Les sciences infirmières au cœur de l'interdisciplinarité - Objectif Soins & Management n° 273 du 01/02/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 273 du 01/02/2020

 

Qualité & Gestion des risques

Dossier

Guillaume Decormeille*   Sébastien Couarraze**  

La simulation en santé et la recherche paramédicale sont deux terrains compatibles à la production scientifique. L'infirmier est un acteur privilégié pour l'émergence de la recherche paramédicale. De nombreuses sciences peuvent être contributives aux sciences infirmières. Les sciences de l'éducation et de la formation ou les sciences cognitives font ainsi partie des sciences permettant de mener des recherches à visées heuristiques et/ou praxéologiques. Ces sciences peuvent ainsi aider à fournir des éléments de compréhension que les infirmiers peuvent réinvestir dans les soins qu'ils prodiguent. En France, les sciences infirmières se créent et il est parfois nécessaire de puiser dans d'autres domaines pour se baser sur des données probantes afin de prodiguer des soins optimaux aux usagers. Chaque pays a ses spécificités et certains modèles comme ceux canadiens ou anglo-saxons ne sont pas exactement transposables en France. Cependant, l'histoire et les contextes avancent et rendent possible l'émergence actuelle des sciences infirmières.

LA RECHERCHE, UNE COMPÉTENCE MÉTIER À PART ENTIÈRE

La recherche paramédicale fait partie intégrante de notre profession au travers des compétences 8 pour les IDE et 7 pour les IADE. Elle permet la mise en place des données probantes dans les soins. Issues de la science, ces données sont un gage de qualité des soins délivrés aux patients. La société a changé et il n'est plus possible, ni recevable que les soins réalisés ne soient pas basés sur des preuves scientifiques. Il en va de même pour la formation des professionnels de santé. Les méthodes pédagogiques utilisables de nos jours n'ont plus rien à voir avec celles de nos aînés. Ainsi, la simulation en santé est un des axes recommandés dans la formation des professionnels de santé depuis 2012 et repris en 2019. De nombreux travaux de recherche se lient avec la simulation. La simulation se compose de différentes modalités (Granry et Moll, 2012 ; Chiniara et al., 2013) comme la simulation procédurale, immersion clinique, avec un patient standardisé, la simulation sur ordinateur (numérique ou par réalité virtuelle) ou hybride.

En matière de recherche paramédicale, différents axes d'approches sont possibles comme par exemple les sciences de l'éducation et de la formation. Nous aborderons la simulation et la recherche à travers deux axes : celui des sciences de l'éducation et celui de la psychologie cognitive. Ces deux spécificités sont contributives pour la science et pour les connaissances de notre métier pour améliorer la pédagogie en vue de favoriser le cursus expérientiel tout en tenant compte de la qualité de vie au travail des étudiants infirmiers.

Dans un premier temps, nous traiterons des différents types de recherche existant en sciences de l'éducation impliquant des résultats de type qualitatif ; puis, dans un second temps, nous verrons un exemple de recherche en psychologie cognitive induisant des résultats davantage quantitatifs. Nous constaterons également qu'il est possible dans ces disciplines contributives aux sciences infirmières d'avoir des méthodologies dites mixtes pour utiliser la méthode la plus adaptée au thème de la recherche. Ainsi, une recherche sur le stress peut utiliser des indicateurs mesurables quantifiables objectivés, combinés à des données qualitatives sur le vécu des individus, ce qui peut faire émerger les causes de ce stress.

RECHERCHE QUALITATIVE OU QUANTITATIVE, POURQUOI CHOISIR ?

Dans les méthodes de recherche dite qualitative, nous souhaitons aborder ici celle de la recherche intervention (RI). En effet, la RI a la spécificité d'impliquer les acteurs ce qui permet d'engendrer un changement pourvoyeur d'émancipation pour les personnes concernées. La RI ne se contente pas d'un résultat brut comme dans le cadre d'une recherche action mais elle formalise le changement des individus (Gonzalez-Laporte, 2014). Dès lors, il y a une forme d'échange vertueux entre les sujets de l'étude menée et les chercheurs. Le terme de sujet semble d'ailleurs inadapté car il s'agit d'individus engagés et inclus dans la recherche et pas uniquement des « objets » épistémiques. La RI a notamment été décrite et développée par l'équipe de chercheurs de l'unité mixte de recherche Éducation, Formation, Travail, Savoirs de l'université Toulouse Jean Jaurès (Marcel, 2016 ; Bedin, Broussal et Ponté, 2015). Ce type de recherche a dès lors une utilité sociale au-delà des objectifs de la recherche, une forme de méta-visée. Lorsqu'un infirmier mène ce type de recherche ou est lui-même le sujet d'une RI, il va développer ses compétences scientifiques et permettre aux individus de s'émanciper. Plus que des données produites, ce praticien-chercheur (Péoc'h, 2008) va générer un changement de ses compétences et un changement auprès des personnes investiguées. La RI constitue une forme d'accompagnement au changement (Jouini, Paris et Bureau, 2010). Le choix du modèle de recherche menée par les infirmiers peut ainsi impacter leur propre émancipation. Cette conscience du changement potentiel des individus à travers ou grâce aux recherches qu'ils peuvent mener est essentielle dans un contexte de création et de structuration des sciences infirmières. En effet, la communauté des praticiens-chercheurs infirmiers mais plus largement paramédicaux va grandir et s'émanciper. Un modèle de recherche permettant ce changement, majeur pour les professions paramédicales, nous paraît d'autant plus pertinent à explorer et utiliser.

L'UNIVERSITARISATION, UN CHANGEMENT MAJEUR POUR LES PROFESSIONS PARAMÉDICALES

Le changement est au cœur de l'actualité de ces professions avec en lien les changements en formation et ses acteurs de la formation initiale. Un sujet de RI actuel serait l'universitarisation de la formation initiale en tenant compte des formateurs cadres de santé. Il y a là un fort enjeu managérial entre une (r)évolution des métiers qui s'orientent de plus en plus vers l'université et l'adoption des codes et des conditions universitaires. L'universitarisation est en marche. Mais que vont devenir les cadres de santé formateurs ? En effet, pour enseigner à l'université, il faut être enseignant vacataire ou être enseignant-chercheur a minima. Un accompagnement à ce changement majeur va devoir s'opérer pour que tout le monde se retrouve dans cette réforme inéluctable. Justement, l'accompagnement du changement est une des spécificités de la RI. De manière générale, toute recherche génère un changement, au moins des connaissances du domaine concerné. Mais lorsqu'il s'agit d'un changement des individus, cela devient plus complexe. Il faut répondre à la question : s'agit-il d'un changement « pour », « sur » ou « par » les individus comme lors d'une RI ?

Tout changement nécessite un accompagnement

Il ne suffit pas de le souhaiter pour que les individus changent (Saint-Jean et Séddaoui, 2013). Dès lors, un accompagnement semble nécessaire pour rendre le changement acceptable par les individus ou pour le rendre opérant. Sans cela, de nombreux freins vont se mettre en œuvre et limiter voire empêcher le changement. Il ne suffit pas de produire des données probantes pour que les individus s'en emparent de fait. Faut-il laisser un temps de latence entre la production scientifique et son application quand la visée initiale n'est pas précisément praxéologique ? Nous avons vu malheureusement des faits divers où des médicaments pourtant recommandés par la science ont été interdits par cette même science. Peut-être que des études supplémentaires ou complémentaires auraient permis de déceler certaines anomalies... La production scientifique dans le secteur de la santé est particulièrement prolifique. Il convient de faire la part des choses et malgré la publication de certains articles, il est nécessaire d'en faire une critique constructive et éclairée. Par exemple, une étude avec très peu d'individus ne permet pas de faire des généralités et d'établir des conclusions. Au mieux, cela peut donner des pistes de travail ou un éclairage particulier. Toutes les situations et les contextes ne sont pas transposables à notre pratique française. Par exemple, si nous regardons les recherches en médecine d'urgence préhospitalière, l'activité des paramedics n'est pas celle de nos équipes exerçant dans un Service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR) ; la constitution des équipes et leur formation sont totalement différentes avec un maillage territorial en structure de soins inégal. L'idéologie même des prises en charge est quasiment opposée (lire encadré Paramedics vs Équipe SMUR).

Nous ne donnons ici cet exemple que pour faire réfléchir le lecteur sur les points de vigilance à avoir lors de la lecture de certains articles scientifiques et leur transférabilité des données probantes. Un autre exemple actuel et flagrant de la prudence nécessaire à conserver sont les Infirmiers en Pratique Avancée (IPA). La tentation est grande et légitime d'aller voir les recherches menées sur les IPA à l'international pour les transposer à la France. Mais les contextes sont parfois très différents avec des missions et des positionnements très éloignés malgré une même appellation.

La recherche en sciences humaines est bien autre chose que de simples chiffres à interpréter, à comparer, à compiler. Ce type de recherche est avant tout un regard posé sur des personnes dans ce qu'ils sont, ce qu'ils vivent, ce qu'ils font. Si nous prenons l'exemple de la Qualité de vie au travail (QVT), le sujet épistémique n'a que faire d'avoir des indicateurs statistiquement meilleurs après une intervention. Il faut qu'il le ressente, qu'il le vive. Il est nécessaire d'apporter la vision, le ressenti de l'intéressé au cœur de la problématique au risque de passer à côté du problème. Tout est alors question de méthode ; les méthodes dites mixtes, quantitatives et qualitatives, prennent ainsi tout leur sens.

Nous allons aborder la question de la méthodologie pour apporter des éclairages sur des façons de faire parfois différentes sur des thèmes pourtant identiques.

MÉTHODOLOGIE ET SES DIFFÉRENTES ÉTAPES

Dans cet article sur la recherche en simulation, nous voyons qu'en fonction de la porte d'entrée que nous prenons, le choix de la méthode de recherche et la nature des résultats varient. Comme dans tous domaines de recherche, les aspects méthodologique et réglementaire sont obligatoires. Une trame est commune aux différents types d'études sans distinction de la science. Prenons l'exemple d'un protocole de recherche (en cours de réalisation) dans le cadre d'une thèse en psychologie cognitive et simulation.

Dans le cadre d'un doctorat, nous nous intéressons à l'apprentissage des compétences des étudiants en soins infirmiers en IFSI à travers la mise en place de simulateurs numériques en complément de la formation institutionnelle. Ce dispositif, codéveloppé entre 30 cadres de santé formateurs de 27 IFSI de la région Nouvelle-Aquitaine et la société Simforhealth, reprend l'intégralité des 10 compétences du référentiel.

Une approche bibliographique

Après un état de l'art bibliographique dans le domaine de la simulation, la simulation numérique et les soins infirmiers, nous devons intégrer les variables utilisées en psychologie cognitive en lien avec les apprentissages numériques. En fonction de la science, nous adaptons le moteur spécifique lié à la recherche. À l'issue de cette nouvelle recherche bibliographique, nous avons retenu la motivation, l'engagement et les stratégies d'apprentissage individuelles ainsi que les indicateurs de mesure.

Vers un modèle hypothético-déductif

Une fois la revue de la littérature établie, nous devons écrire le protocole de recherche. Il suit une trame bien définie et commune à de nombreuses démarches de recherche respectant le modèle épistémologique hypothético-déductif : la méthode IMRAD pour Introduction, Matériel et Méthode, Résultats, Discussion. Chaque partie à une intention distincte, établit le contexte avec les éventuels concepts mobilisés, permet de définir et de caractériser la population de l'étude, les critères d'inclusion ou de non-inclusion, l'objectif principal, les secondaires, le critère de jugement principal et les secondaires, la durée de l'étude prévue, les méthodes d'analyse.

Que dit la loi ?

Pour être dans le respect des règles sur la protection des personnes, nous devons ensuite rédiger un document qui reprend l'intégralité du protocole ainsi que les moyens mis en œuvre pour protéger les données recueillies. En fonction du type d'étude réalisée, la loi Jardé no2012-300 (2012) définit les démarches à effectuer (Ginon & Laigneau, 2017). Concernant les études dites observationnelles ou non interventionnelles, il est nécessaire de déposer un dossier auprès d'un CER (comité éthique de la recherche). Ce comité éthique est une instance permettant de garantir la déontologie des protocoles de recherches impliquant la personne humaine. Pour tous les autres types de recherche concernant la personne humaine, il est nécessaire de déposer un dossier et d'obtenir un avis favorable d'un CPP (comité de protection des personnes). Dans tous les cas, une certification IRB est attribuée. Cette dernière est demandée en cas de publication dans une revue internationale pour vérifier la procédure de validation de protocole de recherche.

La mise en place d'une étude nécessite un rétro-planning qui donne des repères temporels pour suivre l'étude.

Lors de chaque participation d'une personne, un consentement éclairé est à faire signer. Celui-ci lui explique le détail précis de l'étude, le temps que cela prend, les risques qu'elle encourt ou non, son droit de rétractation à tout moment, etc.

Une protection des personnes avant tout

Notre étude comporte une série de questionnaires. Certains sont validés scientifiquement : à l'instar de celui sur la motivation : « Évaluation de la Motivation en Formation Adulte : EMFA » (Fenouillet, Heutte et Vallerand, 2015), d'autres ont été créées comme celle sur l'évaluation des connaissances théoriques. Au regard de la réglementation générale de la protection des données (RGPD), les plateformes utilisées pour le recueil des données issues des questionnaires, doivent-être sécurisées. Pour les plateformes hors Europe, il faut veiller à avoir souscrit à une licence.

Dans cette étude, à l'issue de l'entraînement sur simulateurs et la réponse aux questionnaires, nous allons obtenir des résultats dits quantitatifs, centrés sur les variables motivationnelles, cognitives et métacognitives) de chaque individu. Il sera envisagé une analyse qualitative qui viendra renforcer ces données quantitatives. Par exemple, le score EMFA peut être quantitativement élevé ; mais, de manière plus qualitative, qu'est-ce qui fait que ce score est élevé chez ces individus ? Cet élément peut intéresser les formateurs pour adapter leur dispositif pédagogique, pour répliquer et utiliser ce qui motive et engage les étudiants.

Un exemple statistique

D'autre part, dans certains domaines liés à l'humain, il est difficile de « réduire » les individus à des résultats statistiques même s'ils sont significativement différents. Prenons l'échelle numérique de la douleur allant de 0 à 10 pour illustrer notre propos. Si nous obtenons, grâce à notre intervention, une baisse de 8 à 7 de la douleur moyenne des individus de notre cohorte, il devrait y avoir une baisse significative avec une valeur de p < 0,05. Nous pouvons nous contenter de ce résultat, mais qu'en est-il du réel vécu du patient ? Les personnes ressentent-elles cette baisse « statistique » ? Malgré un résultat probant quantitativement, une approche mixte avec des éléments qualitatifs peut permettre d'approfondir l'analyse dans une vision plus holistique du problème.

Devant la mise en place des simulateurs numériques dans la formation initiale des étudiants infirmiers, nous pouvons aborder la thématique par le prisme de plusieurs sciences. La psychologie cognitive nous donnera un angle davantage centré sur l'intérêt individuel et les ressources des étudiants à travailler avec l'outil innovant.

Quant aux sciences de l'éducation et de la formation, elles pourront nous apporter une vision davantage centrée sur le vécu du changement du cursus formatif, par la mise en place de ces dispositifs pédagogiques innovants, et nous indiquer comment, grâce à son accompagnement, le changement se comportera dans le temps. Encore une fois, tout dépendra de l'axe choisi pour traiter le sujet. Les différentes disciplines ne s'opposent pas ; au contraire, elles peuvent être complémentaires dans une visée compréhensive plus globale.

OUVERTURE SUR L'INTÉRÊT ET RÉINVESTISSEMENT EN PRATIQUE CLINIQUE

Souvent abordée de manière individuelle, chacune de ces disciplines contribue à guider la recherche scientifique. Il nous paraît intéressant de nourrir la réflexivité, les connaissances et les pratiques en s'appuyant sur les différents ancrages théoriques et surtout sur la typologie des résultats propres à chacune de ces sciences. En sciences humaines, les résultats des études sont le plus souvent qualitatifs. Dans les autres sciences, comme en sciences médicales, les résultats sont davantage quantitatifs. L'association de ces deux approches (dite « mixte ») est une réelle plus-value. Cette combinaison renforce les résultats de l'une comme de l'autre. Cette complémentarité aide à mieux interpréter ou mieux apprécier les résultats, à mesurer la profondeur de l'intervention expérimentale et l'implication des répondants.

Diversifier les approches pour tenir compte de la pluralité des patients, de ses atteintes et de ses attentes

Ces résultats nous montrent qu'il est fort intéressant de travailler ensemble. Osons cultiver le réseau pour multiplier les approches différentes, mélanger les regards qui se « complémentent », soit par leurs ancrages scientifiques, soit par leur puissances statistiques. Cette approche plurielle peut permettre de mieux cerner certaines problématiques complexes comme cela peut être le cas en santé. Nous ne prenons pas en charge un organe désincarné mais une personne dans sa globalité avec toute sa complexité et ses spécificités. Porter un regard différent par le prisme de disciplines complémentaires peut être pertinent tout en développant des données probantes, non pas opposées mais bel et bien additionnelles. Les sciences infirmières sont au carrefour de l'interdisciplinarité et vont permettre de mobiliser d'autres sciences contributives au service de la prise en soin du patient, de sa famille, de la qualité et de la sécurité des soins.

Paramedics vs équipe SMUR

La prise en charge par les paramedics où qu'ils soient dans le monde est de type « scoop and run » (1). C'est-à-dire qu'un minimum de gestes est réalisé sur site et l'objectif est de ramener le patient dans une structure de soins le plus vite possible. À l'inverse, le travail des équipes SMUR à la française peut être appelée « stay and play » (2). L'intérêt réside dans la venue sur site d'un médecin qui va pouvoir traiter et/ou stabiliser le patient avant et pendant le transport. Nous ne souhaitons pas prendre parti pour l'une ou l'autre des démarches, mais juste expliciter que parfois les différences sont telles entre les pratiques qu'il est risqué de vouloir transposer des résultats de recherche stricto sensu sans tenir compte de certaines spécificités. La prudence est de mise lors de la lecture des articles scientifiques et la transférabilité des données probantes à sa propre pratique.

Bibliographie

    (1) Taran, S. (2009). The scoop and run method of pre-clinical care for trauma victims. McGill Journal of Medicine: MJM, 12 (2).

    (2) Smith, R. M., et Conn, A. K. (2009). Prehospital care– Scoop and run or stay and play? Injury, 40, S23-S26.