EN ALLEMAGNE
DOSSIER
Bettina Jacob* Bernd Krenz** Emmanuelle François***
*Cadre de santé en Allemagne
**Cadre de santé en Allemagne
En Allemagne, les cadres de santé doivent partager leur temps entre travail administratif et soins quotidiens au sein de l’équipe. Ils doivent donc jongler entre leur rôle de chef qui doit évaluer et contrôler le travail de leurs collègues. Leur rôle d’infirmier dans un pays où la pression augmente sur le personnel soignant depuis une quinzaine d’années. Pour cela, il est essentiel de s’affirmer et de ne pas se laisser submerger par un travail qu’on pourrait toujours mieux faire. Alors que les formations pour devenir cadre de santé ne sont ni réglementées ni homogènes, nous avons rencontré deux cadres de santé, l’une formée en ex-Allemagne de l’Est, l’autre à l’Ouest. Pour tous les deux, la formation ne fait pas tout : on ne peut jamais être entièrement préparé à manager une équipe dans un espace aussi sensible que celui de l’hôpital.
On dit souvent que la profession de cadre de santé en Allemagne est celle d’un sandwich, coincé entre les consi gnes de la direction des soins et son équipe, résume Bettina Jacob, qui a exercé cette profession pendant une dizaine d’années à Potsdam, près de Berlin. On nous dit ce qu’il faut faire et il faut le mettre en place même si on n’est pas d’accord ou qu’on trouve ça idiot. Ca peut être compliqué. »
L’ancienne cadre de santé, dé so rmais directrice d’un service de soins palliatifs, se souvient des difficultés que représentait ce travail d’équilibriste : il faut d’un côté constamment optimiser le fonctionnement du service, maintenir un bon esprit d’équipe et être en alerte pour voir les problèmes qui pourraient survenir. De l’autre, il ne faut pas avoir peur de prendre les problèmes à bras-le-corps et d’imposer son avis. « Ce n’est pas un métier fait pour les gens qui fuient les conflits ! »
C’est probablement parce qu’ils savaient qu’elle ne se défilerait pas que ses supérieurs ont demandé à Bettina Jacob de suivre la formation pour devenir cadre de santé en parallèle de son activité d’infirmière. Cette formation n’est pas obligatoire en Allemagne : une simple autorisation d’exercer le métier d’infirmière et quelques années d’expérience suffisent en théorie. En pratique, il est fortement recommandé de se former aux bases du management d’équipe, et une formation en cadre de santé est de plus en plus exigée par l’administration hos - pitalière.
Il n’y a pas de formation uniforme dans le pays, et le contenu varie en fonction du cursus. La formation peut être faite en un ou deux ans à l’université ou en institut de formation continue ; à plein temps ou à mi-temps ; en parallèle de l’activité professionnelle ou par correspondance.
Bernd Krenz, cadre de santé en soins intensifs depuis 1991 dans un hôpital près de Düsseldorf (à une cinquantaine de kilomètres de la frontière hollandaise), a fait toutes les formations à la suite. Après celle d’infirmière, il s’est spécialisé pendant deux ans en anesthésie, puis a suivi un cursus d’un an en management d’équipe. Il supervise désormais trente personnes.
« La formation ne fait pas tout, assure-t-il. Gérer une équipe, juger du travail de ses collaborateurs, savoir s’ils vont bien, c’est quelque chose qu’on apprend "sur le tas". Servir d’exemple, on ne peut pas l’apprendre en formation. »
Si le contenu de la formation est variable, les tâches à accomplir sont globalement les mêmes dans tout le pays - il n’y a presque plus de différences entre l’ex-Allemagne de l’est et l’ex-Allemagne de l’ouest, si ce n’est 38,5 heures hebdomadaires à l’ouest et 40 à l’est. Vingt-huit ans après la réunification, les différences ont presque toutes été gommées au profit du modèle de l’ouest.
Partout, les cadres de santé s’occupent principalement de la gestion de l’équipe : remplir le tableau de service, planifier les vacances, trouver des remplaçants aux absents (ils doivent parfois eux-mêmes se porter volontaires) et transmettre les heures travaillées au bureau des ressources humaines. Il faut organiser le service et les lits et être en contact avec les médecins pour régler les questions pratiques.
Ensuite, la formation : se former soi-même puis former les autres. Bernd Krenz explique : « Je dois former les nouveaux collègues lorsqu’ils arrivent et faire de la formation continue pour faire appliquer les nouveaux standards. Je dois expliquer comment les nouveaux appareils fonctionnent, et tenir un “carnet de jour” de chaque appareil : qui l’a utilisé, pendant combien de temps ? » Bettina Jacob organisait une réunion par mois pour discuter avec son équipe des nouveautés - aussi bien les standards d’hygiène que les nouvelles machines.
« Le service doit documenter tous les actes médicaux, renchérit Bettina Jacob, par peur que la famille ne porte plainte - ce qui arrive de plus en plus. En tant que cadre de santé, je dois contrôler que la documentation soit bien remplie. En cas de plainte, je ne suis pas responsable, mais je dois prouver que j’ai bien formé le personnel et contrôlé les actions auprès du patient. »
Tous les changements dans les services sont discutés au sein d’une réunion, en général mensuelle, de tous les cadres de santé avec les supérieurs directs : la direction des soins. Cela peut être une seule personne ou plusieurs, en fonction des hôpitaux.
La gestion du budget ne fait pas partie des prérogatives des cadres de santé en Allemagne. « Dans mon hôpital, je devais seulement gérer le budget pour la formation continue de mon équipe, se rappelle Bettina Jacob. Mais c’était plutôt rare. »
« Je dois gérer les stocks des médicaments pour mon service, explique Bernd Krenz. C’est à moi de dire ce qu’il faut commander ou non. Je ne passe pas la commande directement. » Cette compétence, Bettina Jacob a toujours préféré la déléguer à son équipe, la considérant comme une marque de confiance.
Le management d’équipe est délicat en Allemagne, car le travail de cadre de santé n’est pas purement administratif. Bettina Jacob estimait à 80 % la part de son travail administratif pour 20 % de travail de soins quotidiens. Pour Bernd Krenz, c’est plutôt 75 %-25 % : « Contrairement à d’autres hôpitaux, j’ai assez de collègues pour remplir le planning. Cela me dégage du temps pour remplir mes tâches administratives. » D’après lui, continuer à faire partie intégrante de l’équipe est une bonne chose : « Je vois si les instructions que je donne sont applicables. Si je n’arrive pas à m’en sortir, je ne peux pas attendre de mes collègues qu’ils y arrivent. »
Ne pas être tout le temps sur le dos de ses collègues, sans échouer dans son rôle de chef qui s’assure de la qualité des soins est difficile. Au contraire du travail au sein d’une équipe, cette place de “sandwich”, élément de jonction entre collègues infirmiers et direction, est vécue par certains cadres de santé comme un travail assez solitaire. Bettina Jacob préférerait que le temps de travail soit entièrement consacré aux tâches administratives. « C’était bien de faire le travail quotidien de temps en temps, ne serait-ce que pour montrer sa présence aux collègues. Mais il faut être sûrs de ne pas se laisser marcher sur les pieds, quand les collègues voudraient qu’on en fasse plus. » En tant que cadre de santé à l’hôpital Saint-Joseph de Potsdam (photo), elle mettait un point d’honneur à faire le tour de son service une fois par jour, pour que tout le monde puisse dire si quelque chose n’allait pas.
Chaque année, Bernd Krenz et Bettina Jacob invitent chaque membre de leur équipe à un entretien individuel. Il s’agit de mesurer la motivation, de parler des problèmes, du besoin éventuel en formation. Un rapport est ensuite envoyé à la direction. « C’est difficile de remotiver quelqu’un qui n’a plus vraiment envie de faire le travail, estime Bernd Krenz. Contrairement aux entretiens annuels dans les entreprises privées, je n’ai pas de pouvoir sur la rémunération de mon équipe. Si quelqu’un travaille vraiment mal, ce n’est pas à moi de le renvoyer, je peux seulement envoyer un rapport à la direction des soins. »
« C’est important d’avoir son équipe derrière soi, juge Bettina Jacob. D’après moi, on peut juger la qualité du service à celle du cadre de santé. »
Dans leurs hôpitaux respectifs, Bernd Krenz et Bettina Jacob peuvent donner leur avis consultatif lors des entretiens d’embauche. Ce n’est pas quelque chose de systématique à chaque hôpital.
Certains des collègues de Bernd Krenz sont formateurs à l’université ou responsables de la formation continue aux soins de l’hôpital. Lui forme depuis 2012 les aidants familiaux, leur explique comment s’occuper de leurs proches au quotidien. Il peut s’agir de questions allant de la meilleure façon de les placer dans le lit à la meilleure manière de communiquer avec quelqu’un de sénile, en passant par les soins d’hygiène corporelle des patients.
Après 10 ans en tant que cadre de santé, Bettina Jacob a continué à se former pour intégrer la direction des soins de son établissement, puis a grimpé les échelons jusqu’à devenir directrice d’un service de soins palliatifs, sur une presqu’île paisible de Potsdam. S’il voulait grimper dans la hiérarchie hospitalière et accéder à la direction des soins, Bernd Krenz pourrait suivre une formation supplémentaire. « Je pourrais aussi faire du management qualité pour tout l’hôpital, c’est à dire faire respecter et maintenir les standards mis en place par la loi pour les centres de santé. » Mais il entend rester cadre de santé jusqu’à la retraite. Un métier qui, partout en Allemagne, est soumis à de plus en plus de pression. « Si je recommanderais à un jeune de faire ce métier ? Ça dépend des jours ! »
En 2004, l’Allemagne a changé de système de remboursement des actes hospitaliers en passant au système DRG (groupe homogène de diagnostic). Chaque prise en charge est remboursée non pas sur le nombre de nuits passées à l’hôpital, mais en fonction de standards. Pour chaque maladie, un certain nombre de nuits est remboursé. Si l’hôpital n’arrive pas à renvoyer le patient avant, il perd de l’argent.
Avec ce système, de nombreux soignants se plaignent d’une augmentation de la charge de travail. « On gère plus de patients qui restent moins longtemps, explique Bernd. Quand ils sont en phase de guérison, même quand ils n’ont pas récupéré complètement, on les renvoie chez eux. On a donc toujours affaire à des malades au cas sérieux. La charge de travail augmente et le sentiment de bien faire son travail baisse. Je le vois dans mon équipe, il y a des taux de burn out jamais atteints auparavant. »
Bettina Jacob et lui partagent le sentiment de devoir aller tellement vite que les patients sont soignés aussi bien que l’équipe le peut et non comme il le faudrait.
« La pression est immense, et a augmenté, abonde Bettina Jacob. Les soins ont diminué parce que le personnel suffit tout juste. Là où j’avais entre 10 et 30 jours de récupération dans un lit, j’en ai 3 à 5 aujourd’hui. Le DRG joue un rôle, mais on a aussi plus de patients qu’avant. » D’une part, la société vieillit, particulièrement en Allemagne. D’autre part, avec les progrès de la médecine, des soins plus invasifs sont proposés aux patients. Par manque de personnel soignant, l’Allemagne recrute à l’étranger : dans les pays de l’Est, en Tunisie et aux Philippines. « J’ai eu une infirmière venant de Russie, explique Bettina Jacob. Quand elle écrivait ses rapports, on ne comprenait souvent pas ce qu’elle voulait dire. » Le niveau de langue généralement demandé pour être infirmier en Allemagne est le niveau européen B2, c’est à dire un niveau intermédiaire. Or, effectuer des soins quand les compétences de langue sont médiocres est compliqué, surtout en face de personnes âgées qui ne peuvent plus s’exprimer clairement ou parlent un dialecte régional. « La dernière fois que je suis allée à Saint Joseph, mon ancienne clinique, la direction avait investi beaucoup d’argent dans la formation, les cours de langue et les diplômes de 20 infirmières espagnoles. Seules 3 sont restées… »
Or, le nombre de postes vacants frise l’intenable. Le président du Conseil des soins allemand, Franz Wagner estimait récemment à 50 000 le nombre de postes vacants dans les hôpitaux. Le gouvernement actuel espère pouvoir recruter 8 000 nouveaux personnes jusqu’en 2021. Malgré la volonté politique, les cadres de santé devraient rester sous pression ces prochaines années.
En tant que pays le plus riche et le plus peuplé de l’Union européenne, l’Allemagne bénéficie d’une bonne couverture médicale sur tout le territoire. En 2017, on comptait 1,04 million d’infirmières, sage-femmes et employés du SAMU. On compte partout plus de 700 lits d’hôpitaux pour 100 000 personnes - un chiffre plus élevé que la plupart des voisins. Les causes principales de mort sont les maladies du système cardiovasculaires (39 % - cardiopathies ischémiques, infarctus du myocarde et insuffisances cardiaques), le cancer (25 % - des voies respiratoires, du sein et du colon), suivies des maladies respiratoires (7 %) et du système digestif (4 %). L’espérance de vie femmes et hommes confondus était de 80,7ans en 2015, soit juste au-dessus de la moyenne européenne (80,6).