Sur le terrain
Dossier
Assia Mokhtari* Nolderge Pierre** Sara Cardoso André*** Cannelle Ferand**** Dorice Ebela Zang***** Romane Ayel-Luzi et Stéphanie Meddouri****** Yannick Moszyk*******
Les apports théoriques et les expériences vécues en formation en soins infirmiers permettent une prise de conscience utile à la professionnalisation. Cet article relate l'évolution de sept étudiantes en soins infirmiers dans le cadre des enseignements en psychiatrie. Cette maturation a permis d'aller au-delà des préjugés et de construire leurs postures soignantes vers davantage de professionnalisme et d'éthique.
La psychiatrie est un domaine des soins qui véhicule de nombreuses idées reçues, notamment celle de la violence. Au travers des faits divers et des productions culturelles, des situations autour du monstrueux sont mises en avant et traduisent une vision erronée de la psychiatrie.
En tant qu'étudiantes en soins infirmiers, il nous a paru intéressant de dépasser ces représentations par une réflexion autour des enseignements en santé mentale.
Ces derniers ont, en effet, suscité en nous un questionnement qui a évolué en même temps que notre vision de la psychiatrie et nous a permis de mieux appréhender l'autre dans sa différence.
Nous sommes un groupe de sept étudiantes en soins infirmiers de première année à l'institut de formation en soins infirmiers Paul Guiraud (Villejuif, 94). Cette école se situe au sein d'un hôpital spécialisé dans la prise en charge des maladies psychiatriques.
En début de formation, aucune d'entre nous n'avait de connaissances dans ce domaine. Nous sommes arrivées en formation avec quelques appréhensions concernant la façon d'aborder la personne souffrant de troubles psychiques.
Au cours de cette première année de formation, nous avons eu des enseignements en psychologie, en anthropologie et en sociologie. Cela nous a permis de mieux identifier les concepts et caractéristiques psychosociales pouvant influencer les représentations et les relations de soins. Nous avons eu également des apports sur les processus psychopathologiques. Cela nous a permis de mieux comprendre ce qu'étaient le trouble psychique et ses possibles mécanismes d'apparition.
L'ensemble des enseignements se situait autant sur un plan théorique que pratique. Ils nous ont permis de spécifier nos connaissances et d'entamer un processus de maturation professionnelle nécessaire à une prise en charge adaptée. Par exemple, nos enseignements universitaires (1) nous ont permis de mieux comprendre ce qui était de l'ordre du normal ou du pathologique. De même, un travail dirigé sur la sémiologie – que ce soit autour des troubles de la présentation, de la mimique, de la mémoire, du psychomoteur, de l'humeur, du comportement intellectuel, de l'expression verbale, de la perception, de la vigilance, de la pensée, de la conscience de soi, de jugement, ou de la conduite sociale – nous a fait percevoir que ces troubles pouvaient présenter un spectre large et nécessitaient une évaluation fine de la personne soignée.
Parallèlement à ces enseignements, deux actions spécifiques ont été intégrées : le visionnage de documentaires autour de la psychiatrie et l'intervention de l'association des « entendeurs de voix ».
L'originalité du dispositif nous a permis d'évoluer sur nos façons d'aborder l'autre et de le prendre en charge dans son unicité et dans ce qu'il pouvait traverser.
Dans un premier temps, nous avons pu voir deux films sur le monde psychiatrique. Leur visionnage nous a permis de découvrir et visualiser les différents troubles que nous avions pu aborder lors des apports théoriques.
Le premier documentaire, intitulé Les Voix de ma sœur et réalisé par Cécile Philippin en 2012, sensibilise le grand public à la schizophrénie.
Durant le film, nous suivons Irène, qui nous raconte son histoire sans aucun filtre. Elle nous explique comment ses troubles ont commencé : des graffitis qui lui parlent jusqu'aux actes imposés et autres délires, caractéristiques de cette pathologie. La narratrice revient sur les différentes périodes qu'elle a traversées, celles où tout allait bien et où elle pouvait vivre seule et les moments de crise où elle était admise à l'hôpital à la demande de sa famille ou de son propre chef.
Ce documentaire s'attache au vécu d'Irène et de son entourage, qui a beaucoup souffert de cette pathologie et s'est beaucoup interrogé sur sa responsabilité et ses actions. Par exemple, les sœurs d'Irène se sont senties dépassées par les événements, ne sachant ni comment et ni quoi faire.
Cette situation nous a permis de comprendre que ce qui a manqué à la famille d'Irène c'est la connaissance. C'est-à-dire savoir comment agir lors d'une crise, savoir quoi faire, quoi dire, savoir ce qu'est cette maladie, savoir comment aider et soutenir leur fille ou leur sœur à vivre avec ses délires.
Ce manque de connaissances était parallèle au nôtre, nous qui nous interrogions sur nos postures dans ce même type de situation. Dans le documentaire, la famille d'Irène s'est mobilisée en intégrant une association qui permet de faire connaître les maladies mentales et aider les proches de personnes schizophrènes. De notre côté, nous commencions à comprendre que des ressources étaient nécessaires pour mieux guider et conseiller les personnes qui découvraient ces pathologies.
Le second film que nous avons visionné, 12 Jours, est un documentaire réalisé par Raymond Depardon en 2017 sur les audiences qui ont lieu entre patient et juge des libertés après 12 jours d'hospitalisation sans consentement. En effet, autrefois seuls les psychiatres décidaient de l'hospitalisation des patients. Or depuis la loi de septembre 2013, un juge des libertés vient rendre la parole au patient.
Ce documentaire nous a permis de découvrir l'univers psychiatrique. La représentation de l'auteur nous est apparue, au départ, plutôt effrayante : de longs couloirs vides entrecoupés régulièrement de portes identiques et verrouillées. L'atmosphère semblait également angoissante et nous a fait plutôt penser à un univers carcéral qu'à un centre de soins.
Nous qui ne connaissions pas encore ces lieux de soins avons, dans un premier temps, pu penser que tous ces lieux se ressemblaient. Comme si la fantasmagorie de l'enfermement rejoignait la réalité.
Après de longs couloirs impersonnels, nous nous retrouvions dans une pièce simple mais froide. D'un côté de la table le juge des libertés, de l'autre le patient et un avocat. Le juge prenait la parole en regardant le dossier du patient, en y lisant les recommandations des médecins ainsi que la raison de l'hospitalisation du patient. Une relation s'installait et une décision sur le maintien ou non de la prise en charge était prise. Parallèlement, les entretiens étaient entrecoupés de différentes scènes dans l'hôpital : une porte close d'où filtraient des cris, un homme qui faisait les cent pas dans la cour entre le béton et le grillage, les pieds dans la boue. Une femme reconnaissante d'avoir pu s'acheter un café avec l'argent que quelqu'un lui avait donné. Un lit muni de sangles de contention.
Le visionnage de ce film nous a permis de dépasser notre ressenti d'enfermement pour comprendre que les décisions étaient soumises à des procédures et répondaient à une nécessité de soins.
Ces situations nous ont sensibilisées sur la vie au sein de l'hôpital et sur la nécessaire humanité à adopter pour plus de bientraitance.
Au travers de ces deux films, nous nous sommes rendues compte de la méconnaissance du grand public sur la maladie mentale. Une méconnaissance qui se traduit, encore aujourd'hui, par de la peur et de la méfiance à l'égard des personnes souffrant de ce type de pathologie. Ces malades sont fréquemment poussés en marge de la société, ce qui ne les aide pas à vivre sereinement au quotidien, d'autant plus lorsque leur perception du réel est altérée par leur maladie. Le manque d'information est aussi la clé de la marginalisation forcée de ces personnes.
Ces deux films ont été réellement intéressants par la lumière qu'ils ont apporté sur cet univers méjugé et sur notre rôle à jouer auprès du grand public. Rôle que nous avons commencé à apprendre depuis septembre.
Ces apports réflexifs ont été complété par l'intervention de deux membres de l'association des « entendeurs de voix ».
Par l'explication de leurs vécus respectifs, Yann Derobert, psychologue clinicien, cofondateur du Réseau français sur l'entente de voix (2), et Vincent Demassiet, ancien usager de psychiatrie et vice-président de l'association, nous ont permis de mieux appréhender les troubles que sont le fait d'entendre des voix à l'intérieur de soi et qui peuvent parfois survenir dans des circonstances de vie traumatiques (abus sexuel, harcèlement, etc.). Cette expérience d'entente de voix est beaucoup plus répandue que ce que l'on croit, et toucherait de 7 à 14 % de la population mondiale.
L'association permet aux patients, grâce à la mise en œuvre de groupes de paroles où ils peuvent s'exprimer sans jugement, de comprendre qu'ils ne sont pas seuls. On parle ainsi de dimension collective dans la prise en charge. Cela nous a fait entrevoir l'importance de la dédramatisation et de l'accompagnement pour mieux soutenir leurs difficultés.
Les intervenants ont également insisté sur le fait que les neuroleptiques étaient une sorte de « béquille » pour le patient, à savoir une aide permettant d'abaisser l'activité cérébrale et ainsi diminuer l'anxiété de la personne. Cette réflexion nous a permis de comprendre l'importance de savoir concilier prise en charge médicamenteuse et accompagnement psychique.
Il nous est aussi apparu important de prendre en compte la relation que la personne a avec ses voix, car celles-ci peuvent la dominer ou l'envahir et par conséquent l'affecter de façon plus ou moins importante.
Grâce à cette présentation, nous avons compris qu'il est primordial que nous, futurs soignants, privilégions le relationnel et que nous restions à l'écoute des patients pour qu'ils puissent oser s'exprimer sur les éléments déclencheurs de ces voix, afin de faire le lien avec leurs traumatismes possibles.
Là encore, nous avons fait le lien entre connaissances et amélioration de la qualité des soins.
Beaucoup d'entre nous n'ont pas encore vécu de stage en psychiatrie. Néanmoins, nous avons tous pu croiser des personnes en difficultés psychiques ou simplement angoissées.
Au-delà du développement de nos savoirs relationnels, nous avons compris que le rôle des infirmiers est essentiel car ils apportent une présence et des actions utiles à la prise en charge. Le fait de suivre un stage en psychiatrie n'est plus pour nous source d'appréhension car nous savons désormais que ce terrain nous permettra de parfaire notre accompagnement et nos savoirs.
Les services de psychiatrie sont, comme tout autre service, des lieux d'acquisition et d'intégration des connaissances par la voie de l'observation, de la contribution aux soins, et de la participation aux réflexions menées en équipe. Bien plus, ils nous permettent de mettre en action nos savoirs dans la résolution des problèmes pour une meilleure prise en charge des personnes soignées.
Le fait d'avoir débuté une réflexion sur les bénéfices et apports de nos enseignements en psychiatrie nous a permis d'être plus efficients lors des stages suivants.
Que ce soit donc d'un point de vue théorique ou d'un point de vue pratique, l'enseignement des processus psychopathologiques nous a permis de comprendre que la connaissance était à la base de l'accompagnement. Dans le cadre de la spécificité de la psychiatrie, cet accompagnement est sensible et nécessite une réflexion et des actions qui lui sont propres.
Avant d'entrer en institut de formation en soins infirmiers, nous n'étions pas conscientes que l'impact de nos préjugés pouvait autant heurter les patients. Désormais, nous avons endossé une blouse symbolique de soignant et sommes davantage dans la compréhension.
Nous contribuons, à notre échelle, à accompagner aussi bien les patients que nous avons et aurons en charge que notre entourage et celui des patients pour faire changer les regards. Ainsi, les préjugés s'estompent et les situations s'accompagnent de plus de tolérance et de positivité.
La société continuera sans doute de caractériser les personnes atteintes de pathologies psychiques comme des personnes dangereuses, folles, dépressives ou bien de malades mentaux. Chacune d'elles continuera d'être confrontée aux regards et jugements méprisants mais par notre parole, de plus en plus professionnelle, nous œuvrons à diminuer le jugement moral. Le jugement étant, selon le Larousse, une « démarche intellectuelle par laquelle on se forme une opinion et on l'émet ; résultat de cette démarche ».
Au fil de nos rencontres avec les usagers en stage, nous avons remarqué que chaque pathologie induit d'ailleurs un jugement moral beaucoup plus conséquent que la simple dénomination évoquée précédemment. Par exemple, de nombreuses personnes caractérisent les schizophrènes comme des individus capables de commettre des actes auto ou hétéro-agressifs ; de même, certains considèrent que les personnes souffrant de dépression pourraient facilement se reprendre en main...
Au-delà, c'est la différence qui est jugée. Ces personnes sont vues comme des malades incurables et non comme des personnes à part entière. Toutes ces représentations négatives peuvent amener à la stigmatisation.
D'après Erving Goffman, sociologue américain, « le stigmate est l'attribut qui rend l'individu différent de la catégorie dans laquelle on voudrait le classer » (3). Cela explique en quelque sorte que si l'individu est confronté au stigmatisme, cela peut engendrer son exclusion d'un groupe, voire de la société. De plus, le fait qu'un individu soit dans la « déviance » constamment à cause de sa pathologie psychique peut amener à un défaut d'intégration, puisque au sein de notre société nous sommes soumis à des règles de conduites régies par un contrôle social, que nous respectons, sous couvert de « normalité ».
C'est pourquoi, au fil de notre découverte des spécificités de la psychiatrie, nous avons pris conscience et continuerons de mesurer davantage l'importance de notre rôle de soignant pour faire changer le regard de la société envers les personnes atteintes de troubles psychiques.
Ce rôle soignant comprend plusieurs buts. Le premier est de garantir l'intégration de ces personnes au sein d'un groupe, d'une communauté, d'une société, afin d'empêcher qu'elles soient exclues socialement, professionnellement, et mises à l'écart. Le deuxième est de réduire la discrimination que ces personnes subissent.
Ces représentations sociales peuvent avoir des conséquences importantes sur l'évolution pathologique de la personne qui souffre de troubles psychiques, puisque l'estime de soi se réduit et amène à l'isolement et au repli sur soi.
Ainsi nous avons compris, durant cette première année de formation, qu'il était primordial, pour nous, étudiantes infirmières, de diminuer les préjugés présents. Comme le disait Albert Einstein, « il est plus facile de désintégrer un atome qu'un préjugé » (4). Certains de ces préjugés sont incorporés dans notre époque et il est d'ailleurs difficile d'entamer un travail d'analyse des représentations. Il faudrait parfois dissocier ce qui nous appartient de ce qui s'acquiert afin de nous permettre de voir les choses d'une autre façon.
Mais nous avons là encore une place à tenir. C'est ce que nous avons compris au travers des partages d'expériences et des rencontres avec les patients et professionnels de terrain.
De nombreuses organisations et associations mènent aujourd'hui des campagnes contre les préjugés et les discriminations. Ainsi, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a intégré dans ses objectifs la lutte contre la stigmatisation des malades psychiques en 2001 (5). Si ces actions sont bénéfiques d'un point de vue politique, nous avons compris, à notre niveau, que nos actions pouvaient les compléter.
Il y a encore quelques mois, nous appréhendions de travailler dans un service psychiatrique, sans même connaître réellement ce milieu, car nous nous fondions, à l'époque, comme tout le monde, sur des préjugés. Les apports théoriques et les multiples rencontres dont nous avons bénéficié ont construit en nous des fondations. Celles-ci nous permettent désormais chaque jour d'accompagner les situations au plus juste.
Aujourd'hui, nous ne nous arrêtons plus à notre première impression mais cherchons ce qui pourrait améliorer la situation. Nous sommes avant tout encore des étudiantes avant d'être des professionnelles. Nous ne pouvons pas dire que nous maîtrisons le domaine de la psychiatrie. Mais à notre niveau nous travaillons pour diminuer l'impact des jugements négatifs.
Nous avons été sensibilisées sur la spécificité de la psychiatrie et sur la nécessaire éthique dans l'accompagnement des patients en difficultés psychiques. À notre tour, nous nous faisons relais et sensibilisons notre entourage et la société pour plus d'acceptation. Sans avoir la présomption de parler de pédagogie, nous œuvrons pour aider les personnes souffrant de maladie mentale pour qu'elles puissent interagir positivement avec les autres. C'est l'un de nos rôles de soignant et cela permet qu'elles soient mieux acceptées par la population.
Nous ne savons pas encore dans quel service nous travaillerons, néanmoins la réflexion sur nos enseignements en psychiatrie nous fait prendre conscience que, quelle que soit la discipline médicale, nous avons un rôle à jouer dans la qualité des soins en développant nos connaissances, en sensibilisant les usagers et leurs familles et en travaillant sur les représentations et les préjugés.
1 Paris Sud-Kremlin-Bicêtre.
2 Réseau français sur l'entente de voix : http://revfrance.org/
3 Erving Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps (trad. : Alain Kihm), Paris, Éditions de Minuit, 1975.
4 Source : Le Parisien, « Citation célèbre » (consulter sur : https://bit.ly/2EQdbjS).
5 « Stigmatisation et discrimination envers les malades mentaux en Europe », Conférence ministérielle européenne de l'OMS sur la santé mentale, Helsinki, 12-15 janvier 2005 (consulter sur : https://bit.ly/2Rg8eH5).