Ethique du vieillissement - Objectif Soins & Management n° 266 du 01/12/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 266 du 01/12/2018

 

ÉTHIQUE

Régis Aubry*   Anne-Lise Favier**  


*chef du service gériatrie et soins
palliatifs au CHRU de Besançon

Le professeur Régis Aubry est chef du service gériatrie et soins palliatifs au CHRU de Besançon. Directeur de l’espace de réflexion éthique Bourgogne Franche-Comté, il est également membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et rapporteur de l’avis n° 128 sur les enjeux éthiques du vieillissement. Il répond aux questions d’Objectif Soins & Management sur la prise en charge de la dépendance et de la perte d’autonomie et sur l’aspect éthique de ces questions.

Dans quel contexte s’inscrit l’avis du CCNE sur l’éthique du vieillissement ?

Régis Aubry : Cela faisait un moment que le comité ne s’était pas penché sur l’éthique du vieillissement. L’avis précédent sur cette question remonte à une dizaine d’années, nous souhaitions nous interroger après le vote de la loi sur le vieillissement(1), sur l’éthique de la politique en matière de vieillissement pour voir si l’organisation actuelle est respectueuse des personnes âgées. Nous avons décidé de prendre comme sujet les EHPAD (établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes, NDLR), non pas pour les critiquer, mais pour voir si les résidents y allaient ou pas de leur plein gré ou s’ils y étaient contraints : nous nous sommes aperçus que dans la majorité des cas, la situation était subie par les personnes âgées. Or, rien ne peut justifier le fait que la majeure partie des personnes qui sont dans ces établissements le soit sans volonté d’y être, et qu’en plus, ils doivent payer, parfois des sommes très importantes, pour subir une telle situation.

Le rapport pointe justement la concentration des personnes âgées et leur ghettoïsation : des mots forts, pourquoi ?

R. A. : C’était l’un des aspects éthique de notre questionnement : quel est le bien-fondé de rassembler en un seul et même lieu des personnes âgées, en quoi cela a-t-il un sens ? En interrogeant ces personnes, les réactions sont unanimes et spontanées, elles ne veulent pas vivre uniquement avec des personnes âgées, enfermées entre elles. Une fois que l’on a posé cette ineptie éthique, on peut aller plus loin dans la réflexion. Les mots étaient volontairement forts, empruntés à un vocabulaire qui fait référence à des épisodes tristes de l’Histoire, le ghetto, les camps de concentration, mais nous voulions faire réagir, pourquoi en est-on arrivé là ?

La médiatisation du sujet du grand âge, l’avis du CCNE, les alertes se multiplient : est-on dans un dynamique de changement majeure dans la prise en compte du vieillissement ?

R. A. : Je tiens à rappeler que l’avis du CCNE n’est pas une critique de l’EHPAD, mais de la politique de prise en charge du vieillissement qui ne prend pas en compte les alternatives à l’EHPAD : or, il y en a. La politique de l’aide au maintien à domicile n’est pas aboutie, le travail des aidants, parfois ingrat et souvent difficile n’est pas reconnu et valorisé, il manque de formation pour ces personnes alors que paradoxalement la solitude des personnes âgées augmente et avec elle, la dépression voire le suicide. Ce sont des choses dont on parle peu mais qui existent. Face à une personne âgée en perte d’autonomie, pour qu’il y ait une prise en charge correcte, deux conditions doivent être remplies : il faut un proche et une aide à domicile, ce qui nécessite de reconnaître un statut spécifique à l’aidant. Une réflexion doit être menée pour penser aux alternatives au domicile quand les choses deviennent trop compliquées, mais l’issue unique n’est pas forcément l’Ehpad. Nous avons aussi noté que des pistes existent avec la domotique, qui permet, par exemple, non pas de surveiller mais d’alerter sur la situation des personnes âgées. Nous appelons de nos vœux à ce que de nouvelles solidarités se développent : les appartements intergénérationnels, les colocations, les Ehpad hors les murs dans lesquels les moyens dédiés - matériels et personnels - sont mutualisés pour être au service des personnes âgées. Soyons clair : lorsque l’on observe la situation actuelle, on est clairement face à une situation de maltraitance qui ne dit pas son nom. Il est temps de changer de paradigme, face à une dénégation collective de la vieillesse. Rappelons toutefois que dans les Ehpad, le personnel fait souvent du mieux qu’il peut avec les moyens qu’ils n’ont pas. Il serait utile que notre société voit le vieillissement d’une autre manière, que l’on accepte le risque de vieillir à domicile : ainsi, sous prétexte de protéger la personne âgée d’un risque - chute, solitude - on la place dans un endroit où elle est privée de sa liberté, c’est une forme de maltraitance.

Pensez-vous que la législation, la loi de 2015 relative à l’adaptation de notre société au vieillissement et de 2016 relative à la modernisation du système de santé prennent suffisamment en compte le contexte de prise en charge du vieillissement ?

R. A. : Je pense qu’il existe une espèce d’hégémonie autour du droit qui laisse penser que l’on peut tout faire avec le droit. La loi de modernisation du système de santé a posé les bases de l’organisation territoriale autour de la prise en charge des personnes âgées, mais elle ne fait pas tout. Il faut aussi une organisation du système de santé spécifique et que la politique du social accompagne également ce vieillissement. La question est donc avant tout politique plutôt que relative au droit, elle est même sociétale : qu’est ce qui fait que dans nos sociétés, on en soit arrivé à valoriser la performance, la jeunesse et qu’on dévalorise ceux qui vieillissent ?

Les enjeux autour de ces questions sont forts. Il y a une dérive utilitariste qui survalorise certains au détriment d’autres, cela nous renvoie à la propre relativité de notre existence.

Je suis choqué de voir que les personnes âgées souffrent d’un sentiment d’indignité : cela n’arrive pas au hasard, c’est notre société qui ne va pas bien et je pense que l’on peut aisément mesurer la bonne santé d’une démocratie à la place qu’elle donne aux personnes âgées.

Comment faire face à une situation qui semble s’être installée, voire qui s’est banalisée ? Peut-on bien vieillir ?

R. A. : Il existe des modèles vertueux en Europe du Nord où, à population identique, on fait plus pour maintenir les personnes âgées à leur domicile, mais le modèle est difficilement transposable car les politiques ne sont pas les mêmes, ni même la culture. Dans certains pays, les personnes âgées sont presque sacralisées, ce sont des personnes importantes, que l’on respecte : en Afrique, par exemple, plus une personne âgée va souffrir de troubles cognitifs, plus elle sera entourée, respectée… Le problème vient sans doute d’une vision trop normative de la vie, qui vise à être « performant ", ce qui a conduit à une dénégation de la vieillesse. On a même pu constater, dans nos études, qu’on ne prenait plus le temps d’examiner les personnes âgées : on est souvent dans le temps de l’urgence, de l’action, mais ce n’est pas un temps adapté aux personnes âgées. Résultat, on les exclut sans en avoir conscience.

Concernant la formation des soignants et des aidants, peut-on faire plus ?

R. A. : En matière d’aide à domicile, non seulement il faut davantage valoriser le travail de ceux qui le font, mais il faut aussi accentuer la formation, pour que ces aidants apprennent à décoder le fonctionnement d’une personne âgée, pour comprendre pourquoi elle va agir de telle ou telle manière, et surtout prendre le temps, ce dont on pense manquer le plus souvent. Côté soignant, le fait est qu’on n’a pas suffisamment pris en compte le vieillissement dans sa globalité et la polymédicalisation qui en découle. Et puis il manque aussi sans doute de formation éthique chez les soignants. Ces derniers sont souvent dans l’action : mais apprendre aussi à ne pas faire, c’est accepter d’accompagner la personne âgée autrement. C’est un changement de paradigme, en médecine, on est toujours dans l’action, mais parfois il faut reconnaître qu’on doit laisser la personne âgée tranquille. Il est important pour les soignants de prendre du recul par rapport à la prise en charge des personnes âgées : sans doute n’avions-nous pas pensé que les évolutions techniques de la médecine aboutiraient à créer d’autres problématiques de santé…

C’est ce que vous appelez de vos vœux dans l’avis en disant que la société a créé elle-même cette négation de la vieillesse en la confiant uniquement à la médecine. Vous plaidez pour un retour vers plus de responsabilité sociale et individuelle, qu’entendez-vous ?

R. A. : C’est une réflexion à mener sur les compétences de la gériatrie, et en ce sens la formation est un levier important… Il n’y a pas assez de gériatres, qui est une spécialité médicale récente qui doit accompagner la polypathologie. Il y a aussi des choses à faire en pharmacologie : il n’est pas rare de voir des personnes âgées avec des ordonnances à rallonge ce qui n’a plus forcément beaucoup de sens… je m’interroge : qu’est ce que soigner si cela signifie contraindre ? C’est une question fondamentale autour du vieillissement qu’il convient de se poser… la frontière avec la maltraitance n’est peut-être pas si lointaine. Il faut donc aux côtés du médical une véritable politique sociale avec une approche systémique axée sur la vie du patient, sur son environnement, pour pouvoir faire un choix éclairé entre le médical et la volonté du patient. Il est donc nécessaire d’allier compétences sociales et sanitaires dans la prise en charge du vieillissement. J’espère que les avancées dans le domaine infirmier et notamment le profil d’infirmière en pratiques avancées pourra aller dans le sens d’un meilleur accompagnement de la personne âgée à domicile. Quand on sait que la majorité des hospitalisations des personnes âgées ne sont pas réellement dues à un problème médical mais à un aspect social de leur prise en charge, il y a une vraie réflexion à mener.

La création d’un cinquième risque(2) serait-il une solution ? La journée de solidarité mise en place suite à la canicule de 2003 a-t-elle porté ses fruits ?

R. A. : Je pense que la création d’un cinquième risque ne suffirait pas à régler le problème, car il faut que toutes les propositions soient mises en place de façon synchrone pour que la prise en charge des personnes âgées soit la meilleure possible. Bien sûr, un cinquième risque permettrait le financement de certaines mesures. Quant à la journée de solidarité, elle a permis d’avoir une politique du vieillissement, mais ce que l’on disait il y a 15 ans, n’est plus valable aujourd’hui : l’APA, par exemple, ne suffit plus. Il faut une vision plus globale, plus distanciée, pas uniquement orientée vers une prise en charge médicale, mais sur la considération des personnes âgées.

NOTES

(1) il s’agit de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, entrée en vigueur au 1er janvier 2016.

(2) après la maladie, l’accident du travail, la famille et la retraite

Révision de la loi bioéthique, vers une évolution de la législation ?

Le 25 septembre, le CCNE a rendu un avis sur la révision de la loi bioéthique. Dans cet avis, les membres du comité pointent l’émergence de nouvelles vulnérabilités qui soulève des questionnements éthiques : « les avancées des connaissances et leur application dans le soin représentent un progrès vers une santé meilleure, elles engendrent aussi de nouveaux risques et des situations individuelles de grande vulnérabilité ». Sur l’accompagnement de la fin de vie, le CCNE propose de ne pas modifier la loi existante (loi de Clayes-Leonetti), mais de faire en sorte que celle-ci soit mieux connue et mieux appliquée et respectée. « Il faut un meilleur accompagnement sur le palliatif et ne pas aller trop vite sur l’euthanasie », estime Régis Aubry. Et d’ajouter que néanmoins le CCNE exprime la volonté que soit réalisé « un travail de recherche descriptif et compréhensif des situations exceptionnelles, auxquelles la loi actuelle ne permet pas de répondre et qui pourraient éventuellement faire évoluer la législation ». En clair, « il existe aujourd’hui des situations - rares, exceptionnelles - où il apparaît que donner la mort serait plus acceptable que de prolonger la vie et s’il apparaît qu’il est plus éthique d’utiliser l’exception, alors il faut faire un travail sur ce point », décrypte Régis Aubry.