Éthique
Depuis une vingtaine d'années, la réflexion éthique et les concertations pluridisciplinaires qui l'accompagnent se sont développées dans notre quotidien du soin. Et par les nombreuses difficultés qu'elles soulèvent, elles interrogent indubitablement le soignant sur le sens profond du mot soin, et permettent ainsi de le conduire dans une remise en question de ses pratiques et de ses savoir-être face aux patients. Renforcées par la loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des patients et à la qualité des soins (1), elles s'imposent aujourd'hui aux soignants comme une évidence, garantes d'une prudence certaine de nos prises en charge (2). Cependant, cette réflexion, par essence, demande qu'on lui consacre du temps (3) (dont on dispose de moins en moins dans nos services de soins), une organisation matérielle et intellectuelle (4) et une volonté partagée (5) de lui laisser la place qu'il convient au cœur-même de notre offre de soins.
En outre, cette démarche s'insère dorénavant dans les exigences de la prochaine certification V2020 des établissements de santé à travers la recherche de la « pertinence des soins proposés aux patients » (6).
Et eu égard au temps certain qu'elle requiert, la démarche de réflexion éthique pluridisciplinaire pourrait paraître disproportionnée, voire inadaptée à certaines situations d'urgence vitale, et dans lesquelles le professionnel de santé (médical et/ou paramédical) se doit légalement de porter assistance(7, 8). Par ailleurs, Didier Tabuteau nous rappelle à ce sujet que « la vocation première du système de santé est de réduire [les deux] mortalité et morbidité » (5) démographiques. Il apparaît dès lors, et inexorablement, le dilemme cornélien sui generis qui met en tension le devoir de porter assistance à l'autre et l'éthique de sa considération, c'est-à-dire le respect de ses volontés et dignité (9). Et ce conflit de valeurs ne saurait trouver une issue auprès des seuls professionnels de la santé. Il semblerait que l'essor d'une démocratie sanitaire inhérente à la loi Kouchner de 2002 (5) invite également l'usager du système de santé quel qu'il soit à penser l'évolution de nos pratiques médico-sociales aux côtés des politiques et du législateur. Mais ils sont également conviés à repenser de concert l'organisation de notre territoire sanitaire (10), ainsi qu'à propulser une démarche d'amélioration de nos savoir-faire professionnels. En témoignent les récents États généraux de la bioéthique, ouverts le 18 janvier 2018 dernier, et qui se sont tenus partout en France (11). Ils encourageaient les citoyens dans une démarche volontariste à réfléchir ensemble sur des sujets médico-sociaux qu'ils avaient eux-mêmes préalablement déterminés (12).
Aussi, et en tenant compte de ce qui a été évoqué précédemment, est-il possible de conceptualiser une réflexion éthique qui ait un sens et une opportunité qualitative pour le patient dans les services d'urgence ? Et comment la construire ?
Dans cet article, fruit d'une pratique professionnelle réflexive, l'auteur se propose de réfléchir à la place qu'il est permis de laisser à la réflexion éthique et pluridisciplinaire, même dans les situations extrêmes d'urgence vitale. Situations où cette réflexion pourrait être perçue comme une perte de chance pour le patient. Enfin, il n'a pas vocation à fonder violemment une contradiction avec cette obligation légale, juridique, citoyenne et professionnelle de porter secours (5, 7, 13). Il souhaiterait plutôt et au mieux inviter humblement au partage et à la concertation pluridisciplinaires et polymorphiques.
Nous souhaitions dans cet article réfléchir autour de l'intérêt et de l'opportunité des processus de soins afférents à des situations d'urgence vitale. Urgence particulièrement fastidieuse à délimiter, en cela que la législation française ne permet pas, tout au moins, de la définir clairement, de la délimiter tout au plus (8). Le rapport annuel de février 2019 de la Cour des comptes, tout en mettant en exergue une augmentation croissante des passages et consultations dans les services d'urgence (« une augmentation de près de 15 % en 4 ans et, en moyenne, de 3,6 % par an »), n'est toujours pas à même de se prononcer : qu'est-ce qu'une urgence vitale (14) ? Kierzek et Pourriat définissaient déjà en leur temps l'urgence vitale (qu'elle soit médicale, chirurgicale ou psychiatrique) comme « toute symptomatologie dont le diagnostic et surtout le traitement, voire l'orientation ne peuvent être différés » (15, 16). Il apparaît dès lors que l'importance de cette notion de temporalité sera majeure dans cet article.
Par ailleurs, la grande complexité de ce sujet tient dans ce qu'il est également difficile de borner les circonstances et examens cliniques des patients dont l'état général pourrait supposer qu'il conduirait avec logique et discernement à la réflexion éthique et collégiale, tant elles sont multiples et diversiformes : quid du malade mental ?, du patient atteint de démence sénile sévère ?, du suicidant ?, du patient fortement alcoolisé ?, du patient sous tutelle ?, du patient comateux ?, image d'Épinal de l'altération des capacités cognitives ?... Nous ne souhaitions pas ici entrer dans des considérations de caractéristiques ou de formes eu égard aux situations de soins rencontrées, qui auraient pu apporter des biais à cette étude par une restriction exclue parce qu'inadaptée. Aussi, nous ne retiendrons dans sa largesse que la situation d'urgence vitale, avec incapacité pour le patient de se prononcer avec discernement et clarté quant à ses volontés de soins singulières et profondes.
Par un relevé de la littérature scientifique, nous aborderons dans une première partie la législation et le cadre légal qui, tenant compte des évolutions sociétales récentes, permettront de redéfinir l'environnement professionnel retenu. Dans un second temps, nous reviendrons sur l'importance de la réflexion éthique recentrée au cœur même de nos prises en soins et de la « relation soigné-soignant » (17) à travers le concept de philosophie de l'action. Enfin, nous terminerons ce propos par la proposition d'un arbre décisionnel d'aide à la réflexion et à son organisation.
Comme vaguement énoncé en introduction de cet article, plusieurs difficultés surgissent lorsqu'il s'agit de discuter autour de la notion d'urgence vitale, a fortiori dans des services d'urgence. Nous tenterons de nous appuyer sur la législation française pour les pallier.
D'ailleurs, les services d'urgence ne sont pas eux-mêmes clairement délimités (16). Le développement des premiers services mobiles de réanimation en 1956 par le professeur Cara (18), évolués en SMUR – dont on doit le concept au professeur Serre – et officialisés en 1965 (18), ajoute une complexité insoupçonnée en ce que la structure organisationnelle de prise en charge de l'urgence s'externalise (19). Dorénavant, l'hôpital public se déplace aux lieu de vie et chevet des patients au sein desquels l'évaluation clinique se confronte à l'exiguïté des lieux et au manque, parfois, d'un matériel suffisant et adapté à la prise en charge des patients (19).
De plus, et bien que le dernier rapport de la Cour des comptes évoqué en introduction de cet article mette en avant une augmentation du nombre de passages par an dans les services d'accueil des urgences français (14), il apparaît extrêmement compliqué – voire impossible – de définir clairement l'état clinique urgent (20), du moins d'en prioriser les critères de gravité (21). Cette information remet ainsi en lumière cette notion de temporalité centrale dans ce propos, et dont l'intérêt sera à appréhender de plusieurs façons : tant à travers la fluidité des secondes qui s'écoulent, parfois précieuses en médecine d'urgence, que sa portée philosophique. Également, l'article L. 1111-4 de la loi du 4 mars 2002, dite Kouchner, précise que « lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut un de ses proches ait été consulté » (1), sans préciser pour autant ce qu'il définit par ces termes : « sauf urgence ».
De surcroît, le Code de déontologie médicale ne précise pas mieux une définition de l'urgence, ni n'a cure d'en délimiter les contours (22). Ainsi, une part non modeste de l'évaluation des situations cliniques et des critères qui l'accompagnent est laissée à la « libre » appréciation de chaque soignant (médical et paramédical) (22), et il est évident que cette singularité jouera un rôle majeur dans la prise en charge globale, le parcours de soins du patient ainsi que son devenir (21).
Quant à définir la situation urgente de soins, elle met de facto en réciprocité le soignant qui porte assistance et soins avec le patient, dont il est indiscutable qu'il faille chercher à recueillir, mais surtout à considérer les volontés et souhaits en matière de soins techniques et invasifs à prodiguer. Cependant, et passées outre ces considérations, Sidonie Gidenne (8) nous rappelle qu'il existe tout au moins trois situations dans lesquelles ce consentement ne peut être recueilli : celle où le patient ne peut le donner, celle où il ne le souhaite pas, et enfin celle où, donné, il ne peut être retrouvé. Eu égard aux circonstances d'absence de consentement, que prévoit la loi ?
Pour répondre ici, arrêtons-nous quelques instants sur le plus âgé – et par conséquent probablement le plus sage et le plus noble – des Codes de déontologie dont l'humanité peut se prévaloir. Hippocrate, médecin grec du IVe siècle avant J.-C., rédige son fameux « Serment » (dont la seule portée symbolique subsiste encore aujourd'hui), qui évoluera au gré des avancées en médecine. Il deviendra alors le « serment » médical prêté par les jeunes docteurs en médecine, présentant dès lors deux attributs, social et humaniste, bien plus prépondérants que son aïeul (23). Il précise ainsi les deux « injonctions » suivantes.
Tout d'abord, il met en avant en deuxième principe que « [le] premier souci [d'un médecin] sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux », avant qu'il ne rappelle l'importance « [d'informer] les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences » (23). Le 7e principe précise pour sa part que « [le médecin] fera tout pour soulager les souffrances. [Il] ne prolongera pas abusivement les agonies » (24), sans en préciser toutefois le bornage. Ainsi, et en toute légitimité, nous pouvons nous demander jusqu'où le médecin peut aller pour soulager les souffrances de « son » patient ? Dans quels contextes de soins, mais surtout à travers quelle relation peut-on estimer que les agonies sont prolongées ? La mise en silence de ces agonies peut-elle être cohérente avec le deuxième principe qui consiste à rétablir la santé ?... Précisément par cet exemple, nous avons cherché à mettre en avant que, non seulement les codes législatifs ne permettent pas toujours de peindre un environnement réglementaire diagnostiqué ad vitaem. Mais surtout, ils présentent parfois en leur sein des dissonances totalement contradictoires qui altèrent durablement la pleine visibilité de ce qu'il est juridiquement possible de faire, ou de ne pas faire.
Un autre exemple peut être apporté ici. La loi du 4 mars 2002 proclame le droit fondamental à la protection de la santé, qui doit être mis en œuvre par tous les moyens disponibles (1). Il s'agit même là de son article premier. La loi dite Léonetti du 22 avril 2005, pour sa part, énonce l'interdiction de l'obstination déraisonnable, c'est-à-dire des « actes inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie » (25). Mais dans le cadre de l'urgence, comment peut-on prévaloir du devenir du patient, même avec la meilleure des médecines prédictives (26) ? À vouloir protéger cette santé à tout prix, parce qu'elle n'en a pas justement (bien qu'elle ait un coût (27)), à quel moment peut-on considérer que nos croyances salvatrices nous poussent déjà dans l'« acharnement » et le déraisonnable ? Faut-il tenter de sauver pour protéger et/ou restaurer la santé, au risque de couver un devenir pauci-relationnel ? Finalement, qui de Bernard Kouchner ou de Jean Léonetti dois-je écouter à l'instant T, ou plutôt I d'interrogatif ?
La loi du 4 mars 2002 précise également l'interdiction de toute forme de discrimination dans l'accès aux soins, et renforce la nécessité de porter à la connaissance du patient son état de santé, dans les limites de ses compréhensions et en réponse à son désir d'en être informé (1). Tout en lui permettant de ne pas recevoir cette information (qui doit être loyale, claire et adaptée) si le patient ne souhaite pas la recevoir, et dans la disposition où ce silence ne met pas en danger la vie d'autrui (le cas populaire du patient qui demande qu'on lui diagnostique sa sérologie VIH, mais qui ne souhaite pas en connaître le résultat)... Et ces exemples de contradiction ne sont pas exhaustifs.
Dans cette première partie, nous avons tenté de montrer que, bien que la loi tente d'œuvrer en ce sens, elle ne suffit pas toujours à elle seule à apporter des solutions adaptées, innovantes et pérennes aux problématiques de soins proportionnés à l'état bio-psycho-social des patients. Tantôt porteuse de dissensus par ses contradictions dans la législation, tantôt totalement désuète ou confrontée à des cas très singuliers dépossédés de caractère jurisprudentiel (cas très récent de Vincent Lambert), il semblerait que sa seule considération n'apportât pas de réponse claire et définitive à certaines interrogations. Par ailleurs, l'intérêt porté à l'environnement social et familial des patients, à leurs parcours de vie et chemin de maladie, à leurs désirs et volontés sincères lorsqu'ils sont audibles... permettra également cette combinaison si particulière d'une réflexion mature et profonde centrée autour du patient. Mais surtout, elle pourra alors se nourrir d'une philosophie pratique et de l'action. Et bien qu'elle fût mère de toutes les sciences – le philosophe Jacques Derrida nous portera à la raison en 1990 que le droit s'en nourrit par nature (28) –, son étude et son interprétation nous permettront d'enrichir cette réflexion et d'éclaircir les zones d'ombre qui empêchent les soignants, parfois, d'agir dans l'urgence avec non-malfaisance et conviction.
Par l'étude précédente, on comprend que la loi, même régulièrement débattue, revue et modernisée par les deux chambres parlementaires, ne suffit pas toujours à pallier des situations de soins complexes, ou à y apporter des solutions ad hoc. Ainsi, considérer les abords philosophiques dans ce débat, c'est peut-être et avant tout faire preuve de prudence, voire de sagesse, au nom de ce fameux primum non nocere (« d'abord ne pas nuire ») que l'on attribue à Hippocrate, peut-être à tort (29). Nous croyons dès lors que les apports de la philosophie de l'action et de l'éthique clinique qui s'en nourrit permettraient d'enrichir un débat scientifique et physiopathologique à la faveur de prises en charge galvanisées de sollicitude, d'empathie et de cette déférence que l'on doit aux patients.
La philosophie de l'action, en ce qu'elle représente l'une des branches les plus importantes de la philosophie contemporaine, permettrait d'éclairer le débat. S'interrogeant sur des problématiques relatives à l'action humaine, c'est davantage l'intérêt qu'elle porte à l'intentionnalité qui paraît donner du sens à sa présence dans nos services de soins (30). En cela, ce n'est pas tant la méthode ou les moyens utilisés ou bien le résultat de nos actions qui doit(ven)t trouver une finitude, une raison d'être, mais plutôt les valeurs qu'ils représentent et les aspirations profondes que nous y rattachons et qui nous permettent, dès lors, une sensibilité indispensable à cette véritable considération de l'autre (31, 32). Elle permettra au total d'attribuer aux desseins de l'esprit une dimension symbolique et une importance prioritaire par rapport aux conséquences de nos actes (33). L'éthique clinique quant à elle s'en distingue en ce qu'elle traite des enjeux multifactoriels d'ordre éthique qui se posent quotidiennement aux intervenants de santé (34, 35). Elle se construit, se développe puis se nourrit au chevet du patient. Et là encore, la concernant, le désaccord s'organise entre les monistes convaincus par la défense d'un bien commun et les pluralistes qui définissent l'éthique comme le consensus d'une multitude de visions de ce que devrait être le bien (36). Au total l'éthique, dont on est convaincu aujourd'hui du rôle majeur qu'elle joue en termes de qualité et de sécurité des soins, reste malgré tout une notion indéterminée, voire profuse et confuse. S'inspirant de la philosophie du bien, elle trouvera un recours sérieux dans la philosophie contemporaine (36).
Et depuis toujours, cette dernière a cheminé aux côtés de la médecine et de ses évolutions, même des plus explosives ces dernières décennies (37). L'enrichissement des sciences médicales par les apports de la philosophie moderne et contemporaine a permis le développement assuré d'une médecine plus humaine et décentrée du seul corps physique et physiologique. De plus, l'avènement d'une certaine forme de spiritualité dans les soins a marqué le tournant indispensable d'une « humanitude » certaine (38), qui permet alors aux soignants de s'enrichir de leurs contacts aux patients ainsi que de « transformer le monde, ou [de s']interroger sur notre avenir » (Albert Jacquard) (38). En cela, « Je suis responsable de la responsabilité de l'autre » (39). Certains philosophes contemporains, à l'instar d'Emmanuel Levinas, ont permis de conscientiser une relation à l'autre, miroir d'un soi-même. Au sortir de la guerre, il travaille à déployer une éthique qui envisage la souffrance dans une perspective interhumaine, c'est-à-dire dans une non-indifférence des uns envers les autres, nous renvoyant à notre propre finitude et à notre propre condition, celle du soignant en transhumance du patient (39). Pour Levinas et son champ de pensée novateur et réapproprié par Paul Ricœur (qui pourtant en critique sa responsabilité infinie d'autrui), la figure du « visage » permet le traçage d'une détermination de chacun, métaphysique par essence, qui nous renvoie à ce que nous sommes (40). Tantôt libéré et éloigné de cet autre en ce que je m'en diffère, je m'en rapproche conséquemment par les ressemblances qui m'y tiennent lié. En cela, notre relation aux autres, patients dans ce propos, nous renvoie à nos propres limites et incapacités d'être autonomes et libres. Levinas parlera de celles qui font de nous l'« Humain de l'homme » (39). Il replacera ainsi l'éthique dans le sillage des prémices philosophiques, bien avant le courant métaphysique aristotélicien (41).
Au total, Levinas décrit l'autre (ici, le patient) comme étant celui qui « interpelle et interroge la conscience à la fois à partir d'une dimension de hauteur et d'abaissement, dans la proximité du prochain, et qui lui signifie sa dévotion à l'autre »(42). Dans Éthique et infini, il décrira l'éthique comme étant « ce qui provoque un dérangement dans le sujet » (43), poussant ainsi à la réflexion et au challenge investigatif.
Au début des années 1960, une nouvelle notion de bioéthique voit le jour dans la littérature scientifique internationale, inhérente au développement des techniques médicales et aux avancées biologiques du siècle dernier (44). Œuvrant à répondre aux problématiques éthiques induites par cette évolution rapide et embrasée de la médecine, elle accouche de nouveaux concepts tels que ceux énoncés par le théologien Beauchamp et le philosophe Childress (autonomie, non-malfaisance, bienfaisance et justice) (45), pierre angulaire et quadrilatère indispensable à la réflexion éthique. La plus grande complexité pour les soignants sera alors de trouver l'équilibre le plus « juste » ou le plus pertinent entre l'ensemble de ces concepts : comment prioriser l'un sans défavoriser les autres ?
Également, dans cette proposition et dans le champ disciplinaire philosophique en général, la notion du temps est centrale, et particulièrement bien analysée par le philosophe Henri Bergson. Au début du siècle dernier, il l'annonce définie par la technique ou par la conscience. Unanimement, il conduit ses disciples à considérer le temps technique à travers une objectivité permise par l'horloge qui symbolise une unité de temps, formelle, impersonnelle et universelle. Elle permet de recentrer une considération communément indiscutable : le temps qui s'écoule est le même pour tous (à quelques exceptions culturelles et géographiques près...). Quant à sa conscientisation, il s'agirait là d'un temps subjectif construit sur le lit de nos pensées, de nos sentiments, et de nos émotions, et notamment de celles que les autres nous renvoient (46). Aussi, cette subjectivité latente nous rend inégaux face à l'urgence et à ce que nous pensons être prioritaire. L'histoire de vie de chacun et son propre rapport au temps façonnera donc le degré d'urgence de la situation au regard du temps qu'elle requiert, ou de celui qu'il nous reste pour agir. Enfin, Marcel Proust parlera d'une « mémoire affective » ayant un impact sur l'instant présent et qui voudrait que le passé soit réinterprété, puisqu'il n'est jamais raconté tel qu'il fut vécu, mais bien en fonction de ce que l'on devient (47). Au total, chacun sera à même de reconsidérer son passé eu égard au présent de manière inconsciente. Cette réappropriation du temps qui passe configurera indirectement l'instant de la relation au patient, et des décisions qui seront prises.
Par l'exemple de ces auteurs cités, nous pouvons considérer que la philosophie permet cet indicible enrichissement de nos terrains réflexifs qui, par la prise de hauteur ou de recul qu'elle propose, nous permettra peut-être de tendre vers le meilleur pour le patient, dans un souci de bienveillance.
Et dépassant les frontières charnelles des codes déontologiques et des lois exiguës (mais sans écarter totalement), l'éthique clinique et la philosophie qui l'alimente autoriseront une réflexion métaphysique profonde quant au sens de la vie et à la place de chaque usager dans notre système de soins (ou de Soin ?). Certes, la question du temps aux urgences qui s'inscrit parfois à faux de la réflexion est centrale lorsque l'on doit agir vite, et s'insère dans le débat comme la règle incontournable à laquelle il ne faut jamais déroger, au risque d'un procès civil et (ou) de regret(s) moral(aux). Mais cette réflexion partagée même aux abords des brancards concernant la suite des prises en charge des patients à la clinique particulièrement gravissime pourrait avoir du sens, et par là même se faire témoin (voire se porter garant) d'une qualité des prises en charge et d'une considération poussées à leur paroxysme. À condition d'y inviter les experts adaptés, et le regard polymorphique permis par une médecine hyperspécialisée et bien plus accessible aux citoyens en termes de littératie. Une « hyperconnaissance » favorable tant pour les usagers qui fertilisent le système que pour les soignants qui l'entretiennent.
Le travail précédent nous a permis d'apercevoir les situations dans lesquelles un (ou des) questionnement(s) éthique(s) peut(vent) rapidement dépasser les soignants, tant dans les soins et thérapeutiques à mettre en place pour les patients que l'avenir qu'on souhaite leur offrir. Un futur hypothétique qui confine parfois à une équation à double inconnue : pour combien de temps encore, et comment ? Et ce n'est donc pas toujours chose aidée que d'y répondre avec rectitude.
Toutefois, à l'aune de ce travail, il paraît évident que l'urgence absolue stérile de connaissances suffisantes concernant l'environnement socio-familial du patient ainsi que ses volontés nécessite une réanimation sans équivoque. Mais c'est assurément l'instant d'après qui semble défendre son importance, celui qui précède tout juste l'autre qui réanime. Car il ne s'agit pas d'apporter des soins techniques et invasifs disproportionnés à un patient sans réfléchir à son devenir, et ainsi argumenter le bien-fondé du plan d'actions qui borne les soins qui lui sont portés. Aussi, et bien qu'appauvri par la pleine conscience que le temps (dans son sens étymologique premier pour Bergson, nous l'avons vu) est parfois compté dans les services d'accueil des urgences (48), l'auteur s'interroge à présent sur l'opportunité de construire et mener dans les zones de soins des réunions de concertation pluridisciplinaire, telles qu'elles existent déjà dans les services de réanimation (49), et sur la forme qu'elles peuvent envisager d'adopter.
Ces réunions consistent en une rencontre à plusieurs professionnels et dont les discussions centrées sur le patient – ainsi précisément inséré au cœur du débat – présentent l'objectif de délimiter la marche à suivre. Les dernières recommandations de la SFAR privilégient d'ailleurs la condition d'un rapport particulier avec le patient. Aussi, le médecin responsable du patient et les soignants paramédicaux (tous corps de métier confondus, de l'aide-soignant au psychologue, en passant par la cadre du service) qui l'ont pris en soin sont évidemment invités à la réflexion, mais également toute autre personne du service présentant un intérêt certain à cette réflexion. C'est même ce qui lui confère son caractère particulier et son envergure (50). Également, et en fonction de la symptomatologie et de la pathologie chronique du patient, le médecin spécialisé concerné (ou le spécialiste qui suit le patient s'il est présent sur place), ou à défaut son médecin traitant, doit être consulté en marge de cette réunion (49). L'idée in fine repose sur le prérequis que le médecin urgentiste (qui ne peut toutefois se défaire de ses devoirs professionnels et civiques) et l'équipe paramédicale des urgences qui l'accompagne ne portent pas seuls la « responsabilité » de la décision finale (50).
Cette responsabilité partagée, évoquée en introduction de ce propos, sera d'abord garante d'une qualité réflexive des actions entreprises pour celui qui meurt. Également, nous restons persuadés que plus les acteurs de la décision seront nombreux, plus la richesse des apports et du débat saura apporter une prise de distance et un regard pluriel sur la situation clinique du patient, et la destination qu'on lui proposera. Sans toutefois se perdre dans des avis tranchés qui, parfois, freinent plus qu'ils ne facilitent le débat, et afin d'aider au mieux à l'organisation de cette réflexion, nous proposons en synthèse de cet article l'arbre décisionnel (page suivante) (51).
La réflexion éthique dans nos organisations de soins s'impose à chacun d'entre nous comme une logique incontournable. Garante d'une qualité esthétique de nos prises en charge, elle pourrait permettre aux équipes pluridisciplinaires de trouver des réponses aux problématiques de fin de vie, même aux urgences, et d'appréhender des propositions de soins qui soient les plus adaptées aux situations cliniques des patients. Et bien qu'elle nécessite un temps certain tant dans son organisation que dans la rencontre – qui sous-tend par là même une volonté partagée de réfléchir ensemble –, cette réflexion n'apparaît pas totalement inadaptée à une offre de soins non programmée, qui évolue dans un environnement professionnel particulièrement difficile à présager.
Par essence, et compte tenu des apories mises à jour au gré de cet article, les soignants qui évoluent dans ces services techniques d'urgence dits « de pointe » (ils sont encadrés par des protocoles de soins « qui sauvent » sans cesse repensés alors même qu'ils fabriquent l'image paradoxale d'une organisation totalement dénuée de sens où le désordre s'impose souvent en maître) confrontent leur volonté de bien faire dans ce souci presque déontologique de bienfaisance (45) à une technique autonormée, presque cadencée et encastrée dans une routine du « toujours plus vite ». Par ailleurs, livrée au cœur d'un ensemble de revendications qui animent les différents services d'urgence français à travers un mouvement de grève soutenu depuis quelques mois, elle paraît ne pas être une priorité. Voire, elle semble contradictoire avec la notion de temps qui nous fait parfois défaut. Et pourtant, Gusty Luise Herrigel nous rappelle à quel point « nous sommes riches de temps lorsque nous cessons de croire que nous n'en avons pas » (52).
Par la prise de hauteur qu'elles permettent, pourvu qu'elles se nourrissent d'apports philosophiques qui président à cette réflexion, ces réunions de concertation pluridisciplinaire permettront assurément de resituer les patients au cœur de nos prises en soin. Repensé dans sa singularité, il est replacé Homme le temps d'un instant, écarté d'une tuyauterie haute définition qui le maintient en vie. Au total, « le mourant du déchoc' » recouvre la place qui lui est due et à laquelle, toujours, il pourra prétendre, avec l'espérance la plus acharnée. Puisse cette contribution s'en faire la preuve la plus rayonnante.
L'auteur de cet article assure qu'il n'a pas de lien d'intérêt par ses écrits, et par ce qu'il y engage (hormis lui-même).
(1) Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (consulter sur : https://bit.ly/2kTBN0K).
(2) Cécile Bolly, Véronique Grandjean, Michel Vanhalewyn et Serge Vidal, L'éthique en chemin. Démarche et créativité pour les soignants, Paris, L'Harmattan, 2004, 263 p.
(3) Pierre Le Coz, Petit traité de la décision médicale, Paris, Éditions du Seuil, 2007, 204 p.
(4) Catherine Dekeuwer, Roland Chvetzoff, Cyril Clouzeau et Nicolas Kopp, « Réflexion éthique et institutionnalisation de l'éthique », Éthique & Santé, 2011, vol. 8, issue 3, p. 125-131.
(5) Didier Tabuteau, « La décision en santé », Santé publique, 2008/4, vol. 20, p. 297-312.
(6) Haute Autorité de santé, « Dispositif de certification V2020 – Référentiel de certification – Document de travail », avril 2019 (consulter sur : https://bit.ly/2OzG6wN).
(7) Code de déontologie médicale, articles 9 et R. 4127-9 du Code de la santé publique : « Tout médecin qui se trouve en présence d'un malade ou d'un blessé en péril, ou informé qu'un malade ou un blessé est en péril, doit lui apporter assistance ou s'assurer qu'il reçoit les soins nécessaires ».
(8) Sidonie Gidenne, « Refus de soins aux urgences : quel cadre légal ? », in Législation et éthique, colloque « Urgences 2015 », chapitre 119, p. 1-10.
(9) Hubert Xardel-Haddad, « De l'analyse des pratiques à la réflexion éthique, un pas ? », Éthique & Santé, septembre 2013, vol. 10, issue 3, p. 163-168.
(10) Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé, Paris, Odile Jacob, 2013, 185 p.
(11) Christian Byk, « L'apport des États généraux au débat bioéthique », Médecine & Droit, 2009, issue 97, p. 101-102.
(12) États généraux de la bioéthique, dossiers thématiques (consulter sur : https://bit.ly/2B45J0A).
(13) Jean-Louis Baudoin et Marie-Hélène Parizeau, « Réflexions juridiques et éthiques sur le consentement au traitement médical », Médecine/Sciences, 1987, no 01, p. 8-12.
(14) « Les urgences hospitalières : des services toujours trop sollicités », Rapport public annuel de février 2019 de la Cour des comptes (disponible sur : https://bit.ly/33d3d4m).
(15) Gérard Kierzek, Jean-Louis Pourriat, « Refus de soins en situation d'urgence », in Législation et éthique, colloque « Urgences 2009 », chapitre 44, p. 1-15.
(16) Alain Larcan, « L'aide médicale urgente. Évolution et perspectives », Santé, médecine, société, 2010, p. 259-296.
(17) Alexandre Manoukian, La relation soignant-soigné, Rueil-Malmaison, Éditions Lamarre, 2014, 202 p.
(18) Site public du Samu de Paris : https://samudeparis.aphp.frspip.php/?rubrique79.
(19) Franck Barot, « La médecine d'urgence : évolution du concept, de l'antiquité au SAMU », thèse pour le doctorat en médecine, présentée et soutenue publiquement le 7 décembre 1998.
(20) Hormis celui précisé en note 15.
(21) Pierre-Marie Roy, Yves Lannehoa, « Le triage aux urgences », Réanimation, 2002, no 11, p. 480-5.
(22) Alain Garay, « L'urgence médicale : droit et éthique », espace-ethique.org, 2006 (consulter sur : https://bit.ly/319MmOB).
(23) Christophe Allix, « Pérennité et actualité du Serment d'Hippocrate », Thèse de médecine, Paris, Broussais, 1993.
(24) Bertrand Hue, « Du Serment d'Hippocrate au serment médical », droit-medical.org, 2003 (consulter sur : https://bit.ly/2M3tbl8).
(25) Loi no 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Léonetti (consulter sur : https://bit.ly/1sJH63k).
(26) Agnès Ricroch et Catherine Dekeuwer, « Enjeux éthiques de la médecine prédictive », Droit, Déontologie & Soin, 2007, 7 (2), 169-194.
(27) André Grimaldi, « La santé n'a pas de prix, mais elle a un coût », Après-demain, 2017/2, no 42, p. 6-8.
(28) Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Éditions Galilée, 1990, 672 p.
(29) Cedric M. Smith, « Origins and Uses of Primum Non Nocere : Above All, Do No Harm ! », The Journal of Clinical Pharmacology, 2005, 45 (4), 371-7.
(30) René Bilodeau, « Philosophie de l'action », in Pascal Engel (ed.), Précis de philosophie analytique, Paris, PUF, 2000.
(31) Emmanuel Levinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Éditions Vrin, 1949.
(32) Marcel Gauchet, Être et avoir, Paris, Éditions Audier, 1958, 357 p.
(33) Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Le Livre de poche, 2001.
(34) Dominique Jacquemin, Donatien Mallet, Jean-Philippe Cobbaut, « Éthique et pratiques cliniques », Laennec, 2003/3, p. 22-32.
(35) Jean-Philippe Cobbaut, Caroline Hennion et Pierre Boitte, « De l'éthique clinique à l'éthique institutionnelle », in « Quelle institutionnalisation de la démarche éthique. L'exemple des soins gériatriques », Journal international de bioéthique, 2012/3-4, vol. 23, p. 67-86.
(36) Paul-Loup Weil-Dubuc, « Introduction. Les pratiques de l'éthique : un flou nécessaire ? », Revue française d'éthique appliquée, 2019/1, no 7, p. 22-27.
(37) Jean-François Braunstein, « Histoire et philosophie de la médecine », Archives de Philosophie, 2010/4, tome 73, p. 579-583.
(38) Albert Jacquard, Cinq milliards d'hommes dans un vaisseau, Paris, Éditions du Seuil, 1987, 170 p. Définition de l'humanitude : « les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu'ils ont conscience d'être, et qu'ils peuvent se faire encore en un enrichissement sans limites ».
(39) Emmanuel Levinas, Humanisme de l'autre homme, Paris, Le Livre de poche, mars 1987.
(40) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Livre de poche, avril 2015.
(41) Emmanuel Levinas, Éthique comme philosophie première (préface : Jacques Rolland), Paris, Le Livre de poche, 1982.
(42) Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
(43) Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le Livre de poche, 1984.
(44) Potter Van Rensselaer, Bioethics : Bridge to the Future, London, Prentice Hall, 1971, 205 p.
(45) Tom Beauchamp, James Childress, Les principes de l'éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, 2008, 644 p.
(46) Henri Bergson, L'idée de temps – Cours au Collège de France 1901-1902, Paris, PUF, mars 2019.
(47) Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Le Livre de poche, 1999.
(48) Nicolas Belorgey, « Réduire le temps d'attente et de passage aux urgences. Une entreprise de réforme d'un service public et ses effets sociaux », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4, no 189, p. 16-33.
(49) Ouarda Smida, Christian Richard et Daniel Villers, Limitation et arrêt des traitements en réanimation : comment évaluer et améliorer nos pratiques, SFRL, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson, 2010.
(50) Alain de Broca, « La démarche en éthique clinique. Guide pour la mise en place d'une réunion de concertation pluridisciplinaire en éthique », Éthique et Santé, 2019, no 9, p. 14-21.
(51) Catherine Lacroix, « Soins palliatifs gériatriques : comment évaluer les besoins et décider des moyens de la prise en charge nutritionnelle », Médecine palliative. Soins de support – Accompagnement – Éthique, 2011, vol. 10, no 5, p. 251-256.
(52) Gusty L. Herrigel, La voie des fleurs, Paris, Arléa, 2016.