ÉCONOMIE DE LA SANTÉ
Docteur en économie
de la santéDirecteur
de l’offre de soins
à l’agence régionale
de santé d’Île-de-France
Ces deux objectifs sont-ils conciliables à l’hôpital ? En cette fin d’année, les établissements de santé, qu’ils soient publics ou privés, à but lucratif ou non lucratif, affichent des résultats financiers négatifs. Les quatre fédérations des établissements de santé ont ainsi interpellé le gouvernement le 6 novembre dernier sur cette situation alarmante.
Le déficit des hôpitaux publics a plus que doublé en 2017 et les résultats sur les huit premiers mois de l’année 2018 sont très préoccupants, pour ne pas dire alarmants : ce déficit pourrait ainsi atteindre plus de 1,5 milliard d’euros en 2018. Par ailleurs, 147 établissements de santé à but lucratif seraient dans le rouge et le déficit des établissements de santé à but non lucratif atteindrait 70 millions d’euros fin 2018(1). Dans ce contexte, de nombreux hôpitaux publics sont engagés dans une démarche de plan de retour à l’équilibre (PRE), y compris le premier CHU d’Europe, l’AP-HP.
Ces plans, appelés par certains “plans de transformation”, par d’autres “plans d’amélioration de la performance”, ont tous pour but de définir des actions pour retourner à l’équilibre financier et permettre aux établissements de continuer à supporter le poids de leurs dettes passées et futures, à savoir les investissements. C’est le fameux taux de marge brute, qui permet d’évaluer la capacité d’un établissement à investir dans son outil de travail. Le Comité pour les performances et la modernisation des établissements de santé (COPERMO) fixe comme règle un taux de marge brute au moins égal à 8 % avant de valider toute nouvelle opération d’investissement. Ces PRE s’appuient avant tout sur une réduction des charges et un développement limité de l’activité, l’activité médicale n’ayant pas vocation à augmenter constamment, avec une politique axée sur la prévention. Les dépenses de personnel représentant entre 60 et 70 % des charges d’un hôpital, les premières mesures envisagées visent à maîtriser la masse salariale, et donc in fine à réduire les effectifs, qu’ils soient médicaux ou non médicaux. Mais, dans un contexte de financement à l’activité, est-il vraiment opportun de réduire les effectifs soignants alors que ce sont eux qui produisent les soins ? Autrement dit, une mesure comptable de court terme de réduction des dépenses est-elle le gage du retour à la performance économique à moyen et long terme à l’hôpital ? Rien n’est moins sûr. Quelle entreprise en difficulté ne ferait plus d’investissement dans le capital humain ?
C’est Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, qui a développé la théorie du capital humain à partir de 1964(2). Becker définit le capital humain de l’individu comme un ensemble formé de trois composantes : les compétences, les expériences et les savoirs. Ce sont ces trois facteurs qui vont déterminer la plus ou moins grande aptitude de l’individu à travailler.
Dès lors, il distingue le capital humain inné (ou encore spécifique, c’est-à-dire non transférable, lié à la naissance), et le capital acquis (appelé générique) par le biais de l’éducation initiale mais également tout au long de la vie par les formations liées à l’emploi, mais également par la vigilance apportée à la santé. Tout comme le capital financier, le capital humain produit des richesses par le biais des revenus perçus par la mise à disposition des compétences dans le cadre du travail.
Comme dans tout capital, on doit investir dans le capital humain, et notamment en termes d’éducation et de santé. Ainsi les dépenses liées à l’éducation ou à la santé sont considérées comme des investissements dans le capital humain, pour le faire fructifier et donc rapporter des richesses. Les dépenses de santé ne doivent pas être considérées comme des coûts mais comme des investissements de moyen et long terme. On distingue les dépenses directes (frais de médecine, par exemple) et les dépenses d’opportunité, qui résultent d’arbitrages de l’individu entre le court terme et le moyen terme (par exemple, poursuivre ses études plutôt qu’entrer sur le marché du travail à l’issue du “baccalauréat”). Dans tous les cas, l’individu espère un retour sur investissement de ses dépenses investies dans le capital humain, qui constituent donc un coût à court terme mais un revenu à moyen et long terme. Dans ce cadre, les dépenses de santé sont certes un coût à court terme, mais une richesse avec retour sur investissement à moyen et long terme.
Becker distingue deux manières d’appréhender le capital humain : soit en assimilant l’individu lui-même à son capital humain, soit en considérant l’individu comme un investisseur dans le capital humain. Dans le premier cas les individus sont des biens comme les autres, qu’il faut donc entretenir et investir ; dans le second cas, les individus sont des acteurs différenciés sur le marché du travail en fonction justement de leur niveau d’investissement dans le capital humain (niveau de formation, état de santé). Mais une chose est certaine : on ne peut pas dissocier l’individu de son capital humain, dont il est le seul détenteur. Ainsi le capital humain ne peut pas être cédé (comment céder un niveau de formation ? un état de santé ?). Par ailleurs, il doit être constamment entretenu par des investissements, au risque de s’altérer (c’est bien le problème de l’avancée en âge de l’individu sur le marché du travail : arrive un moment où il n’est plus possible pour l’individu d’investir ; mais ce moment diffère d’un individu à l’autre en fonction du niveau de capital inné et de capital acquis).
Ainsi son caractère “individuel” fait qu’il est risqué pour l’employeur d’investir dans le capital humain, dans la mesure où celui-ci ne présente aucune garantie de rentabilité. L’individu peut à tout moment décider d’aller travailler ailleurs ; en fonction de l’âge, l’investissement dans le capital humain est plus ou moins risqué, et surtout plus ou moins durable. Mais ne pas investir n’est pas non plus possible pour l’employeur s’il veut rester compétitif vis-à-vis des concurrents. Il y a donc une certaine part de risque dans l’investissement dans le capital humain qu’il convient d’accepter. Ainsi, les caractéristiques du capital humain obligent les agents économiques à repenser les mécanismes du marché du travail.
La prise en compte du capital humain dans l’analyse économique a constitué une avancée importante. L’accumulation de capitaux humains est un facteur essentiel de croissance économique : la diffusion des connaissances permet des rendements croissants et génère des externalités positives. De ce fait, il s’agit d’un concept central de l’économie du développement, de l’économie de l’éducation, de la santé et plus largement de l’économie du savoir.
La médicométrie, discipline apparue dans les années 1970 et dont le principal fondateur est le Dr Antoine Bailly, professeur à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’université de Genève, étudie l’impact socio-économique de la santé, et en particulier celui des établissements de santé(3). Elle propose ainsi une vision élargie du système de santé, en considérant que celui-ci ne représente pas seulement un coût pour la collectivité mais également un facteur démultiplicateur de richesses et de ressources : le système fournit des emplois à forte composante technologique, à haut niveau de formation et à haute valeur ajoutée, induit par ses achats de consommation des activités économiques, et participe à l’amélioration de la qualité de vie.
Ainsi, si on prend l’exemple de l’hôpital, celui-ci produit trois types d’effets multiplicateurs sur l’économie locale :
→ des effets directs : principal employeur de la commune et du territoire dans lequel il est implanté, cette entreprise publique de main d’œuvre qualifiée distribue une masse salariale non négligeable qui est redistribuée pour une bonne partie dans l’économie locale. L’hôpital est également un consommateur des biens et services produits par le tissu économique local, pour qui il représente un client privilégié ;
→ des effets indirects de premier type : les achats directs de biens et services par l’hôpital suscitent la production d’autres biens et services pour laquelle des salaires sont versés, qui sont eux-mêmes redistribués dans le commerce local, etc. ;
→ des effets indirects de second type : les salaires distribués par l’hôpital permettent d’acheter des biens et services produits localement, qui eux-mêmes suscitent la production d’autres biens, etc.
Dispensant également des formations (IFSI ou faculté de médecine), prestataire éventuel de services marchands (repas et blanchisserie), l’hôpital apparaît comme le garant de l’équilibre économique du territoire. L’hôpital a également un impact sur le niveau de qualité de vie de la population, sur le niveau culturel, sur l’image de marque de la commune.
Autant d’effets directs et indirects qui permettent de considérer la santé non plus seulement comme une dépense ou un coût, mais comme un véritable investissement.
“Ma santé 2022”, réforme du système de santé présentée en septembre dernier par le président de la République, place les professionnels de santé au cœur de la stratégie territoriale de santé. Les ressources humaines et la formation sont un des cinq chantiers de transformation et “Repenser les métiers et la formation des professionnels de santé” l’un des trois engagements prioritaires. Il s’agit donc bien pour les pouvoirs publics d’investir dans le capital humain que sont nos professionnels de santé. Dès lors, comment se fait-il que les hôpitaux publics n’appliquent pas cette théorie du capital humain. Au lieu de restreindre les recrutements de médecins dans les établissements de santé, ne serait-il pas au contraire plus judicieux d’en recruter davantage, en les considérant comme un investissement de long terme ? Un hôpital sans médecins ne peut pas fonctionner ; les établissements sont aujourd’hui confrontés à un manque de personnels médicaux; pour le combler, ils font appel à l’intérim médical, qui leur coûte plus cher que l’emploi de personnels titulaires, pour un niveau de qualité qui n’est pas garanti. Un médecin n’est pas un coût mais une richesse et un investissement ; tout comme l’infirmier ou l’aide-soignant. Les soignants des hôpitaux doivent être considérés comme des capitaux dans lesquels il faut investir. Et il faut donc repenser les plans de retour à l’équilibre dans une perspective de valorisation du capital humain. Le vrai capital à l’hôpital n’est-il pas l’humain et non le financier
(1) Source : Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France.
(2) Gary Stanley Becker, Human Capital - A Theoretical and Empirical Analysis, New York, Columbia University Press, 1964.