Objectif Soins n° 268 du 01/04/2019

 

Éthique

Marc Grassin  

Qualité de vie au travail dégradée, épuisement professionnel, le temps de la relation se confronte au temps de l'efficience et le sens du soin semble se perdre. Manager par le care peut être l'occasion de renouer avec la raison d'être d'une organisation qui se prétend humaniste. Cela ne peut se faire sans la volonté d'accepter un nouveau rapport à la fonction de pouvoir et d'autorité, sans une attention réelle à la situation de ses collaborateurs, une cohérence entre la finalité soignante et le vécu quotidien des professionnels. Manager par le care, c'est faire le pari de la confiance et accepter le risque d'avoir à faire autrement.

« Les cordonniers sont les plus mal chaussés... » Si la sagesse populaire dit vrai, le monde du soin navigue en plein paradoxe. Alors même que le milieu soignant a répondu avec courage à l'attente des patients et de la société de prendre véritablement en considération la dimension humaine dans le soin, les soignants ont de plus en plus de difficultés à vivre et à comprendre ce que la gestion organisationnelle leur impose. Ils ont le sentiment d'être les victimes de logiques gestionnaires et managériales peu enclines au care, rendant difficile l'engagement humain nécessaire à la fonction. Le constat est amer et très largement partagé. La qualité de vie au travail est dégradée, l'épuisement professionnel guette de nombreux soignants, le temps de la relation se confronte au temps de l'efficience et le sens du soin semble se perdre. Le paradoxe est à son comble lorsque l'injonction d'un soin de qualité est faite sans que l'organisation ne prenne en considération ce que cela implique pour l'ensemble du personnel de la chaîne soignante. Plus encore lorsque le care dans le management se met en place dans le secteur de l'entreprise privée qui, pour des raisons pragmatiques, opérationnelles et de « business », a bien compris que prendre soin de ses collaborateurs est la condition pour une relation de qualité avec ses clients et un facteur de performance. L'équation est simple : prendre soin des collaborateurs pour qu'ils prennent soin de leur client. Alors même que nous aurions pu attendre du secteur du soin une exemplarité humaniste et managériale inspirée de son activité, c'est donc du côté de l'entreprise que l'hôpital doit se tourner pour apprendre à prendre soin de son personnel. L'histoire ne manque pas d'ironie ! Et si le milieu soignant peine avec le management, vu le plus souvent comme la cause d'une dégradation du soin, il s'agit en réalité moins du management que de l'absence d'un care dans le management, c'est-à-dire de ce que le management dans le secteur de la santé n'aurait jamais dû se départir, une attention réelle à la situation de ses collaborateurs, une cohérence entre la finalité soignante et le vécu quotidien des professionnels. Reste à savoir ce que cela signifie vraiment.

L'éthique du care : une source d'inspiration

L'éthique du care est née dans les années 1980 en réaction à l'absence de reconnaissance des travailleurs du « prendre soin ». Pourtant essentiel à la vie, à la vie sociale, le care était une fonction réservée aux subalternes, principalement les femmes. Ces travaux s'inscrivaient dans une logique féministe et plus largement de lutte contre les discriminations. Les auteures pionnières de ce courant ont mis à jour une critique des modes de fonctionnement sociaux, mais plus encore ont su revaloriser le care comme réponse à la vulnérabilité. Face à un monde rationalisé gouverné par la rentabilité, la  posture éthique du care, faite d'attention, de temps d'échanges, de maternage, dans lesquels l'émotion, la proximité et l'humanité gouvernent, renouvelle la relation professionnelle. La force de l'éthique du care a été de renverser les schémas de lecture. D'une part, la vulnérabilité n'est pas une réalité occasionnelle mais une réalité constitutive, et contrairement à l'imaginaire que la modernité libérale contemporaine véhicule, nous sommes avant tout des individus dépendants des « soins » que d'autres sauront nous apporter. Le besoin d'assistance et d'attention est en cela permanent et conditionne en réalité notre capacité à tenir notre place. Le care n'est pas secondaire, mais essentiel. D'autre part, les manières de faire et de raisonner en situation de care, les attitudes et les valeurs qui y président sont une ressource pour sortir des logiques d'abstraction et de rationalisation du réel qui vident de sa substance humaine et relationnelle la vie en société. Le care, à travers ses auteures qui luttent contre l'invisibilité de ses travailleurs et leur non-reconnaissance, remet en scène l'évidence humaine et sociale de base qui est que sans cette « attention à », il n'y a pas d'humanité possible.

Le care dans l'organisation : une voie différente ?

Le management par le care est bien autre chose qu'une stratégie RH soucieuse d'un certain bien-être au travail. Les temps sont à la pleine conscience, à la qualité de vie, au bien-être et à la bienveillance. Si cours de yoga, salles de sport, conciergerie, aménagements de l'espace de travail et autres avatars d'une amélioration de la vie au travail rencontrent une satisfaction certaine des salariés, il s'agit d'une gestion des ressources humaines très en deçà de ce qui serait nécessaire pour favoriser une performance individuelle et collective qui articule l'humain et l'économique et qui soit un levier pour conduire les transformations nécessaires de l'organisation. Les logiques managériales centrées sur le plaisir et la satisfaction ne répondent que partiellement à l'attente des professionnels, qui vivent les contraintes qui s'imposent à eux et sur lesquels ils n'ont pas la main. Et c'est là le hiatus que le management par le care peut réduire : celui du fossé creusé entre une organisation désincarnée par la rationalisation, une logique métier réduite à l'exécution et des professionnels qui ont à vivre la tension entre l'abstraction des systèmes et le réel humain. Ce que les professionnels attendent tous, c'est de pouvoir exercer correctement leur métier, c'est-à-dire de faire bien en regard de ce qu'ils rencontrent, ce qui suppose que leur soient données et créditées de la confiance et de la liberté. Le travail bien fait est une attente très largement partagée. Bien faire veut dire pour les soignants être performants dans leurs gestes et dans leurs relations, c'est-à-dire adaptés et ajustés à ce que le patient vit. Il y a dans le soin des stratégies à inventer au fil de la rencontre, des échanges, des émotions. À défaut d'être guéri, le malade doit pouvoir trouver les chemins d'une vie possible malgré tout, et c'est le rôle de la fonction soignante que de « soutenir » la vulnérabilité. La performance est dans le soin tout autant technique qu'humaine. C'est ce qui donne sens à cette logique métier à fort degré d'engagement de soi.

Un élément décisif : la reconnaissance de la pertinence du soignant

Le sentiment que la réalité quotidienne du prendre soin rencontre des obstacles liés à l'organisation est un fait. Mais ce qui fait problème n'est pas tant qu'il y ait des contraintes que la non-reconnaissance des acteurs de terrain dans la pertinence de l'analyse qu'ils font de la réalité qui les concerne.

Il s'agit là d'un premier élément et levier décisif d'un management par le care. La reconnaissance de la pertinence du soignant. Reconnaissance de son savoir technique et de ce que cela nécessite, reconnaissance de son expérience riche de compétences et qui réclame d'être écoutée et entendue. Le management par le care touche ici à l'estime de soi que l'on peut considérer comme un besoin fondamental pour chacun, mais surtout un besoin fondamental au sein des organisations pour libérer les énergies, l'inventivité et les collaborations. L'organisation n'est pas une finalité en soi séparée de son support humain.

Le professionnel de terrain n'est pas un simple exécutant sans conscience d'une politique et d'un mode de fonctionnement, mais un acteur en responsabilité, fort d'un savoir-faire et d'une expérience concrète de la réalité. Il est un acteur concerné et le modèle d'une rationalisation des organisations par le haut, creusant le fossé entre la décision et le terrain, « blesse » et « mésestime » les soignants. Cela est d'autant plus important que l'éthique de la décision soignante s'est construite autour de cette conviction profonde que chacun a une pertinence et légitimité pour participer à l'élaboration de ce qu'il convient de faire ensemble.

Manager en faisant le pari de la confiance

Le care dans les organisations et le management passe par la reconnaissance, la confiance, l'écoute, le dialogue et le pouvoir d'agir. Il y a de toute évidence mille et une façons de les faire vivre, selon les réalités et la nature de la structure. Il faut inventer le chemin de pratiques qui réinsufflent la part de l'autre au cœur des systèmes. Ce care dans les organisations nous invite à nous questionner sur les besoins fondamentaux des hommes et des femmes au travail, nous éloignant des « ripolinages » de surface. De nombreuses entreprises se sont engagées dans cette voie. Plus pragmatiques pour s'adapter aux attentes des clients, elles ont modifié la fonction managériale en faisant le pari de la confiance, coconstruisant avec le collaborateur mais aussi avec le client lui-même ce qu'il convient de faire. Il s'agit là d'un changement de paradigme important, fait de boucles de rétroaction, donnant la parole à ceux qui, jusqu'alors, ne l'avaient pas. La posture du manager et du cadre n'est plus seulement le contrôle de l'exécution, mais le relais des tensions entre le cadre de l'organisation et le terrain. Le manager devient progressivement le veilleur et le porte-parole de ce qui peut se faire, s'inventer, s'adapter.

Manager par le care et oser faire autrement

Il y a une « voie différente » dans le management par le care qui suppose que soient reconnus les soignants. Celle qui fait entendre le professionnel de terrain et lui donne sa pleine mesure. Cela ne peut se faire sans un courage managérial, celui d'accepter un nouveau rapport à la fonction de pouvoir et d'autorité, celui d'une certaine humilité face à ceux et celles qui font quotidiennement les gestes du soin. Une organisation qui prend soin est une organisation qui se donne les moyens d'une culture partagée du pouvoir, qui ose libérer la parole et rendre possible les marges de liberté. L'humain supporte mal la rigidité. Il en va de même pour une organisation. Elle a besoin de souplesse pour que l'ensemble des rouages qui la constituent et les vécus qui la traversent s'articulent. Le management joue ce rôle de fluidifier ce que les systèmes ne cessent de gripper. Il y a du thérapeutique dans la fonction managériale, un care à inventer, parce que si les patients attendent qu'on prenne soin d'eux, les professionnels plus encore, pour répondre pleinement à ce qu'on attend d'eux. Le care n'est pas une option, mais une responsabilité managériale.

La valorisation de tous les métiers, lutter contre les irritants des parcours collaborateurs, favoriser et reconnaître les initiatives, soutenir les équipes sont quelques-uns des nombreux registres d'action qui peuvent être travaillés, comme le souligne Benoît Meyronin. Le care dans le management n'est pas une injonction et une recette, mais un chemin appuyé sur une volonté des directions qui acceptent le risque d'avoir à faire autrement.

Conclusion

Accompagner les hommes et les organisations à prendre soin des uns et des autres n'est pas l'affaire d'un seul. Il ne suffit pas de le vouloir et de le décider. Il faut une culture partagée, une compréhension de l'intérêt commun et une organisation du travail et des relations adaptée. Mais plus encore, il faut des hommes et des femmes qui « désirent » l'autre et qui reconnaissent que sans lui ils ne sont rien, des hommes et des femmes qui n'ont pas peur de se laisser bouleverser par les réalités humaines rencontrées. Le care est un engagement du cœur et de l'esprit, un trait de son humanité qui fait le pari de l'autre et favorise sa dynamique sans la craindre. Sans doute, est-ce là le point décisif de la posture managériale ? Cultiver la confiance et éveiller sa sensibilité à l'autre pour comprendre et oser faire avec l'autre. Le manager/cadre peut ainsi reprendre possession de son humanité et avec d'autres assumer les tensions qu'il aura à vivre.

Manager par le care n'est pas un vœu pieux, mais l'occasion de renouer avec la raison d'être d'une organisation qui prétend être humaine. Une organisation qui prend soin est une organisation qui développe un esprit de solidarité et de soutien pour porter ceux et celles qui ont besoin, au moment où ils en ont besoin. Nous vivons tous dans les aléas de nos vies personnelles ou professionnelles des moments où seul le soutien nous permet de dépasser les difficultés. Se maintenir à flot et bien faire ce qu'on attend de nous se reçoit des autres.

Nous aurions cependant tort d'envisager le « prendre soin » seulement quand cela va mal. Le care ne peut qu'être de tous les instants parce que nous sommes vulnérables. C'est ce que les philosophies du care réinsufflent, faisant de « l'attention à » la noblesse du geste managérial. Cette manière d'être, qui en réalité concerne tout le monde, n'est pas réservée à quelques surdoués de la relation, mais réclame seulement la conscience vive de notre humanité. Conscience qu'il s'agit de faire exister et de cultiver au quotidien de l'ordinaire de nos pratiques. 

Bibliographie