Objectif Soins n° 267 du 01/02/2019

 

Ressources humaines

Dossier

Nathalie Sorlin  

Les sphères de la vie privée et de la vie professionnelle, autrefois clairement dissociées, ont aujourd'hui des limites qui ont tendance à se dissoudre. Concilier les deux semble parfois difficile, particulièrement quand il s'agit du travail à l'hôpital. Alors est-il possible de ne pas laisser le travail empiéter sur notre vie privée ? Et à l'inverse, peut-on faire en sorte que nos difficultés personnelles n'impactent pas notre travail ?

Comme Didier Pourquery le signale dans un article du Monde paru en 2013, « le blurring signale que la frontière entre vie privée et professionnelle s'estompe. Les domaines du travail et du ``perso'' deviennent floues » (1). Les nouvelles technologies de l'information et de la communication ne sont bien sûr pas étrangères à ce phénomène car « si l'on est connecté sans cesse, on l'est pour tout : le taf et le fun » (2).

Par ailleurs, la place de la femme au sein de la société et de la cellule familiale a fortement évolué depuis les sept dernières décennies. Du droit de vote qui leur fut accordé en 1944, en passant par le droit à l'avortement en 1975, sans oublier l'accès au travail, la femme ménagère a laissé la place à la femme égalitaire. Elle est alors partie dans une conquête d'autonomie, capable d'assumer son foyer. « La question de la conciliation vie familiale-vie professionnelle est historiquement liée à celle de l'égalité des hommes et des femmes. Signé en 1957, le traité de Rome fait de l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes une priorité de l'Union européenne. » (3) Si ces notions d'égalité se limitaient au départ à la sphère du travail, elles se sont étendues au début des années 1990 à la sphère privée, incitant les États à mettre en place des actions visant à faciliter la conciliation entre vie privée et vie professionnelle (crèches ou services divers au sein même des entreprises) et encourageant les hommes à participer à la prise en charge de leurs enfants (congé paternité ou parental).

On imagine assez facilement que le travail puisse entrer dans la vie privée, surtout que le travail à l'hôpital, fortement féminisé, comporte une majorité d'emplois dits atypiques (travail en poste du matin, du soir, de nuit, travail le dimanche et les jours fériés, travail en douze heures...), ce qui complique d'autant plus la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle. De plus, les conditions de travail sont souvent perçues comme difficiles et stressantes (4). Mais à l'inverse, que se passe-t-il lorsque les difficultés personnelles impactent le travail ? Lorsqu'une personne doit gérer un divorce, une longue maladie, le décès d'un proche, le travail a-t-il la même place dans sa vie ? L'implication est-elle la même ? La priorité n'est-elle alors pas ailleurs ? Quel rôle revient à l'équipe pour gérer les dysfonctionnements qui peuvent survenir ? Et surtout, quelle place alors accorder à la vie privée et que devient la vie professionnelle ?

QU'EST-CE QUE LA VIE PRIVÉE ?

Historiquement, la notion de vie privée est issue de la révolution individualiste accomplie à la Renaissance. Montaigne écrivait dans Les Essais : « Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. » C'est ainsi que le célèbre humaniste définissait ce que l'on appellerait aujourd'hui la vie privée. C'est-à-dire un espace intime qui nous est propre, une sphère dont chacun est en droit de protéger les intrusions d'autrui. Mais la notion de vie privée est dans l'ambivalence : on revendique le droit au respect de notre vie privée, on veut garder nos secrets mais aussi être vus et exposés en étant prêts à tout dévoiler dans les médias. Il est vrai aussi que dans notre société actuelle, le voyeurisme est à la mode. La presse à scandale jouit d'une notoriété sans mesure. Les lecteurs ont une réelle appétence pour ce genre d'articles et les ventes de ce type de magazines ne subissent pas la crise, avec 2,6 millions d'exemplaires vendus en moyenne chaque semaine en France. Les individus eux-mêmes s'adonnent à ce voyeurisme si l'on en croit l'émergence et le développement à la fois des émissions de téléréalité et des réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter (2,13 milliards d'utilisateurs actifs chaque mois dans le monde fin 2017 pour le premier, dont 26 millions en France, et 330 millions d'utilisateurs actifs mensuels dans le monde pour le deuxième). D'un côté, donc, la vie privée, et de l'autre la vie professionnelle ou le travail.

QU'EST-CE QUE LA VIE PROFESSIONNELLE ?

Notre vocabulaire fait un usage peu économe du mot « travail », qui semble désigner toute activité dès l'instant qu'elle est socialement rentable. Ainsi, non seulement l'ouvrier, l'employé ou le cadre travaille, mais aussi l'enfant qui apprend à l'école, l'artiste qui peint ou sculpte son œuvre, le footballeur professionnel qui « joue au ballon ». Dans ces conditions, quand le terme « travailler » est utilisé de façon inflationniste, signifie-t-il encore quelque chose de précis ?

Étymologiquement, le mot « travail » vient du latin tripalium, qui désignait un instrument de torture utilisé pour punir les esclaves, et qui signifiait aussi « faire souffrir, infliger une peine ».

De plus, le caractère souvent pénible du travail renforce l'idée négative que l'on peut s'en faire. Le machinisme libère-t-il l'homme de cette souffrance ? La réponse semble être négative. La division technique des tâches est problématique car leur extrême parcellarisation ôte toute signification à leur exécution. Le travailleur, tel Charlot dans Les Temps modernes, ne se représente plus ni le but de son activité, ni même la liaison des différents moments qui la constituent. Et le caractère mécanique et répétitif des gestes fait alors du travail une des pratiques les moins intelligentes et les moins humaines.

La conception taylorienne de l'entreprise a donc montré ses limites et ses premières difficultés dans les années 1960 par l'intermédiaire des syndicats aux États-Unis. Plusieurs intellectuels mettent alors en place des théories s'appuyant sur l'importance de l'individu au sein de l'entreprise. Kurt Lewin, par exemple, a mis en valeur les représentations sociales développées par les ouvriers, le lieu de travail étant pour eux un lieu de significations, où le groupe est capable de s'autoréguler. En s'opposant à la pensée taylorienne et en insistant sur l'importance de la dimension humaine dans l'entreprise, ces intellectuels vont mettre en place ce que les auteurs spécialisés appelleront plus tard « l'école des relations humaines ». Ainsi, Mayo suppose que la prise en considération des individus est importante et influe sur leur motivation. Mais qui sont donc ces individus au sein des organisations ?

DU CONCEPT D'ACTEUR...

Au sein de l'entreprise, l'acteur n'est pas celui qui tient un rôle, c'est celui qui agit dans la situation. Il adopte alors des stratégies en vue de conserver ses intérêts. Il dispose d'une certaine autonomie et est capable de décisions. Il a un comportement actif qui a toujours un sens. Son comportement a à la fois un aspect offensif où il saisit les opportunités dans le but d'améliorer sa situation, mais aussi un aspect défensif, où il essaie de maintenir et d'élargir sa marge de liberté. « Les acteurs individuels ou collectifs (...) ne peuvent jamais être réduits à des fonctions abstraites et désincarnées. Ce sont des acteurs à part entière qui, à l'intérieur des contraintes souvent très lourdes que leur impose le ``système'', disposent d'une marge de liberté qu'ils utilisent de façon stratégique dans leurs interactions avec les autres. » (5)

Dans cette organisation collective, les acteurs se represcrivent le travail et s'accordent ainsi une certaine autonomie et une zone de liberté. Le travail prescrit (ce qu'on doit faire) est en effet différent du travail réel (ce que l'on fait vraiment), du travail réalisé (ce que l'on a finalement fait), et du travail vécu (la manière dont le sujet éprouve, interprète et donne du sens au travail). Philippe Bernoux, dans Un travail à soi, décrit et analyse les organisations du travail au sein d'une entreprise. Les compagnons, en fonction de la hiérarchie existant entre eux, s'attribuent les postes où ils pensent avoir le droit de travailler. « La constitution d'un code ou d'un langage commun structure les relations des compagnons entre eux et les fait exister comme acteurs. » (6) Si le principe de l'organisation du temps dans l'atelier est conforme aux principes tayloriens, en fait, les ouvriers « organisent leur temps à leur manière pour montrer qu'ils peuvent atteindre des objectifs de production en se donnant une organisation différente » (7). Cependant, Bernoux analyse le comportement des individus uniquement en l'observant dans l'entreprise et élimine tout ce qui concerne le sujet. Le concept d'acteur est extrêmement efficace mais reste simpliste car il élimine toutes les différences entre les personnalités : « Le terme d'acteur (...) désigne l'individu en tant qu'il réalise des actions, joue un rôle, remplit des fonctions. » (8) L'analyse est donc réductrice : le sujet est limité à son rôle d'acteur et cette seule approche appauvrit l'identité réelle.

... VERS LE CONCEPT DE SUJET

Le concept de sujet s'oppose à celui d'acteur dans la mesure où le sujet est quelqu'un d'unique, avec un prénom, une identité complexe, qui continue sans cesse de se construire. Il s'agit d'un seul exemplaire qui continue la construction de sa personnalité lorsqu'il agit. On va au plus près de l'intimité : « Le sujet a une histoire, et nous pourrions même dire qu'il est une histoire. Il est capable de la faire et de la commenter au nom d'un ``je'' pensant et éprouvant. » (9) L'intérêt du sujet, c'est de construire du sens. Il doit alors négocier entre son identité réelle (qui il est dans l'intimité) et son identité virtuelle (qui il est en tant qu'infirmier, par exemple).

Dejours emploie le terme de sujet pour « parler de celui ou de celle qui éprouve affectivement la situation dont il est question. (...) L'affectivité est au fondement de la subjectivité. La subjectivité est donnée, elle advient, elle n'est pas une création. L'essentiel de la subjectivité est de l'ordre de l'invisible » (10).

Lichtenberger convoque lui aussi la subjectivité comme nécessaire au travail : « Elle est le fait d'individus, de caractères, à la recherche de leur place, jamais réductibles à leur rôle, davantage guidés par leurs expériences vécues de mépris et de rejet que par leurs intérêts fluctuants. » (11) Pour lui, nous sommes actuellement dans un modèle de transition, pris entre un modèle taylorien très ordonné et un nouveau modèle qui fait appel à plus d'autonomie, plus de discussion, où l'institution se fait plus discrète, où les salariés peuvent prendre des initiatives et sont donc en situation d'autocontrôle, « celui d'un nouveau régime de productivité du travail humain valorisant l'implication individuelle des salariés dans les finalités et la réussite de leur travail » (12). L'organisation réelle, c'est le fonctionnement informel que les personnes confrontées aux réalités mettent à jour. En impliquant les gens dans leur travail, le travail réel correspond alors aux demandes.

CONCILIER VIE PRIVÉE ET VIE PROFESSIONNELLE

On comprend alors facilement combien il peut s'avérer compliqué pour le sujet de mettre de côté ses difficultés personnelles de façon à ne pas impacter son travail : « Rappelons-nous, également, que c'est parce que l'humain au travail est une personne qu'il présente, comme toute personne, des problèmes personnels, qui ne peuvent être complètement oubliés dès lors que l'on franchit l'accès à l'espace professionnel. » (13) Si tel était le cas, c'est-à-dire si l'agent oubliait qu'il était une personne, comment pourrait-il alors prendre en compte la singularité des patients qu'il prend en charge ?

Alors, même si « la chose semble entendue : le travail est une peine, le travail nuit à la santé, le travail fait mal ! (...) Faire son travail, qu'on le fasse bien ou mal, est difficile, exigeant, parfois pénible » (14). Mais, « ne pas avoir de travail, pourtant, est souvent pire » (15). « Désormais, le travail est devenu central pour la construction sociale et subjective des individus, au point que sa privation serait, elle, une source de souffrance aiguë. » (16)

Car le travail peut aussi être source de plaisir lorsque la reconnaissance existe : « Il suffit d'en connaître l'existence pour saisir le rôle majeur qu'elle joue dans le destin de la souffrance au travail et la possibilité de transformer la souffrance en plaisir. » (17) Le travail peut alors aider à surmonter ses propres difficultés personnelles, et cela plus facilement encore lorsque le collectif de travail reste à l'écoute et peut prévenir ces dysfonctionnements. « Le jeu du collectif est un moyen de contrôler les erreurs et surtout de les corriger collectivement avant qu'elles n'aient toutes les conséquences désastreuses qu'elles pourraient avoir. » (18)

Ainsi, certes, prendre en compte des sujets au sein des organisations de travail plus que des acteurs me semble indispensable. Mais il ne faut pourtant pas perdre de vue que ces individualités font partie d'un collectif, essentiel dans la prévention des dysfonctionnements. Car laisser sa vie privée au vestiaire semble complètement utopique dans la mesure où l'individu – le professionnel et la personne en dehors de l'organisation – n'est qu'un. Le terme individu a « aujourd'hui essentiellement pour fonction d'exprimer que toute personne humaine, dans toutes les parties du monde, est ou doit être un être autonome qui commande sa propre vie, et en même temps que toute personne humaine est à certains égards différente de toutes les autres, ou peut-être, là encore, qu'elle devrait l'être » (19).

1 Didier Pourquery, « Juste un mot... Blurring », M, le magazine du Monde, 1er novembre 2013.

2 Ibid.

3 Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin (dir.), Concilier vie familiale et vie professionnelle en Europe, Rennes, Presses de l'EHSESP, 2008, p. 10.

4 Preventica, « Une étude sur les conditions de travail à l'hôpital public », 2011 (consulter sur : https://bit.ly/2LD0DwX).

5 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L'acteur et le système, les contraintes de l'action collective, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 29-30.

6 Philippe Bernoux, Un travail à soi, Paris, Privat, 1981, p. 25.

7 Ibid., p. 38.

8 Marie-Anne Dujarier, L'idéal au travail, Paris, PUF – Le Monde, 2006, p. 44.

9 Ibid., p. 45.

10 Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 30.

11 Yves Lichtenberger, « Sens et valeur du travail », Esprit – Exister au travail, Éditions Esprit, octobre 2011, p. 97.

12 Ibid., p. 90.

13 Walter Hesbeen, Cadre de proximité. Un métier au cœur du soin. Penser une éthique du quotidien des soins, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson, 2011, p. 111.

14 Yves Lichtenberger, op. cit., p. 89.

15 Ibid.

16 Marie-Anne Dujarier, « Une analyse sociologique des discours sur la souffrance au travail », in John Cultiaux et Thomas Périlleux (dir.), Destins politiques de la souffrance – Intervention sociale, justice, travail, Toulouse, Érès, 2009, p. 120.

17 Christophe Dejours, op. cit., p. 37.

18 Christophe Dejours, in « La Grande Table, 2e partie », entretien avec Antoine Mercier et Raphaël Bourgeois, France Culture, 1er janvier 2014.

19 Norbert Élias, La société des individus, Éditions Fayard, 1991, p. 208.