L'actualité du Système d'Information en santé fait part d'une implantation incomplète du Dossier Patient Informatisé sur le territoire. Le 30 mai 2018, la Direction Générale de l'Offre de Soins (DGOS) a établi le bilan du « Programme Hôpital Numérique : 2012-2017 ». Les résultats sont mitigés en termes d'utilisation : la prescription arrive en tête avec 40% d'utilisation. Un grand nombre d'établissements n'atteignent pas l'ensemble des objectifs. Le déploiement du Système d'Information et du Dossier Patient informatisé suscite craintes et interrogations au sein de l'Hôpital. La nouvelle feuille de route pour 2018-2022 doit poursuivre l'accompagnement des établissements dans la maturation du Système d'Information. Le rôle d'accompagnement du cadre de santé est alors essentiel.
Le changement et les réactions des professionnels face à celui-ci font partie du quotidien du cadre de santé. Dans l'ère du numérique, il nous paraissait essentiel d'étudier l'un des plus importants bouleversements dans nos pratiques : le Dossier Patient Informatisé.
Cette recherche s'est effectuée dans le cadre de la formation de cadre de santé.
Le système de santé est en perpétuelle évolution et intègre dorénavant le numérique. Notre quotidien au sein des établissements sanitaires nous le confirme : tout n'est pas informatisé dans le dossier patient. Le projet de loi « Ma Santé 2022 : un engagement collectif » poursuit cette volonté de profiter du virage numérique avec un chantier dédié. Si l'informatisation, le numérique sont omniprésents, ils suscitent aussi craintes et réticences. Fait paradoxal, les professionnels sont souvent sur les pages internet, sur leur téléphone et apprécient la facilité que cela apporte à leur quotidien. Cependant, lorsque le numérique entre dans leurs pratiques professionnelles, il apporte résistances et revendications. Nous entendons régulièrement des professionnels exprimer le fait que l'informatisation engendre une « perte de temps alors qu'elle devrait leur en faire gagner ».
Le changement est basé soit sur une volonté de l'individu, soit proposé, voire imposé. Il est parfois complexe de comprendre ce que le changement va apporter. Le management du changement implique une temporalité longue et un engagement du cadre de santé face aux équipes dans l'interrogation et l'inquiétude. Dans plusieurs ouvrages de Soparnot (1, 2), l'auteur évoque le changement comme un processus aléatoire, non maîtrisable nécessitant des capacités particulières.
Le cadre de santé est impliqué dans le déploiement de l'informatisation à l'Hôpital, en tant que manager, mais également dans l'accompagnement des équipes. Dans ce contexte, il est essentiel de comprendre l'origine des mécanismes de résistance au changement.
Notre travail de recherche, réalisé au cours de la formation de cadre de santé, tend à apporter des réponses ou des pistes de réflexions à ces interrogations.
Ce travail de recherche repose sur plusieurs questionnements et expériences de management. En tant que faisant fonction de cadre de santé mais aussi en tant que cadre de santé, nous cherchons des clés et des leviers pour favoriser l'adhésion des professionnels.
La phase exploratoire de notre travail de recherche a permis d'établir trois hypothèses répondant à la question : En quoi une stratégie dans l'accompagnement développée par le cadre de santé influence la mise en place du Dossier Patient informatisé dans un secteur de soins ?
Ces hypothèses sont les suivantes :
– Un diagnostic est réalisé par le cadre de santé pour permettre de développer un accompagnement spécifique à la situation et au public.
– Il est nécessaire que le cadre de santé développe un accompagnement en replaçant le patient au cœur des finalités du changement.
– Le cadre de santé tend à valoriser et responsabiliser les professionnels en les impliquant en tant qu'acteurs du changement.
Concernant notre enquête plusieurs biais ont pu influencer les résultats. Tout d'abord, un biais de sélection puisqu'un des directeurs a confié le courrier mentionnant le thème de l'enquête au cadre de santé concerné. Nous pouvons nous questionner sur la préparation de l'entretien. En second, le biais de mémorisation questionne sur la fiabilité des propos : pour l'un des entretiens les faits datent de 2004. Enfin, pour le dernier entretien, nous avons perçu qu'il ne s'agissait peut-être pas entièrement d'explicitation des faits, mais qu'il y avait certainement une part d'explication de comportements, réactions et postures « attendus » à la fois des professionnels et des cadres de santé.
Les résultats sont de plusieurs ordres : ceux du travail de recherche dans sa globalité et ceux de l'étude de terrain. Tout d'abord nous avons perçu que l'informatisation, le Dossier Patient Informatisé correspondent à des changements dans les pratiques et tout changement entraine une période de transition. Période entrainant des doutes comme l'explique Lewin (3). Ces derniers peuvent entrainer des inquiétudes voire une résistance au changement qui est un mécanisme de défense. Cela se produit d'autant plus si l'accompagnement est inadéquat. Ainsi, nous pouvons nous rendre compte de l'importance pour le manager d'apporter du sens.
Le concept du Changement, nous renvoie à une description de trois approches de la conduite de changement :
• Instrumentée : correspond à des changements à grande échelle impliquant des kits de formation et de communication.
• Psychologique : plus complexe, elle repose sur l'analyse des résistances et des causes du changement ainsi que sur le management.
• Gestion de projet : renvoie à la démarche projet avec différentes étapes.
Les résultats de l'enquête confirment que comme préconisé par les auteurs, les trois approches sont imbriquées et utilisées :
• La stratégie est envisagée à l'échelle de l'établissement avec des formations dédiées correspondant à l'« instrumentée » ;
• La phase de diagnostic et la responsabilisation font écho à l'approche « psychologique » ;
• Les étapes de la présentation à l'évaluation renvoient à la gestion de projet.
Notre étude a également permis de découvrir la place importante de la formation dans la conduite de changement.
Nous revenons sur l'origine de ce travail de recherche : les mécontentements exprimés par les professionnels. Ceux-ci sont souvent évoqués au travers des répercussions sur le patient (relation soignant/soigné modifiée, manque de temps d'écoute...).
Pourtant, à l'issue de notre travail, nous avons constaté que la traçabilité et l'intérêt sur le plan législatif permettent une meilleure adhésion des professionnels. Nous entendons par adhésion, le fait que les professionnels utilisent l'outil informatique avec une notion supplémentaire : ils en comprennent l'intérêt, en voient l'avantage au-delà de la seule acceptation de son utilisation.
Ce travail nous a révélé que la démocratie sanitaire est une volonté des professionnels, des usagers et des pouvoirs publics. Elle est basée sur la collaboration, l'implication de tous les professionnels. Néanmoins, notre société traverse une « crise de l'autorité » associée à une recherche d'autonomie des individus. Cela entraine parfois des difficultés de mise en commun comme a pu nous le révéler l'un des cadres interviewés. Cela n'est pas sans faire écho à certaines situations que nous rencontrons.
La Stratégie est importante et le diagnostic préalable est essentiel. Néanmoins, nous devons avoir conscience que cela n'est pas infaillible : inclure la stratégie dans un accompagnement au changement ne garantit pas qu'il sera « parfait ». L'évaluation et les réajustements restent nécessaires tout au long du processus. Le suivi permet le diagnostic par le cadre de santé et permet ainsi d'identifier les difficultés, les résistances, les ressources possibles.
Le diagnostic repose sur des leviers tels que la présence, l'écoute, l'observation et la connaissance de l'équipe.
L'exploration des résultats concernant l'Accompagnement nous permet une véritable prise de recul par rapport à notre volonté de répondre dans l'instantané. L'accompagnement, notamment celui du changement, nécessite du temps, une construction et de la pédagogie. Les entretiens nous ont montré que le processus a nécessité un cheminement des professionnels jusqu'à l'adhésion. Nous avons également perçu que l'accompagnement doit prendre en compte la singularité de la personne et de la situation pour être le plus cohérent possible et éviter les difficultés dans la conduite de changement.
Il s'avère que le diagnostic est une phase importante pour l'adaptation de l'accompagnement. La responsabilisation, l'implication des professionnels sont de véritables leviers. Néanmoins, la finalité qui favorise l'adhésion n'est pas toujours la prise en charge du patient mais plutôt la traçabilité et l'utilisation pratique.
Enfin, le caractère multidimensionnel de la conduite de changement engendre la difficulté à l'appréhender dans sa totalité et peut se traduire par un échec. Il faut avoir une certaine capacité à réévaluer et réajuster. Cette approche est d'ailleurs transférable dans le management que nous pratiquons au quotidien. Nous avons également identifié que le partage de vision du cadre de santé était un élément participant à l'adhésion des professionnels. De plus, les finalités et la communication du cadre de santé sur celles-ci favorisent l'adhésion. Elles apportent du sens qui est essentiel dans l'appropriation d'un changement par les individus.
Les résultats de ce travail de recherche peuvent être exploités dans d'autres dimensions et applications. Notre expérience a montré que lors de changement de logiciel certains éléments (implication, référent, groupe de travail...) peuvent être utilisés également. Il en est de même lors d'une extension des applications du Dossier Patient Informatisé ou d'autres conduites de changement. Les résultats peuvent s'appliquer pour tout changement.
Dans notre société présentant actuellement une certaine « crise de l'autorité » et recherchant une démocratie sanitaire, les leviers comme la collaboration, l'implication ou la responsabilisation sont à prendre en considération. Ils peuvent être utilisés dans notre management au quotidien tout en restant vigilant au contexte.
Nos résultats nous ont montré qu'une stratégie élaborée par le cadre de santé dans l'accompagnement du déploiement peut faciliter la conduite de changement. Mais, nous avons découvert qu'elle reposait sur plusieurs éléments et qu'elle est parfois complexe à mettre en place. Elle est donc certes utile, mais le cadre de santé doit rester vigilant quant à son élaboration et à son adaptation : une stratégie inadéquate peut desservir l'accompagnement.
Actuellement nous entendons beaucoup parler de démarche participative. Les cinq attributs présentés par le Pr Colombat (4) font écho aux résultats de la recherche : les staffs, les espaces pluriprofessionnels, la formation en interne, la démarche projet, le soutien et les échanges entre managers. Ce type de management peut être alors pensé comme favorisant la conduite de changement. Nous pouvons également aborder l'exemple de la coopération dans la prise en charge des maladies chroniques. Enjeu économique majeur dans notre système de santé actuel où l'intérêt du numérique et des outils informatiques est présenté. Le cadre de santé peut utiliser ces outils comme argument dans l'approche d'un parcours patient global permettant une meilleure prise en soin, une meilleure coordination voire une efficience.
Enfin, nous pourrions citer le livre Management de l'innovation : de la stratégie aux projets (5) : « En cette période de débat sur la compétitivité des entreprises, l'innovation constitue un enjeu majeur et devient une activité stratégique et essentielle. Mais bien qu'omniprésente, elle garde son caractère d'incertitude. Son management nécessite vision et créativité tout autant que rigueur et contrôle, constituant un véritable challenge pour les responsables de la stratégie des entreprises comme pour les équipes de projets d'innovation. ». Le management de demain serait-il une alliance entre la démarche participative, la coopération, la stratégie, les outils numériques et l'innovation.
Nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès de 3 cadres de santé ayant participé au déploiement du Dossier Patient informatisé dans leur établissement et plus précisément au sein du service dont ils étaient responsables. Les 3 exercent dans des établissements de la fonction publique hospitalière. La taille de l'établissement ne représente pas un critère d'inclusion. La spécialité du service n'est pas précisée. Nous n'avons pas ciblé une ancienneté particulière des cadres interviewés, tous étaient diplômés au moment de la mise en place du Dossier Patient Informatisé.
La grille d'entretien construite grâce au cadre théorique, a été élaborée autour de quatre questions reposant sur les trois hypothèses identifiées. Le temps des entretiens et le nombre d'interactions ont témoigné d'une liberté d'expression des professionnels interviewés.
L'analyse a été réalisée en plusieurs étapes : exploitation des données enregistrées par transcription des propos, puis analyse thématique du contenu de chaque entretien au regard du cadre théorique et enfin analyse croisée des résultats obtenus. L'analyse repose sur la catégorisation de la transcription et prend en compte l'émergence de nouveaux thèmes. L'analyse croisée des résultats a permis de saisir les convergences et les divergences se détachant dans chaque thème. Les résultats de l'enquête de terrain ont été utilisés pour confronter et nuancer nos hypothèses.
(1) Soparnot R. et Bareil C. (2010). Le management du changement. Paris : Vuibert.
(2) Soparnot R. & Stevens E. (2007). Management de l'innovation. Paris : Dunod.
(3) Bareil C. (août 2004). Les modèles dynamiques, une façon renouvelée de comprendre les réactions des individus en situation de changement organisationnel. Cahier no 04-08. HEC Montréal.
(4) Colombat P. (mai 2018). La démarche participative. Cours donné à l'IFPS de Tours.
(5) Fernez-Walch S. et Romon F. (2013). Management de l'innovation de la stratégie aux projets. Paris : Vuibert.