SUR LE TERRAIN
DOSSIER
directeur du centre hospitalier spécialisé Montperrin, Aix-en-Provence
Directeur du centre hospitalier spécialisé Montperrin à Aix-en-Provence, Pascal Rio propose au lecteur des éléments d’analyse sur le contexte hospitalier. Il donne à voir les niveaux de complexité des institutions sanitaires au sein desquelles les individus sont conduits à interagir et à travailler en équipe. Il explique pourquoi aujourd’hui la qualité relationnelle au sein des établissements est à la fois un défi et une urgence.
Les établissements de santé sont des lieux singuliers : ils constituent un point de rencontre des politiques publiques de santé, des transformations sociétales, des cultures professionnelles, et des capacités individuelles.
Aujourd’hui traversées par d’importantes crises de valeurs, ces institutions assurent pourtant la continuité des soins dévolus à la population dans le cadre de leur mission de service public. Peut-être faudrait-il s’en étonner ? Mais sans doute est-il plus utile de tenter de comprendre comment, dans ces institutions complexes, la qualité des relations devient un défi et un enjeu majeur pour tous ceux qui œuvrent au quotidien dans ces établissements.
Cet article tente de présenter de façon succincte les différents mouvements et tendances à l’hôpital fragilisant la qualité du lien social en son sein.
Mis en place par les ordonnances du plan Juppé de 1996, l’Objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (ONDAM) est un outil destiné à maîtriser l’augmentation des dépenses de santé. Débattu chaque année au Parlement au moment du vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, l’ONDAM a généré un nouveau paradigme dans la gestion du système de santé : dès lors, il s’est agi de travailler, du fait de la loi, dans le cadre d’un objectif de “dépenses limitées”. En 2005, la tarification à l’activité (T2A) a renforcé ce nouveau modèle en induisant un mode concurrentiel entre les hôpitaux publics et les structures du secteur privé mais aussi entre les hôpitaux publics. Si ce modèle a dynamisé l’activité des hôpitaux publics, aujourd’hui, les acteurs hospitaliers n’échappent pas à une course aux prises en charge : « Il faut toujours augmenter ses parts de marché pour survivre. »
En parallèle de cette modification d’allocation des ressources, la loi HPST (hôpital, patients, santé et territoires) de 2009 a institué l’organisation polaire de l’activité de l’hôpital, avec pour objectif de faire entrer les professionnels de santé (chefs de pôle, médecins, cadres de santé, adjoints de pôles) dans un mode gestionnaire.
Ainsi, le chef de service, référence clinique auprès des médecins de ces unités, est devenu tout d’abord gestionnaire puis manager d’équipe - ce qui a entraîné une modification en profondeur de la culture des gestionnaires, mais aussi assez rapidement de celle des médecins et personnels non médicaux.
Cela n’a pas manqué de créer de véritables confrontations entre soignants et gestionnaires au nom de leurs éthiques respectives, a fragilisé la qualité du lien social entre les professionnels et a profondément changé le rapport au travail, à la représentation de soi et aux autres dans les structures hospitalières. En effet, après un premier cycle de concurrence entre les établissements, la recherche de l’efficience a conduit à de véritables concurrences internes. Cette deuxième période a vu voler en éclats la relative cohésion qui existait pour contrer la concurrence externe. Aujourd’hui, le concurrent se trouve à l’intérieur de la structure. Dès lors, les relations se tendent et peuvent donner lieu à quelques dérives si certains garde-fous ne sont pas mis en place.
Ce mouvement, qui est vrai pour l’hôpital public en général, l’est aussi pour l’hôpital psychiatrique. Les modes de financement sont en cours d’évolution depuis quelques années avec la mise en place de la péréquation en psychiatrie. Les mêmes dispositifs que dans les soins généraux sont déployés : les équipes travaillent en “enveloppe fermée”, en concurrence et en optimisation des soins.
L’hôpital étant soumis à de véritables transformations en interne pour répondre aux réformes et évolutions enclenchées par la tutelle, sa place dans le système de santé est en tension. Il souffre d’un double discours concomitant et contradictoire de la part des pouvoirs publics et des usagers. D’une part, les acteurs de l’hôpital sont accusés d’hospitalocentrisme et de vouloir être des acteurs de première ligne. S’il est vrai que l’hôpital doit rester une structure de recours mobilisable à tout moment, il est également devenu au fil des ans un acteur de première ligne, via notamment les services d’urgence. D’autre part, dans un monde où le temps se contracte, la rapidité de la mise en œuvre d’une réponse dite appropriée devient primordiale. Or, les attentes des usagers sont dans une logique de résultats et non plus une logique de moyens. Ces deux facteurs ont tendance à court-circuiter la graduation de la prise en charge pour mettre en œuvre sans délai l’ensemble des dispositifs disponibles. Dans le même temps, il est demandé de promouvoir une politique de pertinence des prises en charge et de réduction des actes inutiles.
La conjonction de ces deux mouvements a fait émerger des conflits de valeurs qui dépassent largement le seul aspect financier, même si celui-ci concentre les attaques, tel un bouc émissaire.
L’hôpital psychiatrique est lui aussi soumis à ces difficultés, peut-être plus pressantes encore car il s’intéresse à des populations souvent en “marge”, qui “dérangent” la population “générale” dite “normale”. Depuis la loi du 30 juin 1838 dite “sur les aliénés”, l’hôpital psychiatrique a endossé une mission inavouée - qui demeure une trame de fond de nos jours : gérer par l’enfermement certaines dérives sociétales, que nous vivons aujourd’hui comme des dérives extrémistes. L’hôpital psychiatrique agit ainsi comme un acteur assurant le “politiquement lisse” de notre société. Or, la mission de l’hôpital est une mission de soins. Là encore, le double discours fait émerger une crise des valeurs et des tensions au sein des équipes dans la perception du sens de leur action.
La combinaison de l’évolution de l’hôpital vers un mode de gestion financière de l’activité hospitalière et de ce qui est vécu comme une mise en cause permanente de l’hôpital a entraîné une crise de valeurs au sein de l’institution hospitalière. Le manque de reconnaissance - même si l’hôpital reste plébiscité par les Français comme le lieu du service public par excellence - a profondément déstabilisé les corps médical, soignant et directorial. Une perte de repères s’est instituée ; les acteurs tentent de s’accrocher à leurs valeurs mais avec le risque de développer deux postures extrêmes.
Dans la première hypothèse, le chef de pôle intègre la démarche de changement et propose une stratégie d’adaptation au modèle économique. Vient le temps de la construction de la stratégie avec les équipes. Ce temps est véritablement critique car en cas d’échec cet espace-temps devient le terreau d’opposition aux futurs projets et/ou un véritable catalyseur réactivant des conflits anciens non réglés. La stratégie est rejetée par les autres acteurs du pôle soit par incompréhension, soit par principe. Le dissensus s’installe et, à la première occasion, le conflit éclate entre le chef de pôle et une autre personne de l’équipe.
La seconde posture réside dans le refus d’appliquer les nouvelles règles de gestion demandées par la direction. Le seul motif est celui d’une qualité des soins mise en danger par rapport à un système antérieur qui fonctionnait très bien. Cette stratégie d’opposition, si elle peut rencontrer l’adhésion des équipes dans un premier temps, engendre très vite un décrochage du service ou du pôle par rapport au reste de l’établissement. L’évolution étant inéluctable, il s’installe un gap toujours plus important entre les attentes de la tutelle, celle des patients, et une pratique qui n’est plus en phase avec les attendus, notamment économiques. La perte d’activité raréfie des moyens déjà exsangues et c’est l’explosion par incompréhension des changements subis mais non assimilés. Loin de faire bloc derrière le chef de pôle, l’équipe se divise, lui reprochant son manque d’anticipation ou de fermeté. La boîte de Pandore vient de s’ouvrir.
Malgré ces constats, les acteurs de l’hôpital travaillent encore en silos ou en “tuyaux d’orgue” au lieu de promouvoir une réflexion commune avec les autres professionnels. L’éthique du soin est traitée par les personnels soignants, l’éthique de la gestion par les personnels de direction et l’éthique du management (d’équipe) reste peu diffusée. S’il existe des formations adressées aux chefs de pôles et à l’encadrement de proximité, celles-ci constituent un premier levier d’action mais ne suffisent pas. Il est nécessaire d’aller plus loin pour permettre aux personnes de construire et partager une vision commune.
Dans la nouvelle organisation polaire des établissements, le management de pôle est fondamental. Si celui-ci n’est pas efficace et construit, les relations au sein de l’hôpital deviennent distendues, anachroniques et contre-productives. En effet, l’intrication des liens fonctionnels et hiérarchiques peut créer du flou si les personnes en responsabilité managériale n’établissent pas des modalités relationnelles de qualité au sein des collectifs de travail.
Au niveau du corps médical se pose notamment avec acuité la question de la légitimité des personnes en fonction de responsabilité car celle-ci agit principalement selon des lignes fonctionnelles et non hiérarchiques. La structure organisationnelle a donc tendance à fragiliser des personnes en responsabilité - qui dans de nombreux cas ne sont formées ni au management d’équipe ni à la gestion. Ainsi, le système met de facto la personne en responsabilité dans une situation de fragilité où des obligations lui sont assignées sans que les outils, moyens ou modes d’emploi ne lui soient proposés.
En identifiant les différents mouvements de fond traversant l’hôpital, il devient possible de clarifier l’enjeu principal dans la gestion d’un établissement hospitalier aujourd’hui. La priorité est de pouvoir construire une culture commune autour de l’éthique du soin, l’éthique du management et de la gestion. Si celles-ci peuvent apparaître contradictoires, elles peuvent cependant s’articuler et se concilier dans la mesure où ces trois éthiques auront été instruites au sein des établissements. L’enjeu est donc de mobiliser tous les acteurs dans un dialogue de qualité pour faire émerger des accords engageant tous les professionnels, au-delà de leur organisation en “tuyaux d’orgue”.
L’auteure déclare ne pas avoir de lien d’intérêts.
Au sein du CHS de Montperrin, des démarches de dialogue interprofessionnel ont été lancées. Encore embryonnaires, elles amorcent cependant des constructions communes. Un des pôles de l’hôpital a débuté une formation adressée à l’ensemble des personnels d’encadrement du pôle incluant chefs de pôle et de services et personnels d’encadrement de proximité. Ce lieu est un espace privilégié qui permet le diagnostic partagé et l’élaboration d’éléments d’une culture commune. Cette initiative doit par la suite se décliner sur l’ensemble des pôles et au niveau de la représentation des différents pôles de l’établissement.