SUR LE TERRAIN
Dossier
La demande à caractère religieux des malades en institution de soins est un sujet de controverse, en particulier dans notre pays. Les confusions d'interprétation du principe de laïcité, les liens historiques tumultueux entre médecine et religion, le rejet du passé religieux des infirmières, mais aussi les incidents et drames au nom de la religion observés ces dernières années à l'hôpital créent une défiance et une mise à distance du religieux. L'expression religieuse des malades et usagers de soins est pourtant un droit. La loi définit ses conditions et ses limites. Elle est contre toute attente constitutive d'un besoin humain naturel, que de nombreux auteurs (1,2) élèvent au rang de besoin fondamental.
La demande religieuse des malades – envisagée ici dans les trois religions monothéistes – doit être comprise et traitée en tant que besoin.
La demande est censée être la manifestation objective d'un besoin ressenti. Éprouver et exprimer un besoin est la traduction d'un manque, autrement dit l'expression d'une nécessité, d'un impératif non satisfait ou non résolu. Les besoins de l'être humain auxquels nous nous référons ici exigent des réponses dont la privation expose celui qui les exprime à un danger, un préjudice, une souffrance... Ces besoins se distinguent des désirs et des envies, dont les caractères subjectifs, aléatoires, infinis, parfois déraisonnables se rapportent plus volontiers à un imaginaire idéalisé qu'à un besoin naturel, impérieux et ou essentiel à l'existence.
Les êtres humains qui conduisent leur vie en prenant appui sur la religion en font une dimension constitutive même de leur existence ; une dimension à part entière, totale, irréductible. Elle devient une composante édificatrice, de maintien et de perspectives. La religion participe ainsi de l'équilibre existentiel de celui qui y croit et s'y retrouve. Pour ces personnes, la religion apporte à leur besoin des réponses qu'elles ne trouvent pas ailleurs (3).
Les besoin humains, vitaux et fondamentaux, sont de ces nécessités dans lesquelles s'inscrit la dimension religieuse et/ou spirituelle. Nous reviendrons sur le concept de spiritualité, indépendante ou non de la religion.
Sans entrer dans le débat inachevé sur la classification des besoins, notre propos prend notamment appui sur la nomenclature des quatorze besoins humains théorisés par Virginia Henderson (4) dans le cadre des pratiques soignantes, et où la religion et la spiritualité y figurent à part entière. Le besoin d'agir, de vivre et d'être traité selon ses croyances et ses valeurs est le onzième besoin dans cette classification. Malgré certaines critiques, ce modèle conceptuel a été repris et développé dans de nombreux travaux et écrits en sciences infirmières (5), et enseigné aux soignants dans le monde entier. Le besoin d'expression et d'assistance religieuse et/ou spirituelle est abordé comme sujet de soin, au sens où il procède d'une nécessité intime du malade, qu'il relie à son état de souffrance et de vulnérabilité. Notons que, étymologiquement, le mot « besoin » en vieux-francique, bisunnia, est associé par son radical (sunni) à l'expression « se soucier de » et au mot « soin ».
Les travaux de Maslow, notamment dans les derniers ajustements apportés à sa pyramide (6), introduisent la quête de transcendance, de spiritualité et de religion dans la hiérarchie des besoins humains et confortent d'une certaine façon le modèle de Henderson : religion et spiritualité sont des besoins fondamentaux de l'être humain.
Le patient croyant et pratiquant ne se déleste pas de sa foi à la porte de l'hôpital. Bien au contraire, c'est avec elle qu'il espère affronter sa maladie. Pour ces patients, dans cette situation, le besoin de religion et/ou de spiritualité se renforce et mérite encore plus de ferveur, de fidélité et d'assiduité.
La foi est une source d'énergie et d'espérance, capable de sédation et d'apaisement, susceptible de donner de la force morale, de contribuer à un mieux-être... L'observance de sa religion par le malade tient lieu d'adjuvant, de complément du soin : elle a dans une certaine mesure un effet bénéfique sur son état et sur sa santé.
Le recours à la religion vient aussi compenser un déficit d'assurance, un manque de garantie d'efficacité que les imperfections et les incertitudes de la médecine laissent à voir ici et là. La religion a une fonction de réassurance. Parfois la confiance dans la religion (en Dieu) surplombe celle qu'inspire le médecin.
Toute rupture ou privation dans cette expression et attente religieuse perturbe, crée du mal-être, des émotions négatives (peur, angoisses...), un déséquilibre, voire du désespoir.
Pour Monod : « La dimension spirituelle est certainement affectée par les événements de santé et pourrait aussi être une ressource à mobiliser chez certains patients pour en favoriser la prise en charge. » (7)
Notons que la religion et la spiritualité ont parfois des effets négatifs, quand, par exemple, la maladie est perçue comme une punition...
Face au malade croyant, le soignant doit intégrer sa condition de croyant et l'expression de ses besoins religieux et spirituels au projet de soin. La même démarche vaut envers le non-croyant.
Certes, il ne s'agit pas de soins techniques, mais relationnels : d'accompagnement, de facilitation des pratiques cultuelles, d'empathie, d'écoute..., dont les effets sont susceptibles d'animer ou de réanimer des forces intérieures et d'aider le malade à faire face à sa maladie. Les patients le disent et de nombreux travaux le montrent : la religion est une aide, une source d'espérance et de bienfaisance chez celles et ceux qui peuvent continuer à pratiquer leur culte ou être aidés et assistés en cela (8).
Ni à confondre, ni substituables, ni opposables, religion et spiritualité sont distinctes, elles renvoient à des réalités différentes mais peuvent aussi coexister et se nourrir mutuellement.
À défaut d'un long et nécessaire développement, retenons succinctement, dans le sillage d'Émile Durkheim, et sous réserve de ses multiples définitions, que la religion peut être envisagée comme « un système de croyances et de rites qui aide à comprendre et à vivre le sens ultime des choses : l'origine et le pourquoi de la vie, la finitude de l'homme, la mort, la souffrance... Elle se fonde sur un message prophétique révélé. Elle professe une morale qui distingue le bien du mal, oriente sur ce qu'il faut croire et faire. Elle postule l'existence d'un Dieu tout-puissant ».
Le besoin spirituel chez l'être humain est vieux comme le monde. « La spiritualité commence, en l'homme, où la lumière de l'intelligence et de la réflexion commence à poindre. » (9) La spiritualité serait au centre de l'homme. Bien inspiré qui peut définir en une idée ce concept : travail de l'esprit, bien sûr ; dialogue avec sa conscience, clarification de son rapport au monde, sans doute ; quête de découverte et de croissance de soi, presque toujours...
La spiritualité serait un cheminement intérieur, un effort d'exploration et de découverte de soi, avec ses propres ressources, ses valeurs... dans une perspective de croissance personnelle pour donner une direction et un sens à sa vie (10).
Ici et ainsi, la spiritualité se conçoit, s'érige et se vit sans attache avec une religion instituée.
Le bouddhisme, le taoïsme, l'athéisme, la philosophie grecque... répondent à des possibilités de vie et d'épanouissement spirituel sans Dieu.
Mais la spiritualité n'est pas seulement immanente, elle a aussi des résonnances, des entrelacs et de solides attaches avec la religion.
Si la plupart des travaux et enquêtes sur le sujet s'accordent à dire que la spiritualité se distingue objectivement de la religion, selon une perspective matérialiste, laïque, elle reconnaît aussitôt que des liens et une continuité substantielle peuvent s'opérer entre les deux champs. Spiritualité et religion peuvent communiquer, coexister, se faire écho, se compléter (11). Pour certains croyants, la religion se présente comme un lieu d'expression et d'épanouissement de leur spiritualité (12).
La spiritualité religieuse s'inscrit dans l'expression de la foi, dans la relation à Dieu, l'observance des pratiques, le rapport à sa communauté... Le besoin et l'exercice spirituels trouvent dans la religion des réponses et des supports : des rites (prières, alimentation, sacrements...), des croyances (immortalité de l'âme, paradis, bien-fondé ou non de la souffrance...), des prescriptions (commandements...), des valeurs (fraternité, générosité...), qui orientent, font sens, aident à vivre... Nous observons que les trois monothéismes attestent que la spiritualité est consubstantielle à ce qui les constitue et fondement de leurs préoccupations.
Dans notre travail de recension sur la spiritualité (13), il est extrêmement fréquent de trouver une approche définitionnelle en lien avec la religion : une spiritualité de la transcendance, de la dévotion, de la quête hors de soi en direction d'une puissance supérieure (Dieu, le cosmos, une énergie créatrice...) pour animer et conduire sa vie.
Par sa nature et sa portée universelle, la spiritualité est déclinée dans plusieurs définitions internationales, telle celle proposée en 2010 par l'Association européenne pour les soins palliatifs (the European Association for Palliative Care, EAPC), réunissant 31 pays : « La spiritualité est une dimension dynamique de la vie humaine qui se rapporte à la façon dont les personnes (individus et communautés) expérimentent, expriment et/ou cherchent un sens, un but et la transcendance, et la manière dont elles se connectent au moment présent, à soi-même, aux autres, à la nature, à ce qui est significatif/ ou au sacré. »
Cette définition note le caractère universel et profane de la spiritualité, la recherche de sens dans le rapport à la nature, au monde, mais aussi le lien avec la transcendance, le sacré et, sans le nommer, avec Dieu. La distinction mais aussi la connexion entre religion et spiritualité affleurent clairement ici.
La littérature sur les liens entre religion et spiritualité conduit à envisager la spiritualité comme une dimension fondamentale propre à l'être humain. La religion, pour certains et selon des motivations diverses (dispositions et situations), en serait un mode d'expression.
Il ne nous a pas échappé que l'affadissement des implications et pratiques religieuses ici et là tend à modifier les rapports et la nature des liens entre religion et spiritualité.
La demande religieuse et spirituelle des malades, dont il faut bien sûr s'entendre sur le contenu, les conditions et les limites, doit être reçue par les soignants avec les égards prévus par la loi et les textes sur la laïcité, et dès lors intégrée dans les projets de soin, à la demande bien sûr. La démarche est d'autant plus fondée juridiquement et éthiquement qu'elle l'est aussi médicalement.
L'association « religion-spiritualité-santé » et leurs liens concrets focalisent l'intérêt d'une multitude de travaux (14), de discours et de débats dans le champ médico-social, notamment quand il s'agit d'aborder ce que certains appellent désormais la « quatrième dimension du prendre-soin ». Des dizaines d'études montrent une relation positive entre religion, spiritualité et santé (15-17). Et si certains auteurs relativisent ces résultats pour des questions notamment de méthodologie (18), d'autres les confirment en apportant des arguments de robustesse (19).
Dans ce débat une question demeure : dans les situations de soins, peut-on refuser de répondre favorablement aux malades qui demandent à pratiquer raisonnablement leur culte ?
Prier, lire des textes sacrés, s'alimenter conformément à des règles rituelles, recevoir un sacrement, être soutenu par sa communauté de foi, s'entourer d'objets de culte... est tout à fait conciliable (en France) avec l'application du principe de laïcité. Encore faut-il pour cela former les soignants !
L'Organisation mondiale de la santé (OMS), dès 1990 puis en 2002 et en 2005, reconnaît la spiritualité comme quatrième dimension constitutive de l'homme, considéré comme un être bio-psycho-social et spirituel (20). Pour les experts de l'OMS, la spiritualité renvoie aux « aspects de la vie humaine liés aux expériences qui transcendent les phénomènes sensoriels ». Ils ne l'envisagent pas comme phénomène religieux, mais comme un facteur d'intégration de l'homme dans son unité et sa globalité. Cette définition a été retenue dans le cadre de la prise en charge de la personne en fin de vie en 1990, puis a eu des prolongements et un renforcement à l'échelle mondiale dans d'autres textes, notamment dans la « Charte de Bangkok » en 2005 (21).
La liberté d'exprimer ses croyances ou ses non-croyances relève d'un droit fondamental. Le droit de l'homme à la santé, où la dimension religieuse et/ou spirituelle contribue de manière positive, ne peut être bafoué. Un malade doit pouvoir choisir ce qu'il estime être bon pour lui, dans les limites fixées par la norme commune.
Les soignants doivent se former à inscrire les besoins religieux et/ou spirituels des malades concernés dans leur projet de soins et réfléchir à des voies de recherche sur ce sujet complexe mais humainement fondamental.
(1) Virginia Henderson, Marie-Françoise Collière, Lanature des soins infirmiers, Paris, Inter-Éditions, 1994, p. 235.
(2) Patricia Potter, Anne Griffin Perry, Carole Lemire, Sylvain Poulin, Soins infirmiers. Fondements généraux, Paris, De Boeck Université, 2015, p. 1490.
(3) Coralie Buxant, « Pourquoi se tourner vers le religieux ? Des besoins affectifs et cognitifs au désir d'expansion de soi », Revue théologique de Louvain, 2009, fasc. 1, p. 41-65.
(4) Julie Hubert, « Cours – Soins Infirmiers – Virginia Henderson et sa conception de la profession infirmière », texte revu le 15 janvier 2019 par Bernadette Fabregas, rédactrice en chef d'Infirmiers.com (consulter sur : https://bit.ly/2qLzU86).
(5) Rosette Poletti, « Soins infirmiers et besoins de spiritualité », Revue de l'infirmière, 2011, 173, p. 29-33.
(6) Mark E. Koltko-Rivera, « Rediscovering the later version of Maslow's hierarchy of needs : self-transcendence and opportunities for theory, research, and unification », Review of General Psychology, 2006, vol. 10, no 4, p. 30-31.
(7) Stéphanie Monod, Étienne Rochat, Christophe Büla, « Spirituality and elderly patients », Rev Med Suisse, 2006, vol. 2, no 85, p. 2488-2490.
(8) Sandra Gaillard-Desmedt, Maya Shaha, « La place de la spiritualité dans les soins infirmiers : une revue de littérature », Recherche en soins infirmiers, 2013, vol. 115, no 4, p. 19-35.
(9) Dictionnaire Littré : consulter sur https://bit.ly/2vyf3Hi
(10) Jacinthe Pepin, Chantal Cara, « La réappropriation de la dimension spirituelle en sciences infirmières », Théologiques, 2001, vol. 9, no 2, p. 33-46.
(11) Vassilis Saroglou, « Spiritualité moderne. Un regard de psychologie de la religion », Revue théologique de Louvain, 2003, vol. 34, no 4, p. 473-504.
(12) Andrew E. Clark, Orsolya Lelkes, « Let us pray : religious interactions in life satisfaction », Paris School of Economics, Working Paper no 2009-01, January 2009 (consulter sur : https://bit.ly/2PFNs0d).
(13) Sandra Gaillard-Desmedt, Maya Shaha, « La place de la spiritualité dans les soins infirmiers : une revue de littérature », Recherche en soins infirmiers, 2013, vol. 115, no 4, p. 20.
(14) Sandra Gaillard-Desmedt, Maya Shaha, op. cit., p. 24.
(15) Colleen S. McClain, Barry Rosenfeld, William Breitbart, « Effect of spiritual well-being on end-of-life despair in terminally-ill cancer patients », Lancet, 2003, no 361, p. 1603-1607.
(16) John Guilfoyle, Natalie St Pierre-Hansen, « Religion in primary care. Let's talk about it », Can Fam Physician, 2012, vol. 58, no 3, p. 249-251.
(17) Hughes M. Helm, Judith C. Hays, Elizabeth P. Flint, Harold G. Koenig, Dan G. Blazer, « Does private religious activity prolong survival ? A six-year follow-up study of 3,851 older adults », Journal of Gerontology, 2000, vol. 55A, no 7, M400-M405.
(18) Richard P. Sloan, Emilia Bagiella, Tia Powell, « Religion, spirituality and medicine », Lancet, 1999, no 353 (9153), p. 664-667.
(19) Jeremy D. Kark, Galia Shemi, Yechiel Friedlander, Oz Mariin, Orly Manor, S. Hillel Blondheim, « Does religious observance promote health ? Mortality in secular vs. religious Kibbutzim in Israel », Am J Public Health, 1996, vol. 86, no 3, p. 341-6.
(20) WHO, « Traitement de la douleur cancéreuse et soins palliatifs », rapport d'un comité d'experts de l'OMS (rapport 804), Genève, 1990.
(21) « La Charte de Bangkok pour la promotion de la santé à l'heure de la mondialisation », groupe d'experts participant à la sixième Conférence mondiale sur la promotion de la santé, Bangkok (Thaïlande), août 2005 (consulter sur : https://bit.ly/2LrJKZs).