Management des soins
Dossier
Notre approche de la population accueillie en IFSI s'effectue fréquemment à partir du concept de génération. Cette démarche pédagogique fait écho aux préoccupations managériales dont l'abondante littérature, relayée par des sites Web spécialisés, propose de faire le point sur des différences culturelles entre générations et envisage les méthodes de management qui seraient les plus à même de permettre aux jeunes de s'investir au service de l'entreprise.
Tandis que la revue Sciences humaines s'interrogeait pour savoir si la génération Y allait réinventer le monde par sa capacité à le déstabiliser, déjà résonnait sa fin et s'annonçait l'arrivée de la génération Z (1). Cette fois, c'est certain, c'est elle qui doit bousculer la vie de l'entreprise et réinterroger en profondeur les méthodes d'enseignement. La littérature anglo-saxonne, en particulier, s'interroge sur l'implication dans l'apprentissage d'une génération qualifiée de « Digital Native », en opposition aux générations précédentes qualifiées par Prensky de « Digital Immigrants » (2). L'approche polarisante de Prensky fait figure de mythe dans le monde scientifique (3), commençons toutefois par l'explorer un peu...
Ainsi, ce qui apparaît en premier lieu, c'est la prescription d'un comportement spécifique à adopter vis-à-vis des représentants de cette génération utilitariste et connectée avec les technologies multimédia (4) : cycles d'apprentissage courts, autonomisation accrue et utilisation systématisée des TICE (technologies de l'information et de la communication pour l'enseignement), notamment par le biais de classes inversées. En réponse, les Ifsi s'équipent de logiciels de scénarisation, de plateformes Moodle, etc. Pourtant, la validité du concept de « Digital Natives » est nettement remise en question. Il découlerait d'une généralisation excessive conduisant à penser que tous les enfants nés dans une société technologique ont des aptitudes équivalentes dans l'utilisation des TICE.
Les « Digital Natives » ne possèdent pas tous les mêmes habiletés à l'emploi des outils numériques (5). Une méconnaissance large des mécanismes et enjeux sous-jacents à l'utilisation des TICE conduit de nombreux membres de cette génération à développer des pratiques hasardeuses, peu assurées. Leur emploi de ces outils correspond alors à une sorte de bricolage maladroit. Rien n'est absolument inné, pas même l'emploi du numérique à des fins récréatives et... par extension, à des fins éducatives.
À partir de ce point, nous observons que le concept de « Digital Natives » est soumis à une stratification sociale. Les différenciations culturelles ne sont pas annulées mais remobilisées dans un champ nouveau, celui du numérique. Ainsi, fonder la pédagogie sur une potentielle appétence générationnelle pour les outils numériques est une initiative qui rencontre rapidement ses limites.
Retenons que le concept de génération désigne un ensemble difficilement quantifiable, une communauté spirituelle se distinguant par le partage « d'idées, de mentalités, de certaines visions du monde et de la société » (6). Ainsi, la génération « se réfère à la fois à une tranche d'histoire sociale et à des modes de pensée » (6). Mais l'âge ne suffit pas à « faire génération ». Une somme de facteurs environnementaux et d'influences intergénérationnelles peut entraîner l'apparition de différents groupes au sein d'une même génération. Cela n'annule pas la vertu de l'analyse générationnelle mais la complexifie en la rendant perméable aux concepts de classes, d'inégalités sociales et de détermination culturelle, qui offriront une lecture nuancée du « faire génération ».
Insertion, émancipation, trajectoire de vie et perspectives professionnelles sont impactées par une transmission intergénérationnelle, un capital social, qui diffèrent selon les origines culturelles. L'accès aux ordinateurs et à Internet est de moins en moins inégal sur l'ensemble du territoire français, mais il subsiste d'importantes différences d'utilisation au sein d'une même classe d'âge. Ces différences d'usage sont grandement influencées par les inégalités sociales et les capacités individuelles qu'une apparente cohérence générationnelle risque de masquer. Alors la réflexion du pédagogue gagne à se déplacer au-delà d'une simplification intellectuelle polarisante entre « Digital Immigrants » et « Digital Natives ». Sa démarche s'enrichit d'un questionnement sur les compétences et ressources cognitives requises pour utiliser l'outil, de façon aisée et si possible performante. Ici s'affirme surtout l'intérêt d'une analyse sociologique fine des publics accueillis dans les instituts de formation.
Le panégyrique pédagogique 2.0 célèbre « un étudiant de l'hyper » : hyper acteur et connecté. Mais cet « hyper » reste une figure métaphorique de la modernité, figure sans laquelle le modèle théorique d'apprentissage s'effondre.
Lorsqu'un individu sait qu'il va être évalué par un autre, cela modifie son attitude, l'incite à développer certains réflexes spécifiques. Ainsi l'apprenant qui fait bien son travail d'étudiant va d'abord tenter de décoder l'implicite, d'intégrer les exigences du pédagogue dans son propre cadre interne. Il va se construire une interprétation de ce que l'enseignant souhaite. Il va bien souvent chercher, imaginer et hiérarchiser les priorités de ses apprentissages. Parfois il prendra la décision, plus ou moins heureuse, de faire des impasses sur certains éléments de cours. C'est sa manière à lui de gérer, de contrôler un peu la zone d'incertitude que constitue l'évaluation. Il a été dit que l'évaluation par les compétences limitait cela mais rien n'est moins certain. Une stratégie de répondant s'articule toujours un peu à une stratégie d'apprenant. Ainsi l'étudiant nous décode et de la même manière qu'il va décoder ce qui est au tableau, il va décoder ce qui est inscrit sur une ENT, une plateforme Moodle.
Face aux apprentissages l'individu n'est pas spontanément disposé à développer l'étendue de ses connaissances. Bien souvent, il cherche à circonscrire ses acquisitions à ce qui lui semble valorisé dans le contexte d'apprentissage.
(1) Martine Fournier, « La génération Y va-t-elle réinventer le monde ? », Sciences Humaines, 2012, no 234, p. 60.
(2) Marc Prensky, « Digital Natives, Digital Immigrants », On the Horizon, 2001, vol. 9, no 5.
(3) Divina Frau-Meigs, « Digital natives (1) : démythifier le mythe des ``natifs vs immigrants'' du numérique », The conversation, 2016 (consulter sur : https://bit.ly/2DcQvqT).
(4) Marc Prensky, Teaching Digital Natives – Partnering for Real Learning, London, SAGE Publications Inc., 2010.
(5) Pierre Mercklé, Sylvie Octobre, « La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents », Recherche en sciences sociales sur Internet, 2012 (consulter sur : http://reset.revues.org/129).
(6) Claudine Attias-Dofut, Sociologie des générations (l'empreinte du temps), Paris, PUF, 1988, p. 144.