Objectif Soins n° 268 du 01/04/2019

 

Écrits professionnels

Chantal Bauchetet*   Joël Ceccaldi**   Philippe Colombat***  

Plusieurs études ont démontré les bénéfices de la mise en œuvre de la démarche participative (DP) au sein des équipes de soins. Cependant elle peine à se généraliser car elle implique un remaniement global des modes de management. De nombreux déterminants culturels et professionnels peuvent faire frein (résistance au changement, managers non cohérents, conflits de valeurs, manque de cohésion d'équipe et de temps). Cela nous a incités à réfléchir à une méthode d'acculturation à cette démarche.

Le constat de la fréquence de la souffrance des soignants dans les services d'hématologie et de cancérologie (1) au début des années 1990 a conduit à une réflexion collective incitant à concevoir un autre modèle de travail en équipe. Le concept en est simple, il repose sur la transversalité d'esprit et des outils opérationnels. Cette approche a été déclinée sous le vocable « démarche participative » (DP) (2).

Mais en ces temps où l'on parle de santé au travail, imaginer un nouveau mode de fonctionnement, puis le faire connaître est difficile. Les innovations de terrain, réfléchies et mises en œuvre collectivement à partir de besoins recensés, sont celles qui ont les meilleures chances d'aboutir. C'est la raison pour laquelle les membres de la commission DP de l'Association francophone des soins oncologiques de support (AFSOS), composée de médecins et de professionnels de santé et de soins de support, ont questionné collectivement les pratiques en explorant le thème de l'acculturation à la DP. Cette démarche réflexive fait l'objet de cet article.

La démarche participative en résumé

La démarche participative, c'est :

• une dynamique transversale, individuelle et collective ;

• un modèle d'organisation de travail en équipe ;

• des outils opérationnels simples : espaces d'échanges pluriprofessionnels et entre managers, démarche projet, soutien aux soignants, formations internes ;

• des valeurs partagées : l'intelligence collective, l'écoute et le respect mutuels, l'adaptation au changement, l'ajustement aux contraintes, une meilleure gestion des conflits, l'éthique du soin et des relations ;

• des qualités humaines managériales cohérentes valorisant la communication, la collaboration et la créativité ;

• trois mots clés : respect, reconnaissance et responsabilisation.

Un peu d'histoire

Issue du monde de la santé au début des années 1990, la démarche participative d'équipe, initiée par le Pr Philippe Colombat et un groupe de professionnels de santé des services d'hématologie, est un modèle organisationnel de travail en équipe visant les deux objectifs de qualité du soin et de qualité de vie au travail.

• 1992 : création d'une association de soignants en hématologie, le GRASPH (Groupe de réflexion sur l'accompagnement et les soins palliatifs en hématologie), et développement du concept.

• 1994 : premier congrès, création des groupes régionaux.

• 2001 : intégration des services d'oncologie (GRASSPHO).

• 2008 : association avec le Groupe soins de support de la Fédération des centres de lutte contre le cancer pour devenir l'AFSOS (Association francophone des soins oncologiques de support).

bénéfices de la DP

Les bénéfices observables mis en évidence dans les études (3) sont :

• pour les patients et leurs proches : le projet personnalisé de santé et le parcours de soin trouvent leur cohérence. La cohésion d'équipe génère une meilleure approche globale et coordonnée, la sécurité du patient s'en trouve renforcée, l'écoute des besoins spécifiques s'en trouve améliorée ;

• pour les professionnels : la satisfaction valorisante d'un travail en équipe restaure la motivation et le plaisir au travail. La DP entraîne une meilleure organisation, soude une équipe au-delà des conservatismes professionnels. Chaque catégorie professionnelle est reconnue et responsabilisée dans son champ de compétences. Les valeurs humaines sont renforcées par les décisions partagées ;

• pour l'institution : cette rationalisation des organisations optimise les temps de travail et la valorisation des professionnels réduit l'absentéisme, ainsi que l'ont démontré les études sur les Magnet Hospitals (4), renvoyant ainsi une meilleure image publique. Les parcours mieux coordonnés évitent les ré-hospitalisations et répondent à l'exigence prônée par les citoyens en termes de continuité et de sécurité, comme l'ont mis en évidence les derniers États généraux de la santé.

Méthodologie préalable à l'exercice collectif

Chaque année les membres de la commission Démarche participative se retrouvent en immersion durant deux jours pour traiter un sujet de fond. Le thème de l'acculturation à la DP a ainsi été retenu par le groupe.

Le groupe présent au séminaire était d'environ 25 personnes, femmes et hommes de générations, de cultures et de métiers variés dans le champ de la santé, et d'ancienneté diverse au sein de la commission. Comment, avec ces disparités, allions-nous aborder cette réflexion ? Cette mise en commun représentait déjà un exercice d'acculturation en soi dans un groupe représentatif.

Un travail préparatoire de recension avait colligé et analysé un certain nombre de définitions pour tenter d'en trouver une qui convienne particulièrement au contenu de la DP.

• Pour mieux la situer, nous sommes allés consulter d'autres termes, ceux formés à partir du préfixe « trans », défini comme « au-delà », exprimant l'idée de « changement », de « traversée », suggérant de dépasser les frontières étroites fixées pour chacun d'entre eux. De même, un certain nombre de mots débutant par le préfixe « co », signifiant « avec » ou « en même temps », s'inscrivaient bien dans le contexte.

Les avis étaient partagés sur ce que représentait la DP : les termes « philosophie », « concept », « état d'esprit », « moyen », « modèle d'organisation », « processus », se sont invités à notre réflexion, et il nous a semblé que tous étaient complémentaires car la DP c'est un peu tout cela en même temps, mais pas totalement, et que le ferment fédérateur était complexe à définir.

• En philosophie, le mot « culture » désigne ce qui est différent de la nature, c'est-à-dire ce qui est de l'ordre de l'acquis et non de l'inné. En sociologie, la culture est définie de façon plus étroite comme ce qui est commun à un groupe d'individus, ce qui le soude, c'est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et créé.

La culture est, selon le sociologue québécois Guy Rocher, « un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d'une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte » (5).

• Le terme « acculturation », quant à lui, est essentiellement accolé à un concept sociologique se référant aux phénomènes qui résultent du contact continu et direct des groupes d'individus ayant différentes cultures, ainsi que les changements dans les cultures originales des deux groupes ou de l'un d'entre eux.

Comment allions-nous nous approprier cette idée, nous qui nous sentions éloignés de cette définition ? Mais en étions-nous si éloignés ? Cette réflexion collective (6) a occupé deux séminaires consécutifs, en 2014 et 2015.

Le bénéfice le plus patent a été la mise en évidence d'une définition claire. Car même si nous comprenions bien ce que la DP recouvrait, elle était difficile à transmettre.

Quel autre bénéfice pourrions-nous trouver à ce travail ? D'avoir permis que des professionnels d'horizons différents se retrouvent autour d'une question commune ? Était-il besoin d'aller plus loin dans cette recherche ? Comment pourrions-nous enrichir cette thématique ? Et serait-ce utile ? Nous avons le sentiment de ne pas avoir abouti notre réflexion et nous n'excluons pas l'affiner ultérieurement.

RESTITUTION ET ANALYSE DE LA RÉFLEXION COLLECTIVE

Un premier constat dans le champ de la santé

Des formations, cultures et pratiques différentes, des métiers, approches, objectifs et personnalités très divers : de ces disparités peuvent émerger des incompréhensions et luttes de pouvoir pouvant aller jusqu'à des clivages interprofessionnels et intergénérationnels. Malgré cela, il faut se retrouver autour des objectifs communs que sont les prises en soin des sujets/patients. Chacun doit adapter son art à celui des autres et s'y imbriquer comme dans un puzzle pour assurer un soin cohérent malgré les enjeux des différentes approches.

Quelle représentation chacun avait-il de la DP ?

Le groupe, habitué à penser et réfléchir ensemble sans se censurer, a vu fuser les propos de toutes parts, permettant de dire « ce qui est » et « ce qui n'est pas ». Ont été évoqués pêle-mêle, selon la méthode du brainstorming : une philosophie, un concept, une organisation, une technique, un état d'esprit, un moyen, un modèle, un processus, un système...

Que serait l'acculturation dans ce contexte ? On a parlé agrégation de valeurs, de cultures, de représentations, de savoirs et de compétences en complémentarité, ou encore de créativité, d'outils d'échange, de disparités de langage.

Créer la transversalité à partir de ces éléments est apparu comme le préalable à la reconnaissance de chacun et au sens global du soin. D'où cette idée que la DP développée comme approche du travail en équipe pourrait être le lien entre tous ces professionnels, leurs valeurs, voire préjugés.

La DP pourrait-elle être examinée sous l'angle d'une culture centrale et son acculturation comme mouvement vers cette culture... telle une disposition d'esprit convergente des acteurs vers un noyau éthique commun ? Nous avons convenu collectivement que cette belle idée de DP, au fond, nous avions du mal à la traduire en mots. Bien que nous en comprenions le sens, une définition précise manquait.

Mise en évidence d'une définition de la DP

Cet embryon de réflexion nous a amenés à tenter de décortiquer notre démarche : il nous est apparu essentiel de pouvoir la décrire et d'en élaborer une définition.

À partir des différentes propositions, Joël Ceccaldi, médecin et philosophe membre de notre groupe, a mis en mots trois points distincts et complémentaires :

• la DP comme un dispositif (7), une organisation : c'est la partie visible, donc objectivable, évaluable. C'est l'organisation concrète de la démarche à tous les niveaux, depuis les structures de base soignantes jusqu'aux superstructures de l'ensemble de la société civile, dans la perspective d'une généralisation de la DP à l'ensemble de la sphère politique ;

• la DP comme une disposition, un état d'esprit partagé : c'est la partie invisible mais déterminante. Inscrite dans le for intérieur, de l'ordre de la motivation, impliquant une vision ouverte du monde, du soin, un sens de l'autre, qu'il faut expliciter entre nous pour s'assurer qu'on partage un minimum des valeurs que cela implique. Il s'agit là d'une sorte de noyau éthique commun reconnu et partagé pour l'essentiel par le groupe, sans pour autant tomber dans le piège intégriste ou sectaire qui ferait de nous un groupe d'activistes militants ;

• la DP comme une dynamique transversale (dimension de soigneur, de soignant, managériale).

En pratique, comment acculturer ou s'acculturer à la dp ?

Créer de la cohérence et de la cohésion, afin de limiter l'effet « millefeuilles » d'équipes intervenant sans coopération, et gagner ainsi en sécurité et en efficience dans les soins permettrait d'améliorer la qualité de vie au travail (QVT) des professionnels, ainsi satisfaits d'un bon service rendu.

Nous avons cependant bien conscience de ne pas être les seuls professionnels à nous interroger sur les valeurs du soin. Il est vrai que le modèle de la DP est fortement axé sur l'ouverture et les valeurs humanistes du travail en équipe, nous savons bien que nous n'en détenons pas le monopole car, en pensant cela, nous risquerions fort d'être taxés d'un certain sectarisme.

L'idée pourrait être pour une équipe de promouvoir des interactions « ahiérarchiques », des apprentissages inter-équipes, de s'enrichir de différences, de s'harmoniser autour d'un même état d'esprit, de créer des espaces d'échanges pour permettre diverses expressions, d'avoir des responsabilités individuelles partagées, des valeurs, une culture et un langage communs, sans pour autant gommer les singularités. Pour y parvenir la conviction de l'équipe managériale est essentielle, cette conviction entraînant les autres professionnels comme modèle exemplaire de délibération des idées et actions.

La DP doit se construire pas à pas dans un mouvement d'ensemble. Dans un premier temps, elle peut être envisagée à l'intérieur d'un service, la plus petite unité à l'échelle de l'hôpital, avec les personnels médicaux (de plusieurs fonctions et places dans la hiérarchie) et non médicaux (encore plus nombreux et disparates). Que tout ce petit monde s'accorde autour d'une même idée, si belle soit-elle, est déjà une gageure. En effet, si on élargit un peu le cercle et qu'on y inclut les professionnels « de passage », tels les équipes mobiles et les professionnels de soins de support, l'affaire se corse... Et si on élargit encore pour tenter d'harmoniser les pratiques entre l'intra et l'extra-service ou plus largement entre l'intra et l'extra-hospitalier, ça devient bien compliqué.

Il faut donc convenir que l'acculturation à la DP devrait être un précepte éthique de petits groupes, chacun à son niveau tentant de la développer dans son secteur, pour ensuite retrouver ce même état d'esprit dans les autres équipes dans un grand cercle vertueux. Utopique ?

Pour cela, la formation et l'exemple semblent être un moteur essentiel de diffusion : démontrer que ça existe, que c'est possible, donner envie d'innover, développer l'esprit transversal, la motivation et le sens du travail en équipe puisque, au final, il est question de qualité à améliorer.

Le charisme positif du leadership est un facteur de diffusion essentiel de l'état d'esprit transversal ; il s'agit bien sûr de l'exemplarité. Les professionnels d'un service managé avec bienveillance, où la communication est bien réelle, seront plus enclins à reproduire le même esprit d'équipe. Il est fondamental que les instances de décision soient parties prenantes de la démarche et l'institutionnalisent dans les établissements de santé.

QUE CONCLURE DE NOTRE EXERCICE-TEST D'ACCULTURATION À LA DP ?

Il s'agit assurément d'un énorme chantier à ouvrir et il semble que la formation autant que les appuis institutionnels devraient être largement développés pour assurer son appropriation par les équipes. Les notions de compagnonnage, de transmission et d'exemplarité ont ici toute leur importance. Mais peut-être faudrait-il cesser d'être (ou de se vivre comme) victime d'un système qui broie plus qu'il ne libère ? Cela dépend essentiellement du désir de changement, qui ne peut venir que des soignants eux-mêmes, avec qui il faudrait faire « avec » et non « pour ». C'est difficile à entendre dans le contexte troublé actuel mais la clé d'une réussite appartient assurément à une dynamique de groupe qui sollicite l'individuel autant que le collectif...

Bibliographie

    (1) Philippe Colombat, Anatonia Altmeyer, Florence Barruel, Chantal Bauchetet, Pierre Blanchard, Laure Copel et al, « Syndrome d'épuisement professionnel des soignants : recommandations Nice-Saint-Paul-de-Vence », Oncologie, 2011, no 13, p. 845-863.

    (2) Philippe Colombat, Chantal Bauchetet, Évelyne Fouquereau, Stéphanie Trager, Nicolas Gillet, Cécile Kanitzer, « Dossier Compétences : La démarche participative dans les soins », Gestions hospitalières, mars 2014, no 534, p. 151-157.

    (3) Nicolas Gillet, Isabelle Huart, Philippe Colombat, Évelyne Fouquereau, « Perceived organizational support, motivation and engagement among police officers », Am Professional Psychology, 2013, 44, p. 46-55. Nicolas Gillet, Philippe Colombat, Estelle Michinov, Anne-Marie Pronost, Évelyne Fouquereau, « Procedural justice, supervisor autonomy support, work satisfaction, organizational identification and job performance: the mediating role of need satisfaction an perceived organizational support », Journal Advanced Nursing, 2013, no 69, p. 2560-2571.

    (4) Le concept d'hôpital magnétique (Magnet Hospital) a émergé dans les années 1980 suite à une étude menée par l'American Academy of Nursing (ANA). Constatant que certains établissements de santé avaient de meilleurs résultats que d'autres en termes d'attractivité et de fidélisation du personnel soignant, l'ANA a cherché à identifier leurs caractéristiques. Le label Magnet Hospital a ainsi été créé, désignant un établissement dans lequel un niveau élevé de satisfaction professionnelle du personnel infirmier est associé à un niveau élevé de qualité des soins. Aujourd'hui, près de 500 hôpitaux sont labellisés Magnet, aux États-Unis (environ 8 % des hôpitaux américains) et ailleurs (dans 22 pays différents).

    (5) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, Hurtubise IHMH, 1969, vol. 1, p. 88.

    (6) Chantal Bauchetet, Philippe Colombat, « Le travail d'équipe : une coopération éthique. De quoi parle-t-on quand on parle de travail en équipe ? », Hématologie, 2017, no 23, p. 188-190.

    (7) Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ? Paris, Éditions Payot et Rivages, 2014.