une vision en temps réel des événements indésirables tels que les escarres nosocomiales, incluant la catégorie de chacune d’elles, ainsi que les chutes survenant sur l’unité, avec ou sans conséquences.
La CQS est un outil simple de collecte de données visuelles qui peut être utilisé pour identifier les points à améliorer. Son processus d’utilisation implique que les membres de l’équipe soignante travaillent ensemble pour surveiller les chutes et les escarres nosocomiales. Il s’agit d’un calendrier en forme de croix dans lequel on enregistre une métrique et le nombre d’occurrences.
Au CUTR, la CQS est utilisée dans l’objectif :
• d’améliorer la sécurité des patients et de promouvoir les bonnes pratiques en informant et sensibilisant les membres de l’équipe soignante (infirmières, assistantes en soins et aides-soignants) et d’autres professionnels sur la survenue d’accidents ;
• de fournir des données d’incidence en temps réel pour permettre à l’ensemble de l’équipe interdisciplinaire d’être informée quotidiennement du nombre de jours qui se sont écoulés sans qu’un nouvel incident se produise ;
• de lier les données à nos objectifs et initiatives d’amélioration du taux d’escarres et du nombre de chutes et de leurs conséquences ;
• de permettre à l’équipe de se concentrer sur des solutions opportunes d’amélioration relevant de sa sphère d’influence.
Le personnel des équipes soignantes (n = 120) a été formé sur le principe et l’importance d’obtenir des données locales sur chaque étage. Des séances de sensibilisation et de formation ont été réalisées auprès des équipes sur les différents indicateurs à suivre et sur l’utilisation de l’outil.
Lorsqu’un incident (chute ou escarre) se produit, le personnel est encouragé à discuter en équipe de l’événement et à utiliser la méthodologie de débriefing. Celle-ci se définit comme étant une pratique communicationnelle et réflexive susceptible de favoriser la compréhension de situations et de la pratique (2). Cette approche privilégiée au CUTR a pour but de permettre une analyse et d’identifier des pistes d’amélioration : cela renforce le sentiment d’appropriation.
À gauche de la CQS se trouve une légende qui indique que chaque couleur représente le résultat d’une seule journée dans l’unité : • pour les escarres nosocomiales : vert = aucune nouvelle escarre n’est trouvée; rose = dermite associée à l’incontinence ; jaune = escarre de catégorie 2 ; rouge = escarres de catégories 3, 4 et LTPS. Chaque case doit être colorée en temps réel ou avant minuit en utilisant la couleur appropriée ;
• pour la déclaration des chutes : vert = pas de chute durant la journée ; jaune = une chute sans conséquence ; rose A = une chute avec une blessure mineure telle une petite coupure ou bosse mais rien de sérieux nécessitant de prolonger le séjour ; rose B = une chute sans conséquences permanentes telles qu’une blessure nécessitant un test radiologique ou des points de suture; rose C = une chute avec blessures graves (fracture ou décès) ; bleu = une deuxième chute d’un patient. Si possible, une seule couleur doit être utilisée par jour. Cependant, il peut être nécessaire d’enregistrer des jours « multicolores », en particulier si un multichuteur (bleu) a fait une chute sans conséquence (jaune).
Le nom du patient doit être inscrit près de la case pour permettre aux soignants d’être alertés lors de la survenue d’un accident. La règle d’or est de garder la simplicité du format afin de rendre l’apparition d’une escarre ou d’une chute immédiatement évidente. L’ICUS a la responsabilité de s’assurer que la CQS est complétée chaque jour. Cependant, chacun des membres de l’équipe soignante qui découvre l’escarre ou la chute est tenu de documenter la CQS.
Lorsque l’ICLS initie cet outil, elle doit s’assurer que tout le personnel est informé de son existence, de ses buts et sait comment la compléter. Il faut également qu’elle soit placée dans un endroit en évidence, par exemple dans le bureau des infirmiers (ères), afin que tout le monde puisse la voir et la compléter quotidiennement.
Il est essentiel que l’équipe puisse réaliser un débriefing de l’événement lors de l’identification de l’occurrence d’un accident afin de mettre en œuvre des stratégies de prévention ou de déterminer le plan de traitement approprié pour l’éviter. Concrètement, cela signifie que toute l’équipe, le jour de l’événement, discute ensemble pendant quelques minutes de manière à identifier les causes possibles de la chute ou de la présence d’escarre, puis détermine un plan d’intervention individualisée. Un débriefing efficace est la clé d’une amélioration continue et durable. Ce processus doit être convivial et permettre la libre expression des opinions et des hypothèses. Idéalement chacune des personnes présentes doit prendre la parole. L’approche doit être structurée pour identifier « ce qui s’est passé » et « pourquoi » l’événement s’est produit. Ce débriefing ne devrait pas prendre plus de 10 à 15 minutes. Il peut être animé par la personne ayant signalé l’événement ou par l’infirmière chef de l’unité de soins. Brièvement, en voici les étapes :
• déterminer ce qui s’est passé : à cette étape, il faut s’en tenir aux faits. Si une soignante est témoin de la chute d’un patient, elle doit décrire simplement ses observations ;
• identifier pourquoi l’événement s’est produit : il faut plutôt amener l’équipe à se demander « qu’estce que nous aurions pu faire autrement ». Il importe que cela permette aux membres de l’équipe de ne pas être confrontés à un « pourquoi avez-vous », qui les mettrait sur la défensive ;
• identifier les leçons apprises : à la fin du débriefing, chacun devrait pouvoir s’exprimer sur ce qu’il pense avoir appris de l’événement. En effet, un événement tel que la chute d’un patient ou la découverte d’une escarre est particulièrement important, il touche l’ensemble de l’équipe interdisciplinaire. La mise en œuvre d’un plan de soins concerté et strictement appliqué doit donc être connue de tous et documentée.
Il est important de souligner que chaque secteur de soins (c’est-àdire hôpital, services de soins aigus et soins de longue durée) devrait avoir déterminé ses propres objectifs, sinon la CQS ne sera utilisée que comme un outil de signalement. Trois questions fondamentales sont à considérer, dont les réponses constituent la base de l’amélioration :
• qu’essayons-nous d’accomplir (par exemple, réduire les escarres nosocomiales de 50 % dans la prochaine année) ?
• comment saurons-nous qu’un changement est une amélioration (utiliser la CQS pour nous permettre de mettre en évidence notre incidence localement et d’agir en conséquence) ?
• quels changements pouvons-nous apporter qui se traduiront par une amélioration ? Cette réponse s’obtient au moment du débriefing, qui autant que possible se fait en interdisciplinarité.
Au CUTR, les CQS sont retournées à l’ICLS afin de faire le décompte mensuel des accidents. Il est souhaitable d’afficher ces données sous la forme de graphiques sur chaque unité trimestriellement pour que l’équipe interdisciplinaire puisse constater la situation relative aux accidents.
De plus, la CQS n’est pas destinée à remplacer le système de signalement institutionnel déjà en place ; elle est complétée afin d’encourager la détection précoce et la mise en œuvre d’interventions de soins visant à réduire ou éliminer les risques de survenue d’incidents.
Le fait de permettre au personnel soignant et à l’équipe interdisciplinaire de savoir quotidiennement combien de jours se sont écoulés sans qu’une nouvelle escarre ne se soit développée ou qu’une chute ne soit survenue dans l’unité est très encourageant et valorisant. L’équipe soignante est très fière de savoir qu’elle a amélioré ses soins et que les mesures de prévention appliquées sont efficaces.
Un questionnaire complété auprès de 67 % du personnel soignant (ID, ASSC, AS)(3) du CUTR a permis de constater un taux élevé de satisfaction à l’utilisation de la CQS pour l’occurrence des chutes et un taux relativement élevé de satisfaction à travailler en interdisciplinarité. Ces constats permettent non seulement de mettre en relief des pistes d’amélioration pour la réduction du taux de chutes, mais également d’identifier la nécessité de renforcer la collaboration interdisciplinaire où chacun œuvre avec sa qualification et sa contribution spécifique dans la prise en soin de la personne âgée qui a chuté.
Le premier défi a été de faire participer toute l’équipe, incluant les cadres de proximité. Malgré le soutien et les encouragements de l’ICLS et de l’ICS, certaines équipes ont considéré que cette innovation concernait seulement les ID et ICLS. Le deuxième défi consistait à déterminer le meilleur moment pour compléter la CQS : à minuit ou en temps réel ? Il a finalement été décidé avec les équipes que le fait de compléter la CQS en temps réel permettait d’éviter les oublis. Enfin, lors de l’implantation de l’outil, il était également difficile d’obtenir une prise en charge interdisciplinaire puisque les autres membres de l’équipe (ergothérapeutes, physiothérapeutes, médecins) n’avaient pas été formés. C’est la qualité visuelle de l’outil qui a suscité l’intérêt de ces personnes à la consulter quotidiennement.
Après deux ans d’utilisation de la CQS, les équipes d’encadrement, soignante et interdisciplinaire l’ont intégré dans leurs pratiques. En effet, l’intérêt de l’utilisation d’une mesure de sécurité pour les patients a mobilisé toute l’équipe, y compris les médecins, qui consultent la CQS avant la visite médicale. Elle encourage la participation des membres de l’équipe à la collecte de données et permet également de promouvoir les bonnes pratiques.
La responsabilité liée à la sécurité des patients nous concerne tous. L’utilisation de la CQS est un moyen facile qui permet de mettre l’accent sur la sécurité et la qualité des soins en encourageant les membres de l’équipe soignante à prendre une part active dans la collecte de données et dans la recherche de solutions.
La préoccupation constante de ces dernières années sur la sécurité des patients continue de croître aux côtés d’un réseau de plus en plus spécialisé de soins de santé. Les initiatives et les innovations apportent des améliorations durables lorsqu’elles sont liées à des indicateurs ou mesures de performance. De ce fait, elles démontrent que la pratique est intégrée.
Enfin, tel que le souligne l’Office fédéral de santé publique (OFSP), « mesurer la qualité n’est pas un but en soi, mais une condition essentielle pour identifier les déficits existants et lancer les processus d’optimisation nécessaires »(4).
La sécurité dans les soins, c’est prioritaire !
Department of Health, « Equity and excellence : liberating the NHS », 2010 (consulter sur : Tinyurl.com/DH-Liberating).
Meghan E. Lark, Kay Kirkpatrick, Kevin C. Chung, « Patient safety movement : history and future directions », Journal of Hand Surgery, 2018, 43 (2), 174-178.
NHS Institute for Innovation and Improvement, « The Productive Mental Health Ward » (consulter sur : Tinyurl.com/NHSprod- mental).
Maxine Power, « The imperative to improve safety in NHS healthcare organisations », Nursing Management, 2011, 17 (9), 28-30.
South London & Maudsley NHS Foundation Trust, South West London et la confiance du NHS de santé mentale de St. George’s. Le rétablissement est pour tous : espoir, agence et opportunité en psychiatrie. Un énoncé de position par les psychiatres consultants, Londres, SLaM/SWLSTG, 2010.
(1) Ross G. Cooper, Charles Mohabeersingh, « Lean thinking in healthcare system-innovative roles », Journal of Pre-Clinical and Clinical Research, 2008, 2 (2), 110-117.
(2) Michèle Saint-Jean, Nathalie Lafranchise, Chantale Lepage, Louise Lafortune, Regards croisés sur la rétroaction et le débriefing : accompagner, former et professionnaliser, Québec, Presses de l’Université de Québec, 2017.
(3) ID : infirmer(ère) diplômé(e) ; ASSC : assistant(e) en soins et santé communautaire ; AS : aide-soignant(e).
(4) Oliver Peters, « La sécurité des patients, une priorité pour la Confédération », Bulletin des médecins suisses, 2015, 96 (38), 1360-1361.