Deux Français sur trois ont peur le matin en allant au travail, selon un article publié en 2014 dans Le Figaro (1). La peur est donc ressentie dans les situations de travail comme dans tous les contextes que nous traversons dans la vie. Mais elle s'exprime avec modération dans le monde professionnel, car elle y est « tabou », considérée comme un grain de sable potentiel dans les rouages de la performance, et à l'opposé des scripts comportementaux valorisés comme le courage.
La peur peut aussi être éprouvée au travail dans des contextes spécifiques, qui se sont multipliés ces vingt dernières années : ces systèmes organisationnels utilisent la peur à des fins stratégiques, en mettant en place un « management par la peur ». Quelles sont les caractéristiques de ces systèmes qui, pour certains chercheurs, relèvent de fonctionnements de type pervers ?
Les principales raisons à l'origine des peurs évoquées dans l'article du Figaro précité sont la pression hiérarchique (27,7 %), la peur d'arriver en retard (25,3 %), suivies de près par la charge de travail (21,4 %), la crainte d'un échange avec son supérieur hiérarchique (18,9 %) ou encore la peur de faire une erreur (18,6 %).
Ces peurs n'ont pas les mêmes impacts en fonction des contextes de travail dans lesquels elles prennent place.
Prenons l'exemple de la peur de faire une erreur. Elle va être modulée par des éléments comme :
• l'ancienneté dans le métier : chaque professionnel a traversé des étapes d'apprentissage où il a appris de ses erreurs et des erreurs de ses collègues. C'est ce que les sociologues appellent les « ficelles du métier ». Plus il a d'années d'expérience, plus cette peur sera diminuée par le savoir-faire éprouvé et transmis grâce à ces ficelles de métier ;
• la solidarité dans l'équipe : l'erreur étant à l'origine de tout processus d'apprentissage, l'équipe de travail y est confrontée chaque jour. Ces erreurs peuvent être source de solidarité. L'historique de l'équipe permet aux individus de puiser des ressources au sein du collectif si le droit à l'erreur est reconnu. A contrario, au sein d'une équipe où l'erreur est mal perçue ou stigmatisante, vont se développer des stratégies d'évitement ou des conduites pour cacher les erreurs ou accuser autrui d'une erreur commise. À l'origine de ces stratégies, la peur de faire une erreur se conjugue à la peur que l'erreur soit découverte ;
• les conséquences possibles de l'erreur : selon les contextes de travail, les conséquences possibles peuvent être objectivement très différentes. Les professionnels de santé connaissent bien cette peur spécifique à leur métier lorsqu'ils sont au contact de patients.
À ces peurs contextuelles, plus ou moins objectives selon les représentations de chacun, s'ajoutent les peurs subjectives des professionnels, qui se construisent au fil des carrières et qui peuvent venir les accentuer si des erreurs ont eu lieu avec des conséquences significatives, voire dramatiques.
La modulation des peurs va donc être rendue possible grâce à un ajustement matriciel, résultat de la rencontre d'un professionnel avec une situation de travail. Cela résulte d'une combinaison unique entre, d'une part, la subjectivité, la professionnalité (2) et l'histoire de l'individu, et d'autre part la spécificité du travail à effectuer, le travail réel.
Ces peurs peuvent aussi être liées à la représentation réelle ou symbolique des individus dans leurs écosystèmes professionnels, et notamment lorsqu'ils travaillent avec des fonctions à forte expertise et très valorisées socialement. Par exemple, les cadres de santé peuvent avoir peur de débattre avec le corps médical sur des sujets comme la conception des soins ou la relation au patient.
Toutes ces peurs prennent place dans un contexte socio-historique marqué par certaines évolutions sociales et sociétales majeures, que nous vivons depuis la fin des Trente Glorieuses. Nous expliciterons ici trois types de peurs qui ont été accentuées ces dernières années, et qui s'articulent les unes avec les autres.
Le changement est aujourd'hui devenu une injonction permanente. À peine un changement de logiciel, de mode opératoire, de fonctionnement, d'organigramme est-il déployé qu'il faut changer à nouveau. Cette incessante mobilisation est épuisante, elle sollicite les ressources des salariés qui, malgré tout, jouent encore le jeu. Il est parfois moins coûteux de s'adapter comme demandé que de résister à ces changements, présentés comme inéluctables. Et pourtant la plupart des processus de changement ne remplissent pas les promesses faites aux salariés.
Pourquoi le changement fait-il tant peur aujourd'hui ? Les changements qui ont été imposés depuis de nombreuses années l'ont été le plus souvent sans concertation, et s'inscrivent ainsi dans la droite lignée de la pensée taylorienne. L'hypothèse sous-jacente de ces changements imposés est que les acteurs de terrain ne peuvent pas produire de changement, que l'acteur ne peut pas penser son action et qu'il faut un « bureau des méthodes » pour penser l'activité.
Or les psycho-dynamiciens du travail (3) ont démontré que le changement est permanent dans l'action : il se produit au travers de toutes les tentatives des acteurs, dans la confrontation au réel, de réaliser ce qui leur est demandé. C'est le passage entre le travail prescrit et le travail réel.
L'action de changement repose donc sur la reconnaissance de la légitimité de tous les acteurs à être porteurs de ce changement et leur légitimité à confronter l'organisation et sa vision imaginaire. Les grands programmes de changement imposés par les organisations ont conduit à nier la capacité d'action des acteurs de terrain, leur seule marge d'action étant alors d'accompagner le changement, et non de l'initier. Or, ce déni de la réalité a une conséquence importante, celle de ne pas reconnaître la professionnalité des acteurs : elle les dépossède de leur marge d'actions, elle atteint leur identité professionnelle, ce qui est un danger suffisant pour avoir dorénavant peur du changement imposé.
Cette peur envahit les situations de travail à plusieurs titres. Le rapport au temps s'est modifié, l'immédiateté s'est imposée, et le temps s'est ajusté à la frénésie des marchés : ce qui était vrai il y a cinq minutes ne l'est peut-être plus à l'instant présent et nécessite « adaptation », « agilité », « flexibilité ». Par ailleurs, le discours nous décrivant le futur du travail comme un monde où les robots réaliseraient l'ensemble des tâches à faible valeur ajoutée crée une peur sourde et invisible. La promesse de tâches à forte valeur ajoutée pour tous les travailleurs, comme celle d'un meilleur partage des richesses ne convainquent pas grand-monde...
Cette peur se présente aujourd'hui avec mille facettes, résultant d'une époque comportant des bouleversements massifs du point de vue économique, social et culturel. Ces bouleversements ont drastiquement fragilisé les situations sociales et les écarts entre riches et pauvres ne cessent de s'accroître. Comme indicateurs de ces changements, on peut noter par exemple la raréfaction du travail et la concurrence croissante pour s'approprier ce bien devenu de plus en plus rare. On constate également un fossé de plus en plus grand entre ceux qui disposent d'emplois plus ou moins sûrs, qualifiés et correctement rétribués, et ceux qui en sont exclus. Il y a aussi cette multiplication de statuts de pseudo-indépendants pour un nombre croissant d'entrepreneurs-employés, du fait du recours à l'outplacement et l'outsourcing, et qui sont le plus souvent destinés à diminuer les coûts salariaux et les frais annexes pour l'organisation. Enfin, de nombreux intitulés de formation existent aujourd'hui avec lesquels les jeunes qui se présentent sur le marché du travail ont des chances nettement plus faibles d'accéder à l'emploi.
Ces indicateurs, parmi d'autres, montrent combien nous évoluons dans un monde d'incertitudes, et combien nous projetons sur l'emploi une fonction de protection face à une précarité inquiétante, réelle ou véhiculée dans l'imaginaire collectif, avec notamment un impact important des médias, ou encore observée dans les situations autour de soi.
Cette peur de la précarité liée à l'insécurité de l'emploi est aussi la conséquence d'exigences de plus en plus nombreuses vis-à-vis des salariés : ils doivent, pour conserver leur emploi, cocher toutes les conditions de l'employé modèle. Parmi les caractéristiques et compétences toujours plus fortement exigées, on peut citer : « la faculté d'apprentissage à vie, l'auto-management, l'autonomie, le charisme, la compétence communicative, l'aptitude au compromis, la convivialité, la curiosité, la disponibilité, la faculté d'écoute, l'employabilité, la flexibilité d'engagement, la faculté d'enthousiasmer, l'auto-évaluation, savoir donner des impulsions, être innovant, la capacité de médiation, la mobilité, l'ouverture d'esprit, la pluri-compétence, la gestion de projets, le réseautage, être prêt au risque, la faculté de créer du capital social, la spontanéité, être sûr de soi, la tolérance, être visionnaire (...) » (4).
Les caractéristiques de cet employé idéal montrent à quel point la pression sur le salarié a augmenté, et que la professionnalité (5) s'est effacée au profit de caractéristiques beaucoup plus « soft ».
Les individus qui ont un emploi doivent donc en permanence démontrer qu'ils sont entrepreneurs d'eux-mêmes, et qu'ils adhèrent pleinement au discours du développement personnel. À l'autre bout de l'échelle sociale de l'emploi, les individus au chômage sont dans l'incertitude de pouvoir suffisamment démontrer leurs aptitudes à être l'employé idéal... L'idéal devient la norme dans un déni de la réalité.
Ces peurs sont présentes sur les lieux de travail, mais elles sont aussi la résultante de mutations qui viennent modifier les composantes du travail, le rapport au temps, et le rapport que nous entretenons au travail.
Nous avons à plusieurs reprises évoqué la question du déni de la réalité. Il est intéressant de voir à quel point il agit aujourd'hui au sein même des organisations. Certaines d'entre elles entretiennent des systèmes qui instrumentalisent la peur.
Certains chercheurs décrivent une banalisation des fonctionnements pervers des organisations, conduisant à un système généralisé de peur. Hirigoyen (6) explique cette banalisation par un affaiblissement des rapports moraux, un report de la responsabilité sur les individus qui ne l'ont pas choisie, une valorisation de la séduction et de l'affichage au détriment d'une considération des hommes et du travail réel, et une normalisation de certains processus d'exclusion comme les processus de bouc-émissérisation, par exemple. Ces orientations sociétales pervertissent le fonctionnement des entreprises, développent les pathologies narcissiques des acteurs et génèrent un climat de peur d'autant plus fort qu'il devient impossible d'identifier un responsable.
Nous proposons ici de nous focaliser sur une des peurs qui résultent de ces fonctionnements pervers, à savoir la peur générée par une banalisation de comportements managériaux toxiques.
Yvan Barrel et Sandrine Frémaux (7) ont mené une recherche qualitative auprès de 24 managers, choisis au motif qu'ils avaient quitté leur fonction après avoir constaté un fort développement de pratiques jugées toxiques ou perverses et une augmentation des troubles psychosociaux, dont ils avaient été non seulement témoins mais aussi parfois malgré eux acteurs, et en toute hypothèse victimes. Ils ont mis en évidence cinq composantes du fonctionnement pervers des organisations :
• la séduction, c'est-à-dire le surinvestissement de la sphère communicationnelle par rapport à la réalité du travail et des compétences ;
• la paradoxalité, c'est-à-dire une vision, des consignes et des réponses managériales confuses et paradoxales ;
• le formalisme, c'est-à-dire la prédominance de la forme, l'absence d'orientation mobilisatrice, la vision minimaliste du management et du travail ;
• l'irresponsabilité, avec un mode de fonctionnement délégatif, une approche cloisonnée des fonctions, le développement de la conflictualité et des processus d'exclusion ;
• l'inversion, c'est-à-dire une tendance à détourner de sa vraie nature, à inverser le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, le réel et l'irréel.
Ces composantes rejoignent un des éléments récurrents de cet article, le déni du réel, qui est au cœur de la théorie de Dejours (8) et qui caractérise la perversité à l'œuvre dans les organisations dans son sens le plus large.
Ces fonctionnements agissent sur la structure managériale de manière conséquente et impliquent que les collectifs de travail se structurent autour de la peur. Ils ne sont plus que des communautés en mode dégradé. La peur est alors le seul moyen d'obtenir une action concertée, la communauté n'étant plus qu'un collectif d'individus hétéronomes en compétition, incapables de solidarité.
Se met en place alors un comportement managérial contrôlant qui constitue une illusion rassurante. « On fait comme on a toujours fait » : le contrôle installé est descendant. Le managé, pris dans cette situation d'incertitude et d'absence de discernement, accepte le contrôle. Une alliance se crée entre les deux protagonistes de la relation au détriment de l'entreprise : le travail réel n'est plus au cœur de l'activité.
Dejours (9) s'exprime sur « l'éloge de la peur ». Selon lui, seule la réflexion sur la peur et sur les causes de la peur permet d'échapper à un déni collectif sur le réel du travail. Ainsi les individus qui expriment leurs peurs aident davantage leurs collègues à prendre conscience du fonctionnement pervers de l'organisation et de ses composantes. Cette expression peut alors être considérée comme un acte de résistance face à un système de domination qui met à mal les salariés.
La peur est aujourd'hui indésirable sur le lieu de travail, au regard de ce qu'elle peut véhiculer de négatif vis-à-vis des valeurs collectives qu'il convient de s'approprier, d'afficher et de servir. Dans ces environnements, il est important de se montrer exemplaire, fort et courageux. Et pourtant la peur se manifeste à de nombreux endroits :
• dans les situations de travail des individus, au plus près du travail réel (peur de l'erreur, par exemple) et au carrefour de représentations objectives et subjectives, individuelles et collectives ;
• mais aussi dans des systèmes instrumentalisant cette peur à des fins de performance et de stratégie. La peur est alors devenue l'objet d'une politique de gestion : elle est créée, cultivée et contrôlée pour maintenir les acteurs dans le doute et l'incertitude.
Nous ne nous extrairons jamais complètement de la peur puisqu'elle est, comme bien d'autres émotions, une forme de connaissance indispensable à notre adaptation à l'environnement (10).
En revanche, il existe un devoir de résistance face à des systèmes qui s'installent au détriment de la santé psychologique des salariés et de la performance des organisations. Le défi est de taille puisqu'il exige :
• des organisations qu'elles renoncent à la volonté de faire de la peur un outil de régulation sociale ;
• des salariés qu'ils s'engagent dans un acte de résistance en nommant les peurs qui les entravent dans ce système, sans jamais tomber dans le piège d'une survalorisation de l'expression des émotions, qui risquerait de stopper toutes possibilités réflexives.
C'est alors que lever le tabou des peurs pourrait être une possibilité de se reconnaître et de collaborer entre professionnels, une façon de récupérer un moyen d'agir au cœur des situations de travail en replaçant le travail réel à sa place centrale, et peut-être aussi un antidote collaboratif pour prévenir les risques psychosociaux.
Une émotion dite « négative » dans notre société n'est pas une émotion inutile.
1 Caroline Piquet, « Deux Français sur trois ont peur le matin en allant au travail », Le Figaro, 7 mars 2014 (consulter sur : https://bit.ly/1fcT9r0).
2 Danièle Linhart, La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Éditions Érès, 2015.
3 Christophe Dejours, Souffrances en France, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
4 Franck Schultheis, « Le salaire de la peur : la normalisation de la précarité dans le capitalisme contemporain », in Alain Max Guénette et Sophie Le Garrec (dir.), Les peurs au travail, Toulouse, Octares Éditions, 2016.
5 Danièle Linhart, op. cit.
6 Marie-France Hirigoyen, in « Les nouvelles relations humaines au travail », Table ronde animée par Ariel Mendez, Revue interdisciplinaire sur le Management, l'Humanisme et l'Entreprise, 2013, no 7, p. 3-12.
7 Yvan Barrel et Sandrine Frémaux, « Fonctionnement pervers des organisations et climat de peur », in Alain Max Guénette et Sophie Le Garrec (dir.), Les peurs au travail, Toulouse, Octares Éditions, 2016.
8 Christophe Dejours, op. cit.
9 Ibid.
10 Antonio R. Damasio, L'erreur de Descartes – La raison des émotions, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995.