L'intimisation croissante du numérique dans nos vies est acquise. Il s'agit d'une révolution majeure qui, comme toute transformation profonde, génère tout autant de fascination que d'inquiétude. Rien n'échappe à l'impact du digital : les relations personnelles ou professionnelles, les métiers, les organisations, les mœurs. Le digital fait désormais partie de nos vies. Reste à savoir jusqu'où et comment nous le maîtrisons et comment nous le contrôlons ? Est-il seulement encore possible d'exister sans ? La réponse est de toute évidence non. Désormais, la question est de savoir comment concilier l'humanisme et le digital, comment conduire son impact et penser sans subir ses effets.
La révolution digitale est née de la convergence d'innovations technologiques en informatique et télécommunication, de l'évolution des usages de l'Internet et de la mondialisation. En trente ans, l'informatique s'est démocratisée et a pénétré les foyers. L'accroissement de la puissance des ordinateurs, le développement de réseaux sans fil, d'applications logicielles pratiques et facilitatrices de la vie quotidienne, le partage du savoir, la puissance algorithmique permettant le croisement de données ont bouleversé nos manières de vivre et de penser. L'accélération permanente de l'innovation nous plonge dans une ambivalence entre les bienfaits attendus et les risques humains et sociaux d'une humanité digitalisée. Le digital a redéfini l'écosystème dans lequel nous existons, mais non sans une certaine opacité. De nouveaux business models apparaissent, des approches multicanales dans le traitement des sujets, la réactivité et la diminution des délais, l'agilité dans les organisations, la réduction des distances et la reconnexion territoriale, le partage des savoirs... La liste est longue de ce qu'il est possible d'identifier comme éléments positifs. Cependant celle des éléments négatifs l'est tout autant : la domination des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), le contrôle des données personnelles et leur usage, la fragilité de la sécurité, l'uniformisation culturelle, le contrôle de l'information, la perte de gouvernance et de souveraineté dans la décision, la perte de relation humaine et de cohésion sociale, l'ingérence de la vie professionnelle dans la vie privée...
Le milieu de la santé n'échappe pas aux tensions que tous les secteurs rencontrent : le contrôle et le traitement des données de santé et leurs impacts sur la vie des patients, sur les modèles « assurantiels » privés ou publics, l'hybridation clinique et digitale dans le diagnostic, la relation soignante digitalisée, l'effet des NTIC (nouvelles technologies d'information et de communication), les nouveaux business models en santé...
Si la digitalisation s'impose, elle n'est pas en soi une finalité. Dans le champ économique, le digital est perçu comme une voie de développement et de création de valeurs. Outil performant, efficace, efficient et productif de la relation client, donc de la raison d'être de l'entreprise, le digital peut devenir sa propre raison d'être et cesser d'être centré sur ce que cela produit en termes d'humanisation. La séduction et la fascination passées, la conscience des risques humains, sociaux et sociétaux d'une société digitalisée émerge. Preuve en est le nouveau « Règlement général sur la protection des données personnelles » (RGPD). La conscience critique naît pour ainsi dire de l'intérieur par les effets déjà éprouvés par les hommes et les femmes qui « hybrident » leur vie personnelle et professionnelle à cet outil. Simple outil, mais plus qu'un outil quand même. Le digital conditionne désormais sa raison, son affect, sa liberté, sa consommation, sa communication, ses relations, ses déplacements, sa santé, son intime. Le digital et la personne sont intimement connectés l'un à l'autre. Une connexion puissante et facilitatrice de la vie, mais une connexion qui s'impose aussi par devers les besoins et les attentes d'être simplement humain dans le face-à-face avec soi-même et les autres.
La tension est ambivalente mais palpable. Nous gagnions autant que nous perdons en humanité par le digital. La digitalisation nous rend autant libre qu'elle nous soumet et nous contraint. L'opacité de la boîte noire qu'est la donnée digitale, capable de tracer l'intime des gestes, des goûts et des désirs, ne suffit pas à se priver des avantages que la donnée nous procure. Qui n'a pas vécu qu'une simple consultation sur un site marchand pour envisager un éventuel achat amène à recevoir par robot numérique interposé des annonces de produits similaires ou associés ! Qui n'a pas vécu avec un certain effroi dès la sortie d'un magasin la réception d'un mail vous remerciant de votre venue ! Tracé, encodé par l'algorithmie de la donnée, capté, identifié, la question de la nature des relations et des valeurs qui y président se posent. Qu'attendons-nous de l'efficacité et de la facilitation que le digital procure ?
S'il n'y a pas de recettes magiques, il y a cependant un espace d'interrogation possible enraciné sur un socle culturel de valeurs auxquelles nous tenons. En quoi l'usage que nous faisons du digital favorise-t-il le renforcement des principes et des valeurs que patiemment la tradition d'un humanisme culturel a permis d'établir ? L'intention et l'usage du digital renforcent-ils la liberté des personnes ? L'intention et l'usage du digital renforcent-ils l'égalité, la cohésion sociale, la relation humaine, les rapports équilibrés et démocratiques du pouvoir ? Ces questions massives indiquent un sens à la fois comme une direction vers où aller et une signification qui oriente. Elles posent chacun face à une responsabilité personnelle et collective dans le processus de collaboration active à la digitalisation. Le digital est une belle occasion pour résoudre d'un point de vue pragmatique les « embûches » que l'humain rencontre et traverse dans l'ordinaire d'une vie à faire, mais il est surtout une belle occasion pour renforcer les fondamentaux anthropologiques nécessaires à l'humanité. Faute de quoi, la digitalisation annonce l'éclipse de l'humain dans ses composants les plus essentiels.
Le premier d'entre eux est la dimension relationnelle de notre humanité. Relation signifie que les personnes que nous sommes vivent de liens marqués par la double nécessité et exigence de reconnaissance réciproque et d'échanges. La relation humaine est l'expérience de l'autre et de sa présence dans son monde. Il n'y a pas d'humanité qui ne soit médiée par l'inattendu des rencontres avec d'autres et l'effet qu'elles produisent sur nous. Un digital qui distancie de la relation interpersonnelle ou qui prétendrait en faire l'économie au lieu de la renforcer ouvrirait la voie à une déshumanisation. L'abstraction du lien et la virtualisation des relations distancient et séparent au lieu de renforcer les liens de dépendance et de réciprocité. L'autre cesse d'être un alter ego pour ne plus être qu'une ressource, une donnée, un élément, un objet. L'humanité n'y résiste pas. L'humanisme veut que chacun puisse être sujet, un être capable avec l'autre d'une autonomie relationnelle. Le digital peut ouvrir tant dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle à un modèle de relation sans corporéité. Une relation légère, mobile, agile, sans ancrage, ni attache. L'expérience relationnelle est tout autre. Elle est celle de la singularité, de l'impossible de se défaire et de s'abstraire de ce que l'autre vit et nous renvoie.
C'est ce que le monde soignant expérimente plus encore que d'autres secteurs. La maladie est un face-à-face pour le soignant avec la part humaine du malade et l'expérience jamais feinte de l'émotion, du corps et du sens. Si le digital peut faciliter la relation en améliorant le parcours et l'expérience du patient, l'attente est celle d'un « relationné ». Favoriser l'échange, l'information, l'équilibre dans la décision, la liberté du patient peut être soutenu par le digital, mais le digital ne peut pas être l'ossature de la relation. La digitalisation de la relation soignante n'a d'humanité que dans la relation comme finalité, horizon et expérience. Relation simple d'hommes et de femmes qui se parlent, se soutiennent pour permettre que l'épreuve de la maladie puisse être traversée. C'est le défi d'une éthique soignante qui doit composer avec cette nouvelle réalité. Affleure en arrière-plan l'irréductible nécessité d'être face à quelqu'un.
Il en va de même dans les organisations. Il est significatif que le digital modifie les métiers, les pratiques, les savoir-faire. Il modifie aussi les relations au travail. Les rôles et les postures se redéfinissent et la nouvelle rationalisation du travail par le digital peut conduire à oublier la nécessité de relations vivantes. De nouvelles formes d'organisation et de postures hiérarchiques naissent un peu partout. Le digital sert-il à rationaliser la présence humaine dans des logiques d'augmentation de productivité ? Sert-il à économiser du temps pour un présentiel humain plus ajusté aux situations qui le nécessitent ? Sert-il à accentuer le contrôle ou à favoriser la liberté d'action des personnels ?
Le digital impose de nouvelles compétences, de nouvelles agilités à acquérir, de nouvelles représentations de sa valeur ajoutée. Il impose aussi une nouvelle identité à des humains un peu hybrides, connectés à des outils, pris dans le flux de la donnée et du rythme du numérique. Tout cela ne se décrète pas mais s'apprend et s'éduque au pas-à-pas de ce que nous découvrons. Un immense champ de réflexion s'ouvre à nous. Une réflexion culturelle majeure qui réouvre ce que nous avions peut-être jusqu'ici un peu figé. C'est décisif, le digital redéfinit le rapport au savoir et au pouvoir. Le savoir n'est plus réservé mais partagé comme jamais il ne l'a été. Cette démocratisation facilitée par l'outil rend plus libre. Le pouvoir et l'autorité s'en trouvent eux aussi modifiés, rompant le lien classique et étroit entre savoir et pouvoir qui a structuré la vision politique et sociale de nos organisations hiérarchiques et verticales. Le digital « horizontalise » et « équilibre » les rapports de force. C'est une véritable révolution paradigmatique qu'il s'agit de faire exister et de construire sans démagogie ni naïveté. Le digital accomplit là sans doute un peu du rêve de l'humanisme d'une cohésion plus participative. Mais celui-ci ne suffit pas pour faire de cette chance un processus d'humanisation. Encore faut-il le désir et la volonté que cela soit. Encore faut-il qu'ensemble chacun accepte la dynamique de confiance et de respect qui seule peut permettre de faire du digital un authentique pari de liberté. Quel intérêt aurions-nous à vouloir faire confiance, à s'en remettre à l'autre ?
Il faut rappeler que les valeurs ne sont rien d'autres qu'une préférence commune affirmée entre différents sens possibles. La digitalisation n'est pas une valeur en tant que telle mais une réalité nouvelle qui émerge et qui nous force à nous décider sur ce que nous préférons et voulons. Le digital est un complexe technique qui, comme le défendait le philosophe de la technique Gilbert Hottois, ne veut rien d'autre que l'opérativité pure. Il affirmait que l'horizon du technocosme – nous pourrions ajouter le technocosme digital – est le non-sens. Il voulait dire par là que la technique n'est pas au service de l'humain. Elle peut l'être sous réserve que nous le décidions et y travaillions. Cette tâche appartient à tous, au quotidien de son usage et de sa manière de l'organiser.