La laïcité recouvre des dimensions multiples et controversées qui rendent problématique sa définition alors que celle-ci apparaît pourtant comme un véritable enjeu, intellectuel et politique. Ce court exposé veut ici aller à l'essentiel : montrer la nécessité de croiser les regards de nombreuses sciences humaines, pour sortir des approches superficielles – si ce n'est idéologiques, c'est-à-dire polémiques – de cette réalité des plus complexes.
La « laïcité » est aujourd'hui sur toutes les lèvres ou presque en France, du moins à en croire le discours médiatique, politique, intellectuel, et nombre de conversations quotidiennes de nos concitoyens. Un phénomène qui s'est accentué depuis les attentats de 2015 et la montée des inquiétudes, réflexions, discussions mais aussi décisions des autorités publiques, que ces tragiques événements ont renforcées. Contre toute attente, ce sujet n'a-t-il pas été abordé à plusieurs reprises par le président de la République, dans le cadre du « grand débat » par lui lancé ? Le tout dans un contexte national et international obnubilé par la thématique politico-religieuse en général, et en particulier par les conflits entre certains acteurs mobilisant les monothéismes dans leurs luttes.
Du fait de cette conjoncture mais aussi pour des raisons de fond, étudier – ou, du moins, expliquer, sinon définir – la laïcité est donc aussi indispensable que difficile. D'abord parce qu'elle est une réalité originale, multiforme, évolutive et controversée, aux nombreuses dimensions enchevêtrées. Des dimensions qui s'avèrent inséparables dans la pratique, mais à distinguer si l'on veut bien comprendre cette notion, qui implique de ce fait de mobiliser toutes les disciplines appropriées. « Multi ou pluridisciplinarité », « interdisciplinarité », « transdisciplinarité »..., n'étant pas vraiment synonymes, ces termes mériteraient de longs développements pour être à leur tour précisés et hiérarchisés, dans la quête de la meilleure approche scientifique possible de l'objet de recherche « laïcité ».
Avant tout, « laïcité » est le mot par lequel on désigne le régime de régulation à l'œuvre entre la République française et les « cultes », pour employer le vocabulaire juridique consacré. C'est là une première définition, minimale, de la laïcité. Mais à l'évidence, cette régulation entre l'État et les religions implique aussi la société, les mœurs, la culture et les cultures, dans une France qui se diversifie rapidement ; et c'est là la définition large, très générale. Le régime spécifique de régulation entre l'État, les religions, la société, les mœurs, la et les culture(s) se nomme donc « laïcité » en français moderne – et en français de France (car, par exemple, en Belgique francophone, le mot n'a pas vraiment le même sens...) ; en effet, chaque société, chaque pays du monde a son propre régime de régulation de ces instances, de ces dimensions de la vie humaine individuelle et collective. En cela, on peut dire que la « laïcité » est – au sens strict – une réponse singulière, propre à la France moderne, à une problématique universelle sinon anthropologique, qu'on appelle parfois « théologico-politique ». Chaque État-nation, chaque pays a ainsi sa façon particulière de gérer ses rapports entre État, religions et sociétés, ou encore entre le spirituel/religieux, le politique et le social. Et ces différentes façons de voir et de faire sont les fruits de l'histoire longue et de la culture de chacun de ces pays, qu'elles permettent de caractériser tout spécialement. Si l'on nomme génériquement « laïcité » ces différents agencements spécifiques, il existe de nombreuses « laïcités », qu'il serait bien sûr heuristique de décrire et de comparer systématiquement, au sein d'un champ de recherche particulier.
Dans le cas de l'Hexagone, il est ainsi impossible de comprendre la « laïcité à la française » sans restituer l'histoire de notre pays, au moins sur les trois derniers siècles ; et en fait sur un passé bien plus long, en l'occurrence profondément marqué par le catholicisme. Pour bien faire, il faudrait donc envisager la question avec cette profondeur historique – en décrivant ce qu'on pourrait appeler la « préhistoire de la laïcité », à travers les rapports du « spirituel et du temporel » au Moyen Âge, à l'âge classique ainsi qu'au siècle des Lumières. Ce qui ne va pas, bien sûr, sans lien avec l'histoire des idées et représentations, ni avec les théologies (catholique, protestantes, etc.) ou le droit canon.
Cette histoire française spécifique des rapports État-religion(s)-société a produit un certain modèle juridique, relativement simple dans ses principes mais délicat si ce n'est complexe par ses applications, finesses et particularités. Ce qui fait de la laïcité une réalité relevant avant tout du droit et de ses subtilités. Dans son rapport public de 2004, « Un siècle de laïcité », le Conseil d'État souligne en effet cette « complexité de l'édifice, bâti sur un socle solide, l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la loi de 1905, la consécration constitutionnelle du principe de laïcité en 1946 puis en 1958. Mais cet édifice s'est construit grâce à une imbrication de pierres, chaque fois qu'un problème d'application pratique se posait et devait être résolu, soit par un aménagement des textes ou leur complément, soit par une interprétation jurisprudentielle bienvenue. (...) Il n'y a pas de définition du concept de laïcité, qui a reçu des acceptions diverses, mais ne peut non plus faire l'objet de n'importe quelle interprétation. (...) La laïcité française signifie le refus de l'assujettissement du politique au religieux, ou réciproquement, sans qu'il y ait forcément étanchéité totale de l'un et de l'autre. Elle implique la reconnaissance du pluralisme religieux et de la neutralité de l'État vis-à-vis des Églises » (1).
La laïcité est ainsi le résultat d'un corpus juridique à la fois abondant et diffus, qui mêle normes nationales et internationales de différents niveaux « hiérarchiques » (Constitution, déclarations des droits fondamentaux et traités, lois, décrets, règlements, chartes, arrêts de jurisprudence, rapports divers...). Un corpus auquel s'ajoutent en outre d'autres normes, édictées non pour motif de laïcité mais souvent pour des raisons d'ordre public ; ainsi la fameuse loi de 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public ». D'où un certain paradoxe, vu le contraste entre ce corpus juridique varié, et le peu de lois françaises portant directement et explicitement sur la laïcité. Comme le souligne lui-même le Conseil d'État, ce modèle juridique si original ne s'est pas formé en un jour, mais il est le résultat d'un long processus de sédimentation, notamment jurisprudentielle, marqué par l'interaction de considérations pragmatiques et de débats d'idées parfois très vifs. Des discussions où s'affrontent des conceptions plus ou moins tranchées, qui renvoient à autant d'options non seulement juridiques, mais aussi philosophiques et politiques, sur ce que doit être la République, et sur la place que doit y tenir – ou pas – le fait religieux. Soit un champ fort controversé, empli de discours partiellement contradictoires, et façonné par des rapports de force contingents liés aux autres enjeux et dynamiques politiques, étudiés par le politologue.
Pour bien parler de la laïcité, il faudrait donc être historien, juriste, philosophe, politologue, comparatiste, spécialiste de diverses cultures (angliciste, germaniste, américaniste, etc.)..., liste déjà longue, mais hélas non close. Car tous ces regards croisés sur l'objet « laïcité » seraient incomplets sans celui du sociologue, de l'analyste des politiques publiques et même de l'ethnologue, capables d'observer ce qui se fait vraiment « sur le terrain », en matière de rapport entre les « cultes » et les acteurs publics. Cela afin de comprendre comment les choses fonctionnent concrètement dans la pratique quotidienne – notamment administrative mais aussi sociale, médiatique, etc., et bien sûr « ecclésiale », celle des différents cultes –, au-delà des grands principes, des idéaux et des concepts généraux.
Ô combien « multifacettes » et évolutive dans l'Histoire, la laïcité se révèle ainsi comme une réalité à la fois globale et diffuse, quasiment insaisissable par un discours linéaire simple... À l'égard de toutes les dimensions déjà listées (historique, juridique, philosophique, politique, sociologique, religieuse, et même anthropologique...), on ne peut ignorer que les experts – et souvent les acteurs – ne sont pas toujours d'accord, loin s'en faut. De fait, s'opposent ici des sensibilités différentes, des options plus ou moins contradictoires, qui ont conduit les parties prenantes à qualifier d'un adjectif « leur » laïcité, pour la défendre ; ou celle de leurs contradicteurs, pour la rejeter. D'où la prolifération de qualificatifs et autres épithètes, qui compliquent encore un peu les choses : laïcité « ouverte » ou « fermée », laïcité « stricte », « de combat », « exigeante », « positive », « inclusive », etc. Un exemple frappant : l'un des plus grands spécialistes français et même mondiaux de la laïcité, l'historien et sociologue Jean Baubérot, a publié un livre significativement intitulé Les Sept Laïcités françaises : le modèle français de laïcité n'existe pas (2). Créateur de la chaire d'« Histoire et sociologie de la laïcité » (1991-2007) à l'École pratique des hautes études et pionnier d'une approche multidisciplinaire de notre objet, l'expert y décrit toutes les nuances que recouvre son nom à ses yeux, à savoir : une version « antireligieuse » de la laïcité ; une compréhension « gallicane » de celle-ci ; une interprétation « séparatiste stricte » ; une autre « séparatiste inclusive » ; une « laïcité ouverte » ; une autre « identitaire » et enfin une lecture « concordataire » de la laïcité... Une diversité d'interprétations de la laïcité pour une part liée aux particularités culturelles de certaines régions ou administrations de notre pays. Et sans rien dire de la « laïcité falsifiée », dénoncée par Jean Baubérot dans un livre précédent (3).
Comme le mot « religion » – et ce n'est sans doute pas un hasard... –, le mot « laïcité » est ainsi l'un des plus difficiles à définir, surtout en une formule concise et acceptée par tous. Comme tous les termes les plus importants, les plus fondateurs, il est d'autant plus utilisé et indispensable qu'on a du mal à en préciser le ou les sens ; y compris en droit, où il n'existe pas une définition claire, ramassée et unanime de la « laïcité ». Il est souvent qualifié d'intraduisible, ne semblant pas par ailleurs avoir de vrai équivalent en anglais, par exemple ; et en turc, signifiant presque le contraire de ce qu'il désigne généralement en français... Au sens strict, la « laïcité » constitue en cela une sorte de « marque de fabrique » et de repère de l'identité française depuis environ un siècle. Car le plus étrange, le plus significatif aussi, c'est que l'immense majorité des Français d'aujourd'hui se disent « laïques », ce qui est loin d'avoir été le cas dans un passé, somme toute assez proche. Ainsi, croyants ou non, liés à telle ou telle religion, tous les Français ou presque affirment leur attachement envers la laïcité, sans à l'évidence comprendre exactement la même chose sous ce vocable. Et les autorités publiques s'appuient sur cet étonnant consensus à l'égard de l'essentiel, pour préciser sous le seul nom de « laïcité » – sans adjectif – les valeurs et le cadre communs à même de rassembler tous les Français, dans leur diversité, au sein d'un « vivre ensemble » républicain de qualité.
La laïcité à la française est donc un singulier mélange de polysémie et d'affirmation unitaire, consensuelle. Soit un alliage parfois explosif où l'on se dispute régulièrement pour savoir ce qui nous rassemble ; et où l'on se retrouve pour mieux diverger, et inversement, selon un « sport » typiquement hexagonal qui ne lasse d'étonner nos voisins étrangers... Sans nier que la définition de la laïcité est un véritable enjeu, intellectuel et politique, on doit faire avec cette polyphonie. Elle n'est certes pas toujours confortable, mais elle manifeste sans doute l'esprit de la laïcité, comme art de faire du commun sans détruire le divers au sein d'un ordre partagé ; ou encore, comme art d'articuler le plus harmonieusement possible les exigences partiellement contradictoires de la liberté de chacun et de l'unité de tous. Ce que j'appelle personnellement la « laïcité dialogale » ou « dialogique », au sens où elle implique selon moi par nature que les acteurs concernés dialoguent ensemble pour la comprendre, pour se comprendre et pour redéfinir plus ou moins en permanence ce qui les rassemble... Afin de mieux vivre ensemble.
Par définition relative à la place du fait religieux – ou des faits religieux, selon l'expression privilégiée par l'Éducation nationale – dans la société, la laïcité est à l'évidence inséparable de ce dernier. Et étudier l'une sans l'autre, et réciproquement, est impossible à toute personne sensée et objective... Hélas, cette évidence n'est guère partagée par nombre d'acteurs en France, ce qui est en soi révélateur quant aux mentalités et pratiques hexagonales en la matière. Toujours est-il que comprendre et étudier les laïcités implique une solide formation sur le religieux, les religions et ce que ces derniers deviennent en contextes moderne et post-moderne. Ce qui nous renvoie à l'épineuse question – en France – du traitement scientifique, académique, du fait religieux et de ses recompositions en régime sécularisé. En effet, ce dernier n'est pas étudié en tant que tel au sein d'une discipline dédiée dans l'université française, à la différence de ce qui se passe partout ailleurs (Religionswissenschaft allemande, religious studies anglo-saxonnes, religiologie québécoise, etc.). Sachant qu'une telle science du religieux n'est concevable, elle aussi, qu'au croisement de multiples regards disciplinaires spécifiques : histoire des religions, sociologie et anthropologie des religions, géopolitique des religions, philosophie de la religion, psychologie de la religion, islamologie, études juives, théologies confessionnelles, etc. Plus précisément encore, comprendre l'homme d'aujourd'hui, étudier les sociétés contemporaines nécessite d'y examiner les transformations contemporaines du religieux, des religions/spiritualités, l'athéisme et l'agnosticisme, les comportements et représentations associés... et bien sûr d'examiner les laïcités, qui sont autant de réalités en interaction constante. Il faut donc observer les recompositions contemporaines du religieux et de la laïcité, entre sécularisation et réaffirmations identitaires, comme une seule et même question. Soit une vaste interrogation théorique, déclinable en autant de sous-questions qu'il y a d'objets particuliers observables en la matière. Et analysables soit par l'une ou l'autre des sciences humaines, soit par une nouvelle science à constituer d'urgence en France : la « science des religions et des laïcités » (4). Laquelle pourrait se décliner – selon le modèle allemand – en sciences appliquées : la didactique – pourquoi et comment enseigner (to teach) cette discipline ? – et la pédagogie – pourquoi et comment apprendre (to learn) cette discipline ? À défaut, comment former les enseignants et formateurs compétents pour transmettre les connaissances indispensables en la matière à tous les niveaux du corps social ? Comment animer un débat social, politique, médiatique de qualité sur ces sujets cruciaux ? Existe-t-il une autre voie, si nous voulons vraiment relever le défi – si urgent, à en croire nombre de discours récurrents, notamment relatifs aux risques de « radicalisations » diverses – de l'analphabétisme laïque et religieux dans notre société ? Cette exigence par laquelle passe la construction d'une République inclusive et d'un vivre-ensemble de qualité, ouvert au « faire ensemble ».
Au-delà des opinions et des préjugés, avoir une approche documentée, critique, objective, pluraliste – en un mot scientifique – de la laïcité passe ainsi nécessairement par un effort multidisciplinaire, qui pour l'essentiel reste à mener. De quoi porter un regard enfin laïque sur cette spécialité française, si souvent essentialisée.
(1) Conseil d'État, « Un siècle de laïcité – Rapport public 2004 » (consulter sur : https://bit.ly/2HgNFV2).
(2) Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 2015, 176 p.
(3) La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2014, 224 p. Ce livre décrit notamment la tendance actuelle de l'opinion à confondre laïcité et confinement du religieux dans le for intérieur des individus ; la séparation des Églises et de l'État avec la séparation des religions et de la société... En quelque sorte « religiophobe » et xénophobe à la fois, cette pseudo-laïcité est en effet marquée par une logique de prohibition du religieux et de rupture d'égalité dans le traitement des religions, au nom de la défense de l'identité française.
(4) À ce sujet, voir : Éric Vinson, « Pour une science du religieux », communication au colloque organisé par l'IFER, à Dijon, en décembre 2010 ; « Une science totale des religions et des laïcités », entretien avec Éric Vinson, L'Agenda interculturel, revue du Centre bruxellois d'action interculturelle, no 287, novembre 2010, no 287 « Dessine-moi la neutralité ! » (consulter sur : http://www.cbai.be/revuearticle/651/).