« Ce qui attend les hommes après la mort, ce n'est ni ce qu'ils espèrent ni ce qu'ils croient » Héraclite d'Éphèse dans le centre de l'actuelle Turquie ne se trompait pas lorsqu'il soutenait sa thèse de philosophie régulièrement débattue : l'après fait peur, parce qu'il est inconnu (1). Le philosophe Jankélévitch (2) l'exprime très bien dans son ouvrage La mort:
« La mort n'est pas un objet comme les autres : c'est un objet qui, étranglant l'être pensant, met fin et coupe court à l'exercice de la pensée. La mort se retourne contre la conscience de mourir ! » Alors on cherche toujours plus à dépasser l'indépassable, à atteindre l'inatteignable et l'on tente sciemment de rendre possible l'impossible.
Pour ce faire, l'Homme a investigué toujours plus, a usé d'énergie et a investi un temps considérable dans la recherche scientifique et l'évolution des techniques jusqu'aux confins les plus intimes de la vie, jusqu'aux bornes les plus inavouables de l'existence (3). Des techniques invasives toujours plus aiguës et une connaissance médicale qui permettraient aujourd'hui de maintenir ad vitaem des malades dans des comas artificiels, sédatés certes, mais en vie (4). Mais pour quelle vie, dès lors, pour quelle signification de leur avenir, pour quel sens qu'il est encore permis de donner à leur destinée ?
Et eu égard à ce développement effréné du siècle dernier d'une « médecine technicisée » (5), processus inhérent aux trois grands conflits mondiaux, le législateur a souhaité faire évoluer de concert et de manière stratégique le cadre législatif entourant la recherche médicale, battant dorénavant pavillon sous la terminologie des lois de bioéthique (6). Du procès de Nuremberg du 20 novembre 1945 condamnant des médecins Nazis pour leurs expérimentations sur des personnes d'obédience juive (7) aux premières lois de bioéthique du 1er juillet 1994 (6), la loi et le droit français ont été contraints d'évoluer afin de répondre au plus près, ou en tout cas au plus juste aux attentes et espoirs de la société (8). Ce qui sous-tend un intérêt conséquent qui leur est porté par les citoyens dans leur ensemble, et l'existence puis la tenue ces dernières années d'États généraux de la bioéthique. Ils consistent alors en de vastes débats sociétaux auxquels chacun peut prendre part, dans l'idée de mettre en mots les attentes sociales en matière de « santé du futur », et de porter une visibilité aux projets étatiques en devenir. Mais surtout il s'agit, dès lors, d'établir un état des lieux des politiques publiques existantes ou à mener en regard. Mais par lois de bioéthique, de quoi parle-t-on exactement ?
Pensé à l'aune de cette réflexion comme l'élément « garde-fou » des actions qui soignent et pansent, nous nous proposons ici de revenir sur le terme de « bioéthique », forgé pour la première fois par Potter Van Rensselaer en 1971 dans son ouvrage Bioethics : Bridge to the futur (9). Par ce terme, il faut comprendre l'éthique qui se rapporte au vivant, c'est-à-dire à tout ce qui paraît bon pour l'Homme, du point de départ de nos regards citoyens à celui d'arrivée de nos actions soignantes. Des actions circonvenant le « soin » dans ce qu'il possède de plus noble, et dont l'obligation de moyens, hélas, n'égale pas toujours celle de résultats dans les champs disciplinaires des « sciences dures » (10). Par extension, cette réflexion éthique au sens où l'entend Georges Cottier (11) concerne dorénavant le monde vivant dans sa stricte généralité. Aussi, précise-t-il, « la réflexion fait appel à l'exigence de la vérité, au sens de la responsabilité et de l'honnêteté qui sont au cœur [des] personnes ».
De cette idée fondamentale, Beauchamp et Childress (12) ont dégagé 4 principes fondamentaux, base incontournable aujourd'hui à toute réflexion éthique et philosophique pour le soin : l'autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice. En tension constante au cœur même de nos décisions et regards soignants, ils mettent en exergue l'opportunité de s'en saisir au bénéfice d'une médecine et de sciences plus humanistes (13). L'ensemble permettant alors de prescrire une cohorte d'intentions adressées à l'autre et qui soutiennent elles-mêmes un ensemble de valeurs sapiences, garantes d'une certaine prudence dans l'implémentation de nos prises en soin (14). L'objectif collégial étant in fine et avant tout d'aboutir à la solution pour le patient qui soit non pas la meilleure possible, mais probablement et en toute modestie la moins pire.
L'idée d'une intégrité éthique et scientifique de la recherche sur le vivant – et notamment de la recherche médicale – s'ancre durablement comme condition inaltérable à l'issue du premier Commonwealth Heads of Government Meeting du 22 janvier 1971. Cette rencontre entre plusieurs chefs de Gouvernement du Commonwealth donne naissance à la Déclaration de Singapour, qui émet les 4 principes suivants : honnêteté dans tous les aspects de la recherche ; conduite responsable de la recherche ; courtoisie et loyauté dans les relations de travail ; bonne gestion de la recherche pour le compte d'un tiers (15).
En France plus particulièrement, c'est afin de mieux encadrer la recherche médicale, nos pratiques soignantes et ses décisions itératives, et de protéger le « précieux objet » de nos soins (14) que les premières lois de bioéthique furent votées le 1er et le 29 juillet 1994. Elles visaient tout d'abord à borner le traitement des données personnelles des usagers qui se prêtaient à une recherche médicale dans l'objectif de les protéger. La loi du 29 juillet insistant particulièrement sur l'inviolabilité du corps humain et l'interdiction de marchandage de ses différents éléments, elle précise entre autre le consentement éclairé à la recherche avec possibilité de le révoquer à tout moment. Également, elle encadre l'anonymat et la gratuité du don, sur personne vivante comme défunte (sauf dans le cas de la sphère familiale).
La deuxième loi de 2004 crée l'Agence de la Biomédecine (ABM) et appose en parallèle une législation indispensable à la thérapie cellulaire alors en pleine mutation. Ainsi, elle interdit dorénavant le clonage reproductif ou à visée thérapeutique, et elle crée le crime contre l'humanité inhérent à certaines activités dans les disciplines scientifiques. Elle inscrit également dans sa construction initiale la clause de révision de ces lois tous les 7 ans (ramenée à 5 ans le 15 octobre 2019), portant la troisième révision à 2011. Cette dernière autorisera le don croisé d'organes intervenant en cas d'incompatibilité entre proches et se proposera de définir les techniques d'assistance médicale à la procréation et d'encadrer leur amélioration.
La loi du 6 août 2013 modifie quant à elle la loi de bioéthique de 2011 : le texte prévoit ainsi de passer du régime d'interdiction de la recherche sur l'embryon avec dérogation à une autorisation encadrée. Les recherches peuvent dorénavant être menées à partir d'embryons surnuméraires conçus dans le cadre d'une procréation médicalement assistée (PMA) (fécondation in vitro).
Enfin, la loi de 2011 prévoit que « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé doit être précédé d'un débat public sous forme d'états généraux » (CCNE, 2013) (16).
Au niveau national, ces débats sont organisés à l'initiative du Comité Consultatif National d'Éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé, après consultation des commissions parlementaires permanentes compétentes et de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT).
Créé par un décret du Président François Mitterand le 23 février 1983, le CCNE est présidé depuis le 4 janvier 2017 par le Professeur Jean-François Delfraissy, médecin immunologiste (17). La vocation première dudit Comité (18) est d'émettre des avis concernant certaines situations de soin qui soulèvent des questionnements et mettent en lumière des impasses éthiques. Ces avis « consultatifs » (avec, par définition, absence d'un caractère contraignant au sens juridique du terme) embrassent alors l'ambition de participer également aux différentes orientations prises par le Gouvernement concernant les différentes lois de santé.
En 2018, une nouvelle révision a été organisée, par laquelle le législateur souhaitait renforcer la participation citoyenne. Elle s'orientait alors autour de notions phares qui avaient à cœur de replacer la relation singulière des usagers du système de santé à son architecture au cœur de nos interrogations. Ces débats citoyens inhérents à la dernière révision des années 2018 et 2019 se sont alors proposés de discuter les principales orientations suivantes : les techniques de séquençage et d'ingénierie génique ; les dons et transplantations d'organes ; les données de santé numériques et l'intelligence artificielle ; les neurosciences ; la procréation et la fin de vie. Le tournant majeur de ces nouvelles réflexion et révision bioéthiques consiste en ce qu'elles s'universalisent (voire se popularisent), ouvrant dorénavant la possibilité aux citoyens de se prononcer et de réfléchir à un futur, à cet avenir qui les concerne (19).
Les différents Espaces de Réflexion Éthique régionaux se sont alorssaisis de cet impératif sociétal d'organiser des concertations citoyennes autour de ces différents sujets. Notamment afin de délimiter prioritairement les thématiques dont l'intérêt transpirait dans les débats et paraissaient en cela majeures. Séminaires, soirées à thèmes ou « cafés éthiques », l'objectif des promoteurs était de libérer la parole des participants et de sonder les attentes sincères et résolues des citoyens en termes d'éthique « soutien » et salvatrice, ainsi que de garanties législatives. Mais également, l'assurance d'une égalité de considération et d'une juste possibilité d'expression semblaient être particulièrement favorables à la mise en œuvre d'une réelle démocratie participative (20), elle-même constitutive d'une bonne construction de nos futures politiques publiques. Au total, l'ensemble de ces débats a permis la construction en substance d'un projet de loi majeur et innovant présenté aux chambres parlementaires l'année suivante, en 2019.
Le 4 février 2020, le projet de loi a été adopté par le Sénat en première lecture avec quelques modifications, après qu'il ait été présenté en Conseil des Ministres le 24 juillet 2019 et déposé au Parlement le même jour. Actuellement, la loi est en dernière étape de promulgation. Mais que prévoit-elle ?
Concernant la PMA, le projet envisage son élargissement aux couples de femme et aux femmes célibataires. Egalement, les droits des enfants nés d'une PMA sont reconnus et sécurisés, et l'autoconservation des gamètes en dehors de tout motif médical devient possible pour les femmes comme pour les hommes, avec toutefois un bornage de l'âge prévu par décret. Toutefois, la modification suivante a été apportée : limiter le remboursement de la PMA aux seuls cas d'infertilité. La Gestation Pour Autrui et la PMA post-mortem qui vise à bénéficier les veuves sont, quant à elles, toujours proscrites.
Concernant le don croisé d'organes prélevés sur personnes vivantes, il est facilité dans le cadre d'une amélioration d'accès à la greffe. L'accompagnement des nouveaux progrès scientifiques notamment en matière d'intelligence artificielle est renforcé. Enfin, la recherche sur les cellules souches passe d'un régime d'autorisation par l'Agence de la biomédecine à une déclaration préalable, et la technique dite du « bébé médicament » est réintroduite. L'anonymat dans le cas des dons de gamètes est conservé par modification du texte au Sénat. Il créé par ailleurs un statut de donneur d'organes.
Enfin, le projet de loi élargit le périmètre du Comité Consultatif National d'Éthique aux questions et problèmes de santé résultant de progrès scientifiques et technologiques dans les domaines de l'intelligence artificielle et de l'environnement. Il favorise un débat démocratique bioéthique permanent au sein de la société. Il simplifie les missions et la gouvernance de l'Agence de la biomédecine. Ainsi, à titre d'exemple caractéristique, l'introduction d'une clause de conscience spécifique pour les professionnels de santé en matière d'interruption volontaire de grossesse est supprimée.
Finalement, la conclusion de ces débats éthiques et révisions des lois en regard semble se faire l'écho d'une réponse positive en termes de rencontres humaines durant lesquelles chacun est l'égal de l'autre, sans distinction de sexe, d'ethnie ou d'appartenance religieuse. Reflet de concertations citoyennes aussi ardentes que riches de sens, elles ont eu le mérite authentique de replacer l'Humain au cœur de nos préoccupations singulières, le temps d'un instant. Et d'aucuns a pu alors participer librement aux évolutions de nos lois qui façonnent notre société et canalisent nos actions sans y faire obstacle, tuteurées par des sentiments moraux par trop souvent déraisonnables (21). Soutenant des discussions qui, assurément, pourront conduire à mettre plus d'« humanitude » dans l'humanité (22), ces résolutions législatives en cours de promulgation permettront d'honorer – espérons-le – davantage de justice et de considération d'autrui dans les relations humaines. Et « Considérer l'autre, c'est déjà lui accorder la possibilité de prononcer deux tout petits mots : Ma Vie ! », précisait Gabriel Marcel (23). En cela donc, elles sont politiques indubitablement, mais avant tout sociales.
Au total, le politologue y verra là une volonté affirmée de porter la force publique et la construction des politiques à la hauteur de chaque citoyen. Le sociologue, quant à lui, y distinguera une opportunité offerte à la société de faire corps, de s'allier pour transformer favorablement et durablement une vieille institution étatique française pluriséculaire. Vieille parce qu'affublée d'un carcan administratif si bien décrit par Crozier et Friedberg (24) qui refrène parfois certaines aspirations d'émancipation démocratique et sociale (25). De ces rencontres humaines et éthiques riches, le philosophe alors, et pour sa part, y verra la possibilité transcendantale et métaphysique de rendre plus beau, plus congruent et plus sûr le monde de demain. Celui dont on fera le choix de léguer malade ou en bonne santé aux générations qui nous succèderont. Et s'il est une chose qui paraît indiscutablement essentielle pour le présent comme pour l'avenir, c'est que lorsque « nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. [...] Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage [de fait] l'humanité entière », s'exprimait Jean-Paul Sartre en 1945 (26). Ainsi donc, « tout homme [sera] responsable de tout homme, de son frère et des autres. Être violent, c'est l'oublier » (27).
(1) Héraclite, Fragments, Paris, éd. Flammarion, 2018, coll. GF, 384 pages.
(2) Jankélévitch Vladimir, La Mort, Paris, éd. Flammarion, 2008, coll. Champs essais.
(3) Sicard Didier, L'éthique médicale et la bioéthique, Paris, éd. PUF, 2017, coll. Que sais-je ?, 120 pages.
(4) Verspieren Patrick, « Confusions et débats autour de la ``mort encéphalique'' », in Laennec, 2010/4 (Tome 8), pages 8 à 20.
(5) Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, éd. PUF, 2010, coll. Quadrige, 120 pages.
(6) Hirsch Emmanuel, Les nouveaux territoires de la bioéthique. Traité de bioéthique IV, Paris, éd. Eres, 2018, coll. Erès poche – Société, 624 pages.
(7) Cymes Michel, Hippocrate aux enfers, Paris, éd. Stock, 2015, coll. Essais, 216 pages.
(8) Hilaire Jean, Histoire du droit. Introduction historique au droit et Histoire des institutions publiques, Paris, éd. Dalloz, 2017, coll. Mémentos, 230 pages.
(9) Van Resselaer Potter, Bioethics : Bridge to the Futur, Londres, éd. First Printing, 1971, coll. Biological Science.
(10) Gingras Yves, Sociologie des sciences, Paris, éd. Que sais-je ?, 2017, coll. Que sais-je ?, 128 pages.
(11) Cottier Georges, Défis éthiques, Saint-Maurice (Suisse), éd. Saint-Augustin, 1996, coll. Hc religieux.
(12) Beauchamp T. et Childress J., Les principes de l'éthique biomédicale, Paris, éd. Belles Lettres, 2008, coll. Médecine et Sciences humaines.
(13) Fleury Cynthia, Le soin est un humanisme, Paris, éd. Gallimard, 2019, coll. Tracts, 48 pages.
(14) Hesbeen Walter, De la qualité du soin infirmier. De la réflexion éthique à une pratique de qualité, Issy-les-Moulineaux, éd. Elsevier Masson, 2017, coll. Hors collection, 161 pages.
(15) Ela Jean-Marc, Recherche scientifique et crise de la rationalité, Paris, éd. L'Harmattan, 2007, coll. Études Africaines, 160 pages.
(16) L'ensemble de ces différentes lois sont disponibles sur le site du Gouvernement suivant : http://www.gouvernement.fr/argumentaire/bioethique-les-etats-generaux-de-la-bioethique-sont-lances.
(17) Les membres constitutifs du CCNE sont disponibles à l'adresse suivante : https://www.ccne-ethique.fr/fr/pages/les-membres.
(18) CCNE, La bioéthique, pour quoi faire ?, Paris, éd. PUF, 2013, 352 pages.
(19) Héritier F. et al., La bioéthique, pour quoi faire ?, Paris, éd. PUF, 2013, coll. Hors collection, 352 pages.
(20) Crepon M. et Stiegler B., De la démocratie participative. Fondements et limites, Paris, éd. Mille et Une Nuits, 2007, 120 pages.
(21) Hume David, La morale. Traité de la nature humaine III, Paris, éd. GF, 1993, coll. Flammarion, 285 pages.
(22) Gineste Y. et Pellissier J., Humanitude, Paris, éd. Armand Colin, 2009.
(23) Marcel Gabriel, Le mystère de l'être, Sheffield, éd. Gifford Lectures, 1953.
(24) Crozier M. et Friedberg E., L'acteur et le système, Paris, éd. Points, 2014, coll. Points Essais, 512 pages.
(25) Bernoux Philippe, La sociologie des organisations, Paris, éd. Points, 2014, coll. Points Essais, 480 pages.
(26) Sartre Jean-Paul, L'existentialisme est un humanisme, Paris, éd. Gallimard, 1996, 120 pages.
(27) Schmitt Eric-Emmanuel, Concerto à la mémoire d'un ange, Paris, éd. Lgf, 2011, coll. Littérature, 224 pages.