Objectif Soins n° 269 du 01/06/2019

 

RESSOURCES HUMAINES

Dossier

Marc Grassin  

Gérer ou manager la demande religieuse des patients nécessite un savoir-faire et un savoir-être. Mais cela nécessite surtout un cadre d'action clair et partagé par tous pour éviter les contre-sens et ce qu'il faut bien appeler des erreurs de raisonnement. Le cadre juridique et le raisonnement sont en réalité assez simples, parce que cohérents et pleins de bon sens. Il s'agit d'apprendre à raisonner la demande en fonction des critères juridiques établis pour permettre un exercice professionnel serein et sécure. Le cadre s'appelle la laïcité : la gestion du religieux dans l'espace public démocratique.

Le phénomène religieux est plurivoque et complexe. Toute approche globalisante et généraliste prend le risque des amalgames et des préjugés qui nuisent à la compréhension et à la gestion apaisée des revendications. L'expression religieuse et le sens que les hommes et les femmes y mettent sont multiples. Les souhaits et les motivations des croyants et/ou des pratiquants sont toujours l'objet d'interprétations personnelles et toujours singulières. Chacun vit à sa manière sa religion, sa foi et sa pratique dans un cadre le plus souvent normé de pratiques et de discours. Les professionnels eux-mêmes sont porteurs de préjugés et de représentations liés à leur culture et à leur vécu personnel du religieux. Chacun est porteur d'un « logiciel interne » qui conditionne les raisonnements et les émotions que le religieux et ses attentes suscitent. La Laïcité consiste à partager un même logiciel de raisonnement pour faciliter la gestion de la diversité culturelle et religieuse dans l'espace public commun.

Le raisonnement

La laïcité : une loi qui garantit la liberté de pensée

La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de  l'État donne le sens et les clés de raisonnement. La laïcité est une loi profondément libérale qui garantit la liberté de croyance, de conviction, de pensée et de pratique de sa religion. Chacun est libre de pensée et ne peut pas être discriminé à ce titre. Pour permettre ce fondamental, l'État doit être séparé des Églises et neutre. Ainsi, si la République est laïque, la société, elle, ne l'est pas. L'État et ses agents sont tenus à la stricte observance de la neutralité, c'est-à-dire sans aucune opinion, ni aucune forme d'expression de leurs convictions dans l'exercice de leurs fonctions. C'est la garantie pour que chacun puisse être reconnu comme citoyen, libre de sa différence. La laïcité vise à préserver et garantir l'expression religieuse dans l'espace public en fixant les conditions et le cadre de l'égalité des citoyens et la non-discrimination. Le religieux est à considérer ni plus ni moins que comme une diversité culturelle comme une autre. Les usagers du service public ne sont donc pas eux-mêmes tenus à la neutralité. Les patients ont le droit de manifester leur appartenance et de pratiquer leur culte à l'hôpital. C'est pour cela même que dans les lieux où l'usager est privé de liberté et où il ne peut pratiquer son culte (établissement de santé, prison), les aumôneries ont été créées afin de rendre possible la pratique religieuse.

La laïcité – du moins celle de 1905 – n'est en aucun cas une guerre contre les religions ; elle les reconnaît et ne discute pas de leur contenu. Elle discute seulement des conditions de la coexistence pluraliste et libérale au sein de notre « vivre-ensemble », en créant les conditions de possibilité de toutes les croyances. Au fond, et contrairement à ce que nous pourrions croire, la laïcité est ce qui rend possible toutes les croyances et l'expression de toutes les convictions. La laïcité facilite plus qu'elle n'empêche.

Une liberté cependant régulée pour garantir le bien-vivre ensemble

Si la liberté est première, elle est néanmoins régulée et limitée pour des raisons dont la finalité est de préserver la liberté de chacun. Cette possibilité reconnue par la loi est néanmoins soumise à des restrictions argumentées qui ne tiennent pas aux contenus théologiques mais aux effets sur le bon fonctionnement de la pratique et sur le vivre-ensemble. Le raisonnement qui s'applique aux usagers est le même que celui qui s'applique aux salariés du secteur privé, qui eux ne sont pas soumis à la neutralité. Ainsi, si un salarié du secteur privé peut porter un signe religieux, le Code du travail permet de limiter ou d'interdire l'expression religieuse, là encore non pas en discutant du contenu des croyances mais sur la base d'arguments opérationnels de l'entreprise.

Il s'agit de vérifier la compatibilité pour l'opérationnalité et l'efficacité de la pratique, la reconnaissance de chacun dans sa liberté et l'absence de trouble à « l'ordre public ». Des restrictions, si elles sont argumentées, proportionnées et non discriminantes pour les personnes concernées, peuvent être justifiées, pouvant même être inscrites dans un règlement intérieur limitant l'expression religieuse dans le secteur privé.

Un cadre clair et partagé pour justifier le possible et l'impossible

Le raisonnement est en réalité assez simple, même si l'appliquer en situation est parfois plus délicat et ouvre à des interprétations que la jurisprudence et la pratique finissent par résoudre. Le Code du travail fournit des critères de restriction à la liberté d'expression religieuse des salariés, critères en réalité transposables pour gérer les revendications et les comportements des usagers de l'hôpital. Les conditions de la restriction sont les suivantes. La restriction aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives est possible si elle est justifiée « par la nature de la tâche à accomplir » et « proportionnée au but recherché » (art. L. 1121-1 du Code du travail). La différence de traitement est possible si elle répond à « une exigence professionnelle essentielle et déterminante, à condition que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée » (art. L. 1131-1). Il ne s'agit dans ce cas ni d'une atteinte à la liberté, ni d'une discrimination. Deux types de critères permettent de l'évaluer : des critères relatifs à la protection des personnes, et des critères relatifs à la bonne marche de l'activité. Les premiers portent sur le respect de la liberté d'autrui et la prévention du prosélytisme, la sécurité au travail et le respect des règles d'hygiène et de santé. Dès lors que le comportement ou l'expression des usagers génèrent un risque dans ces trois champs, la limitation s'impose. Les deuxièmes portent sur la compatibilité du comportement avec le bon déroulé de l'activité et de l'organisation. Une attitude religieuse ou cultuelle de l'usager qui rendrait impossible le soin ou perturberait son organisation justifierait une restriction. Ainsi les professionnels ont un cadre raisonné de pensée et d'action qui articule la liberté et sa restriction et qui permet de justifier le possible et l'impossible face à des demandes.

La plupart des difficultés rencontrées sont cristallisées par les réactions de crispation des professionnels. Les tensions sont souvent apaisées par la maîtrise des règles et leur bon usage, d'autant plus lorsque les patients et leurs proches connaissent mieux leur droit en la matière. Le patient qui est en attente de son droit doit trouver face à lui un soignant bienveillant, confiant, dialoguant mais rigoureux dans son raisonnement. Un professionnel qui sait les raisons et le pourquoi de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas, de ce qui est négociable et de ce qui ne l'est pas peut faciliter une relation, y compris entre les professionnels.

Le dialogue : un levier

La détermination d'un cadre clair de ce qui est possible ou pas, bien que nécessaire, n'est pas suffisante. Face à une demande d'expression religieuse, qu'elle soit individuelle ou collective, le premier outil managérial est le dialogue. Dialoguer signifie entrer dans une relation respectueuse de reconnaissance réciproque. Dialoguer signifie que je reconnais l'autre dans ce qu'il est (sans le juger) et que je cherche l'équilibre respectueux avec le cadre qui impose. Le dialogue engage les hommes et les femmes dans un effort d'intercompréhension (partage et compréhension des raisons qui font que cela est possible ou non). Le dialogue (pour rappel, dialogue signifie « à travers » la parole) a une fonction pédagogique. Il est ce qui permet de s'ajuster réciproquement, de trouver le sens d'un accord et le sentiment de reconnaissance. Il a ainsi une fonction d'apaisement des tensions. La sécurisation des professionnels pour affronter les tensions passe par la maîtrise d'un cadre clair mais aussi par leur aptitude relationnelle au dialogue.

Nous pouvons avoir le réflexe de nous appuyer sur la force de la règle, de la loi, du cadre et d'imposer sans discussion. Or, la manière dont la demande est reçue et entendue est déterminante. Parce qu'elle touche à l'intime et génère un investissement émotionnel fort, les soignants ont à accompagner les personnes pour que la tension entre la volonté de vivre une pratique religieuse et le cadre (que le soignant représente) soit vécue sereinement et de manière apaisée. De nombreuses situations de crispation autour de la question religieuse se dénouent par la qualité relationnelle engagée, qui ouvre des espaces d'ajustement et de négociation dans une confiance réciproque. C'est aussi le sens même de la laïcité à la française, une laïcité ouverte, ce qui veut dire claire dans ses limites et respectueuse des personnes. Il est décisif que les réponses apportées ne soient pas vécues comme arbitraires et contre l'autre, mais au contraire comme des décisions qui permettent de construire un collectif, une organisation et des manières de faire qui préservent et respectent l'intime de chacun.

Conclusion

Le management du fait religieux au cœur du soin est une affaire de posture personnelle, d'équipe et d'organisation du travail. Un état d'esprit commun et une culture partagée sur le sujet facilitent la vie de ceux et celles qui auront à négocier avec les patients. Comme toujours, l'anticipation est un facteur clé. Les professionnels ne seront pas démunis et sauront accompagner la demande et la négocier, s'ils sont préparés. Nombreux sont les conflits qui naissent du fait de professionnels eux-mêmes en difficulté avec la question, par défaut de compréhension du cadre, mais aussi d'une faiblesse de l'organisation. La gestion du fait religieux à l'hôpital passe par le triptyque d'un cadre clair et partagé (la laïcité, les règles, la culture et les valeurs de la structure, les exigences professionnelles et des métiers), d'un esprit d'ouverture et de dialogue qui apaise les relations humaines, du bon sens pratique qui permet l'adaptation, l'anticipation et la facilitation. Tous peuvent trouver désormais les outils pratiques (fiches et guides) pour savoir ce qui est permis ou non. Mais chacun sera renvoyé à son propre rapport à l'autre, à sa tolérance et à sa capacité à accompagner sans juger. Au fond, la gestion du fait religieux à l'hôpital n'est pas différente de toutes les autres formes de diversités culturelles.

Bibliographie