Si comme moi, vous vous déplacez en transport en commun, vous ressentez parfois le plaisir de découvrir le journal Métro encore dans ses plis sur le siège sur lequel vous vous apprêtez à vous asseoir. Quand j'ai cette chance, je ne me prive pas de l'ouvrir avec l'intention de parcourir les titres, à la recherche d'un article qui retiendrait mon attention. Il est curieux de constater avec quelle vitesse notre esprit trie les informations parcourues par nos yeux. Quelques mots ou parties de mots suffisent à satisfaire notre capacité de jugement : Je veux poursuivre cet article ? Non il ne m'intéresse pas, je passe au suivant. Finalement, qu'ai-je retenu de cette lecture ? Mais peu importe, j'ai mon smartphone ! Il est sept heures du matin, quelles sont les nouvelles ? Que dit le monde au sujet des derniers événements ? Revue de presse express et vite passons sur les réseaux sociaux : Tweeter, LinkedIn et Instagram pour poursuivre...
Voici en substance le comportement que la plupart d'entre nous adoptons face à la masse d'informations à notre portée. Dans le même ordre d'idée, sur certaines chaines, le sacro-saint journal télévisé dont le temps de diffusion est estimé à trente minutes tout compris en prime time est écourté à douze minutes en soirée et à cinq minutes en début de nuit. Sans polémiquer sur les techniques de diffusion journalistiques, ça en dit long sur notre capacité à emmagasiner l'information.
Au sein de nos hôpitaux, de nos institutions de soins, les informations sont nombreuses et potentiellement augmentées depuis que l'informatique nous aide à la dématérialiser. Il semble qu'il n'y ait pas de limite à la quantité puisque le stockage ne dépend plus d'un espace physique ; il dépend d'un cloud !
La vraie question reste de quelle manière traite-t-on toute cette information ? Jusque dans les années 80, entamer des études dans le monde de la santé signifiait apprendre dans les livres, les syllabus ; arpenter les bibliothèques mais surtout conserver quelques manuels précieux que nous compulsions frénétiquement dès que le besoin se faisait sentir face à un patient dont on ne maîtrisait pas l'évolution. Les étudiants aujourd'hui ont accès à une masse considérable d'informations, mais ces mêmes informations sont également disponibles aux patients qui sont libres de les consulter avant de se rendre au cabinet médical.
Nous devons nous maintenir à jour dans nos connaissances afin de délivrer les soins de la meilleure qualité possible ; dans le même temps, nous devons aussi nous tenir au courant de ce que les autres institutions sont capables de réaliser. Nous devons nous intéresser à la santé de nos patients, tandis que nous devons également nous enquérir de la santé de notre système de santé : benchmark, bilan, tableaux de bord, investissement, amortissement, charge, produit... Nous nous engageons à nous former aux nouvelles technologies, aux nouveaux supports : dossier patient informatisé, traitement des données, gestion du courrier électronique. Nous n'osons plus quitter notre bureau, car le retour sera immanquablement pénalisé d'une kyrielle de mails en tous genres et à traiter dans le plus bref délai. Comment ne pas succomber à cette charge mentale ? L'objet de ce billet n'est pas de tomber dans un marasme ambiant dénonçant le nombre grandissant de burnout. Le dessein est tout autre ; celui de pratiquer l'optimisme qui permet de traiter cette abondance d'informations comme un support au relationnel.
D'abord, notre formation reste la première source d'information partageable dans la relation de soins. Le patient, quel qu'il soit, vient à la rencontre d'un professionnel de la santé dans la plupart des cas sans apriori, ni doute. Il espère de nous une écoute active et une analyse de sa situation dans son contexte de vie. Nous devons apprendre à faire confiance en nos propres connaissances et compétences. Nos métiers dédiés à la santé sont si passionnants ; chaque cas diffère par le contexte qui l'entoure. Envisager le patient hors de son contexte, c'est perdre inutilement une partie considérable des informations nécessaires au travail de guérison. Donc, la deuxième source d'information est détenue par le patient lui-même ; il fait l'effort de venir nous consulter avec son panier d'informations. Sa famille, ses amis, ses collègues, ses voisins, autant de personnes riches d'informations sur les pratiques de notre patient...autant de sources non négligeables ; juste là, à notre portée. Lorsqu'un patient est hospitalisé durant quelques jours, une armada de personnels gravite autour de lui : infirmier, kiné, médecin, aide-soignant, stagiaire, diététicien, entretien ménager, brancardier, ergothérapeute, assistant social, psychologue, bénévole, cadre responsable, administratif... Chacun établit un point de contact plus ou moins intense qui peut devenir le creuset d'informations complémentaires à ce qui a déjà été compilé. Imaginez un staff de 10' rassemblant tous ces prestataires durant lequel chacun est invité à restituer une information nouvelle glanée auprès du patient ! Reconnaissons-le, nos collègues sont la troisième source d'informations utiles au processus de guérison du patient.
Cette description somme toute assez simpliste démontre encore une fois à quel point le patient reste le lien unique entre nous tous ; celui pour lequel nous concentrons nos informations. Ces informations, nous les captons, nous les transformons afin d'en extraire l'essentiel sensé nous aider à la mise en route du processus de soins allant jusqu'à la guérison. Mais est-ce vraiment cela que nous faisons ? Ne nous contentons-nous pas de la même démarche que celle que nous adoptons devant tant de diversité de sources d'informations, ne captons-nous pas des demi-infos, comme les demi-mots lus dans le journal Métro ? Finalement, nous pouvons imaginer le schéma suivant : le patient confie son problème, nous analysons les faits pour poser un diagnostic ; nous lui restituons nos conclusions, accompagnées de prescriptions. Ce va et vient d'informations n'a de sens que si le patient a compris et accepté de se soigner.
Comment l'y aidons-nous ? Nous lui expliquons, nous lui fournissons des brochures, de nombreuses brochures. Dans tous les hôpitaux coexistent des centaines de brochures ; en fait il existe pratiquement une brochure pour chaque « mal » dont souffrirait le patient. Les écrits restent... les paroles s'envolent... Dans la relation de soins, cette maxime est loin d'être la règle ! Consigner par écrit ne dédouane pas d'un échange verbal abouti ; abouti signifiant ici le fait de s'assurer mutuellement que son interlocuteur ait compris. La brochure doit rester un aide-mémoire et non pas devenir le substitut de celui pour lequel le patient se déplace : c'est-à-dire le prestataire de soins. Le fait même du déplacement physique du patient vers le prestataire, patient parfois diminué physiquement, contraint dans son déplacement, devrait nous ouvrir les yeux sur le fait que ce patient est à la recherche d'un rapprochement physique favorisant l'échange verbal et toute sa panoplie d'interactions non verbales. Les brochures, aujourd'hui successivement remplacées par des contenus vidéos contribuent à créer une distanciation corporelle entre le soignant et le soigné, tout en déculpabilisant le prestataire qui pense avoir misé sur le maximum en moyen. Cette situation ne fait qu'accentuer le fossé entre le patient et le soignant qui ne comprend pas pourquoi le patient ne s'est pas encore approprié le support réalisé à son intention.
Soutenir l'attitude décrite ci-dessus envers le patient requiert une mise en condition de soi-même face à l'information. Nous attendons bien souvent d'une instance supérieure qu'elle nous dicte quoi faire et surtout comment le faire en toute circonstance. Combien de fois n'entendons-nous pas ce genre de phrase : « La direction n'a qu'à se positionner et nous indiquer la voie à suivre ! ». En matière de gestion d'information, nous avons notre propre carte à jouer. D'abord, s'obliger à lire les mails au maximum deux fois la journée (début de matinée et début d'après-midi) ; jamais en fin de journée et le faire savoir à son entourage de travail. Ensuite, n'archiver que si vraiment on est susceptible de devoir reconsulter le mail. En effet, combien de mails avez-vous archivés l'an passé et combien en avez-vous reconsultés ? Vous voulez donner une information à un collègue ? Appelez-le et demandez-lui à quel moment vous pouvez parler ensemble ou encore proposez-lui de prendre un thé ou un café afin d'échanger un moment d'infos avec lui.
Vis-à-vis de nos équipes, arrêtons le support « frigo » ; le frigidaire de la salle de détente n'est pas un tableau d'informations. Avant d'imprimer telle quelle une source d'informations reçues, demandons-nous s'il n'est pas plus utile d'en retirer les mots-clés et d'en profiter pour les partager oralement lors d'un shift. Une autre technique est de demander à un collègue de lire l'information et de la résumer pour ses collègues. Ne pas gonfler non plus le nombre de fardes ; celles destinées aux procédures (pour ceux qui sont encore en version papier) suffisent largement à combler l'étagère. Une autre méthode fiable et simple reste le tri : infos institutionnelles, infos prise en charge des patients, infos besoins d'équipe. Dater les documents et les supprimer dès que l'événement est passé ou au plus tard un mois après l'affichage.
Les méthodologies sont nombreuses et afin de ne pas devenir une Marie Kondo de l'information, testez le bilatéral. Vous avez 15 collaborateurs directs ? Accordez à chacun d'eux une heure de conversation par mois. Impossible ? Vous prestez minimum 150 h/mois ; cela représente donc 1/10 de votre temps de travail...
Un rééquilibrage s'avère nécessaire entre verbalisation et consignation écrite. Ce rééquilibrage évident dans la relation de soins est en réalité autant indispensable dans la relation de travail entre collègues. Combien de mails et autres documents pour traduire notre pensée ? Combien de temps à rédiger et corriger afin de ne pas titiller la susceptibilité du collègue ? Cette attitude de « tout-à-l'écrit » isole le travailleur et le maintient dans un niveau de confiance médiocre. La déshumanisation critiquée par nous tous ne nous tombe pas du ciel et elle n'est pas non plus le résultat de la modernisation de notre monde par la technologie ; elle résulte du peu de temps accordé aux relations humaines dans ce qu'il y a de plus simple, c'est-à-dire la place à la conversation. Cette inflation des écritures en tout genre est très consommatrice de temps et d'énergie. A l'instar de l'espace vide devenu le luxe du voyageur, le temps est le luxe du travailleur. Envisager la conversation comme première source d'informations dans la relation de soins scelle la confiance de manière déterminante et permet de recouvrer l'élasticité du temps nécessaire au bien-vivre.