« Quand tout se passe normalement, rien ne se passe comme prévu ». Peter Sloterdijk rappelle dans l'introduction de son livre la mobilisation infinie, cette vérité de la sagesse antique (1). Elle nous reconduit au refoulé de notre culture : l'incertitude.
Pétris de gestion, de contrôle, de process, nous avons perdu l'idée même que l'incertitude est première et fondatrice de notre condition humaine et sociale. Le contrôle possible des risques, la prévisibilité et l'anticipation nous ont fait oublier que sans cesse émergent de la vie humaine et sociale l'inattendu et l'incertain. Contre toute attente, et pour actualiser la maxime antique, nous pouvons dire « quand tout est sous contrôle, le risque est à son maximum ». Paradoxal ? Non ! Le risque est au maximum quand tout est sous contrôle car nous n'imaginons plus que le réel puisse nous échapper. La performance, l'efficacité nous font perdre l'attention et la vigilance nécessaires pour saisir le nouveau, l'impensable, l'inimaginable. Nous croyons savoir ce qui peut surgir, ce qu'il faut prévenir et ce contre quoi il faut réagir, réduisant le possible à ce que nous en savons déjà, mais l'incertitude affleure sans cesse et déborde infiniment notre capacité à maîtriser et à contrôler notre monde. Jamais, nous ne serons débarrassés de l'inattendu, du « pas encore entrevu », du « pas encore pensé ». Forts de nos expériences réussies d'avoir pu éviter les catastrophes, d'avoir mis sous contrôle le réel, nous nous berçons de l'illusion de la puissance au point de ne plus être en capacité de « voir » les signes que quelque chose d'autre émerge. De nombreuses organisations en ont fait les frais. La NASA, sommet de la performance dans la gestion des risques, de la maîtrise et du contrôle, échouera par deux fois (explosion de Challenger en 1986 et de Columbia en 2003) n'arrivant pas à garder en tête le crash possible de leur navette malgré les signes annonciateurs évidents. Il en est régulièrement de même dans les sociétés politiques qui peinent à repérer l'émergence de mouvements sociaux profonds ou des révolutions en devenir. Et, plus encore, au plus près de soi pourtant, au cœur de l'intime, là où nous nous connaissons le mieux, l'inattendu d'événements vient déconstruire la stabilité et la longévité évidentes des relations.
L'humanité est une capacité progressive à s'approprier ses propres conditions d'existence. À la différence des autres êtres vivants, l'humain a su se libérer de la « cage de fer » de ses déterminismes. Par la technique et le langage, l'humain a pris la main sur ce qui s'imposait à lui permettant d'envisager son rapport au monde comme liberté, décision et contrôle de son futur. La technique a concrètement ouvert la possibilité de transformer la nature et d'agir. La capacité à produire des représentations quant à elle (le langage) a permis d'inventer du sens et du contenu à ce que nous vivons. Cette appropriation de sa propre condition par la double entrée de la technique et de la représentation ne s'est pas faite du jour au lendemain. Elle est une longue route faite d'expériences réussies et d'échecs qui a installé et révélé progressivement la liberté comme marque de fabrique et la capacité de l'humain à faire son propre monde. Inventeur et innovateur de lui-même, totipotent de lui-même (2), jusqu'à devenir non seulement celui qui fait la nature, mais aussi l'histoire (3), le monde est devenu décision dont l'enjeu est de mettre sous contrôle le présent pour anticiper le futur. Le réel, longtemps appréhendé comme un fond indéchiffrable, teinté d'un voile d'obscurité que l'on ne pouvait que partiellement levé, assignait à l'humain une place et un terrain de jeu défini. La liberté et la décision restaient limitées à un rayon d'action (pouvoir et savoir) bordé par les frontières de la contingence et l'inertie de la matière et celles des interdits symboliques. Le monde humain s'est constitué dans la séparation entre le profane (l'espace ouvert à l'action humaine) et le sacré (lieu interdit à l'humain dans lequel l'homme ne peut ni poser le pied, ni prendre la main). Cette séparation entre « pouvoir faire » et « ne pas pouvoir », entre « possible » et « impossible », entre « savoir » et « non savoir », entre « clarté » et « obscurité », entre « actif » et « passif » s'est progressivement réduite de par la puissance opératoire de la technique et la libération de la prégnance des autorités symboliques. La modernité occidentale peut être interprétée comme un grand mouvement de désacralisation, c'est-à-dire de prise de possession de réel qui repousse sans cesse les frontières de l'impossible et de l'interdit. L'humain s'engage vers un effort théorique et pratique d'éclaircissement (« Aufkarung » – les Lumières) et de dépassement de toutes les limites et frontières. Cette lutte réussie contre l'impossible nous plonge dans un rapport au monde et une culture de la puissance où rien ne doit faire obstacle à ce que nous sommes et décidons, et où l'insondable obscurité du mystère du monde, de la vie et de l'histoire est levée. Le réel cesse d'être bordé par l'interdit du savoir et du pouvoir et devient ce qui se lit, se dit, se maîtrise et se contrôle. La nature, le cosmos, les dieux ou leur équivalent ne gouvernent plus, cédant la place à l'homme devenu le grand ordonnateur et créateur de la réalité. Implicitement, l'Homme prend la place des dieux, en position d'omniscience (tout savoir) et d'omnipotence (tout pouvoir). Le rêve et le projet de la maîtrise et du contrôle, cher aux humanistes, longtemps utopique, sont devenus une réalité banalement ordinaire et quotidienne de notre culture. Les conditions du monde, le sens sont sous la puissance et la volonté des hommes. Non seulement, nous décidons des conditions, mais aussi de la direction, du sens et du projet. L'homme est « maître » chez lui.
S'impose ainsi progressivement un nouveau rapport au monde et une nouvelle manière d'être où président la rationalisation, l'efficacité, la performance, la maîtrise. Dans ce contexte, la mise en calcul, le process, l'organisation deviennent des évidences culturelles dont la finalité est de mettre sous contrôle le réel et de se prémunir contre le risque de voir quelque chose d'imprévu et de non maîtrisable créer du désordre. Le rêve implicite, inconscient et utopique, qui nous traverse est celui de la perfection d'un savoir et d'un pouvoir qui permettraient que ce que nous voulons, décidons, désirons, pensons soit. C'est le rêve d'un réel sans zones d'ombre, transparent, en ordre et sans désordre. Le logos (raison), luttant contre le chaos, met en ordre et s'objective dans un contrôle des risques.
De cet implicite culturel, prévenir, anticiper, rationaliser, calculer, se conformer sont devenus un enjeu majeur de nos vies personnelles et collectives afin d'échapper aux aspérités du réel et aux difficultés qu'elles génèrent. Ainsi, « quand tout se passe comme prévu, tout se passe normalement ». Rien de plus douloureux désormais que de ne pas avoir su prévenir un risque et, chose significative de la mentalité contemporaine, nous cherchons lorsque le risque identifié n'a pu être jugulé l'imputation de faute et la réparation. L'intolérance aux risques augmente corrélativement avec les politiques du risque et ceci quel que soit le secteur (industriel, sanitaire, social, politique). Avec la maîtrise et le contrôle, la perfection rime avec omniscience, omnipotence, transparence.
Cette mise en contrôle des aléas et désordres de la vie repose néanmoins sur l'oubli que le risque n'est rien d'autre qu'un calcul probabiliste, qu'une mise en équation de quelque chose de « déjà connu », de « déjà identifié » ou « expérimenté ». Les stratégies pour prévenir le risque reposent sur l'élaboration de normes techniques ou pratiques, d'organisation des rôles et des conduites à tenir à partir d'un « déjà envisagé ». Gérer le risque nécessite la conformité, la répétition, l'entraînement, le contrôle, le retour d `expérience. Il y a du déjà entendu, déjà vu, du déjà su. L'effet positif de la gestion du risque (prévenir, palier, atténuer, éviter le risque...) masque son effet négatif. Le réel, lu et interprété à l'horizon de ce que nous avons ainsi pu mettre en équation et calculé, est réduit à ce que nous en comprenons, renforçant le sentiment de la maîtrise et du contrôle. Aussi nécessaire que cela soit, la culture du risque est aussi un piège qui « ferme » le réel au lieu de l'« ouvrir », qui résout au lieu d'écouter et d'imaginer un pas encore vu, pas encore su, pas encore mis en équation. À la différence d'une culture du risque, la culture de l'incertitude nous replonge au cœur de l'obscurité qui nous oblige à inventer, imaginer, penser autrement. Elle nous sort de nous-même et de la répétition pour nous mener à la variation de l'imagination. Il s'agit d'être saisi au lieu de saisir, de penser au lieu de répéter, d'écouter au lieu de dire.
Si l'éthique consiste à décider dans un monde en mouvement et à être présent à ce qui vient au monde, le geste réflexe et faussement protecteur de la répétition et du contrôle n'est pas suffisant. Pour être à hauteur du présent du monde, il faut désapprendre le monde et perdre cette certitude qui nous rend aveugle de ce qui est en puissance. Être à la hauteur du présent implique de se départir de l'arrogance de soi qui enferme dans les évidences de ses certitudes. Platon, dans l'allégorie de caverne, affirmait le danger de l'aveuglement des hommes qui réduisaient le réel à ce qu'ils en savaient. Or, comme le rappelle F. Jullien, « un sage est sans idée », non pas qu'il n'en ait pas mais qu'il s'en interdit a priori aucune (4). C'est ce retour à une posture d'ouverture qui convient au monde d'aujourd'hui. Un monde travaillé par le changement et la complexité, rendant fragile l'affirmation et la projection de ce qui sera. Ouvert dans « la brèche d'un présent entre un passé révolu et un avenir infigurable », comme l'affirme Hannah Arendt (5) le monde nous échappe en partie. Personne ne peut véritablement prétendre ce que sera le monde même à relativement court terme. C'est la nouvelle donne qui surgit et qui nous oblige à réapprendre une autre manière d'être présent à nous-mêmes et aux autres. Malgré les réticences et les résistances, force est de constater qu'un paradigme nouveau émerge et qu'il nous faut nous déshabituer du précédent. Ce paradigme est celui de l'incertitude. Mais plus qu'une nouveauté, il est un retour aux sources.
Il nous faut désormais compter sur le risque de l'incertitude. C'est un double défi pour les organisations et pour le management. Jouer avec ce que nous ne pouvons pas même penser, juste peut-être entr'apercevoir par petites touches, à petits pas. L'incertitude devient un risque lorsqu'elle n'est pas prise en considération. L'incertitude nous conduit à un changement de posture, celui de permettre « l'émergence ». Émergence qu'en creux de ce qu'il y a à faire en termes de conformité, de répétition et du court-termisme de la gestion des organisations puisse s'exprimer l'inimaginable, l'inconnu. L'incertitude ramène chacun, et plus encore celles et ceux qui sont en position hiérarchique et managériale, à cette sagesse antique du philosophe/roi. Platon rêvait d'un gouvernant qui savait qu'il ne savait pas, conscient que l'équation du monde était à multiples inconnues. Le gouvernant devait devenir philosophe pour s'ouvrir à l'humilité de son savoir et de son pouvoir sur le déroulé du monde. La responsabilité dans un monde fait de risque et d'incertitude nous met dans la tension d'articuler deux approches, deux postures, celle de faire du monde une équation à plusieurs inconnues et la résoudre (le risque) et celle de repérer les prémisses de l'inattendu d'une nouvelle équation (l'incertitude). Entre risque et incertitude, nous sommes conviés à l'oscillation et la vigilance pour tenir ensemble la nécessité de « tenir le monde » et « d'être tenu » par lui.
« Quand tout se passe normalement, rien ne se passe comme prévu. »
(1) Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2000.
(2) Mark Hunyadi, Je est un clone. L'éthique à l'épreuve des biotechnologies, Paris, Seuil, 2004, p. 26.
(3) ibid Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie.
(4) François Jullien, Un sage est sans idées, Seuil, 1998.
(5) Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. P. Lévy Paris, Gallimard, 1972, 1989.