Dix ans après, quelles compétences pour les futurs professionnels infirmiers ? - Objectif Soins & Management n° 275 du 01/06/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 275 du 01/06/2020

 

Ressources Humaines

Dossier

Lombardo Patrice*   Raffin Florence**  

Il y a dix ans nous mettions en place le nouveau référentiel infirmier dont le socle est le développement progressif des compétences, reprenant une orientation débutée en 2005 avec le référentiel aide-soignant.

Quel que soit le référentiel, la question du développement des compétences reste essentielle, même si la controverse existe aujourd'hui avec certains auteurs comme Ludovic Mura qui posent la question de l'obsolescence de cette pratique, qui « garde sa part d'ombre quand il s'agit de la mobiliser au plan opérationnel » (1).

Après dix années de mise en œuvre, il nous semble pertinent de proposer notre regard sur ce sujet, en particulier dans le contexte actuel de « finalisation » de l'universitarisation des formations sanitaires.

Un référentiel Infirmier obsolète ?

En effet, l'analyse combinée de la circulaire du 1er ministre du 12 juin 2019 (relative à la mise en œuvre de la réforme de l'organisation territoriale de l'Etat) (2) qui signifie la fin des diplomations par les services de l'Etat pour les formations sanitaires, des synthèses du comité de suivi de l'universitarisation des formations paramédicales et de maïeutique (issu de la mission de Monsieur Le Bouler), de la création du Conseil National des Universités pour les disciplines de santé (3), et de la mise en œuvre en septembre 2019 du système « Parcoursup » pour l'entrée en formation infirmière sans concours, nous semble annoncer de nouveaux changements concernant le développement des compétences des étudiants infirmiers. D'autant qu'il nous est possible pour les six années à venir de mettre en place des expérimentations de gouvernance et de développement pédagogique dans le cadre de la loi « Ma santé 2022 » (4). Car de notre point de vue, c'est moins la question de l'utilisation du concept de compétences que celle du développement des compétences des Etudiants en Soins Infirmiers, qui se pose dans le cadre de l'universitarisation.

Des théories de soins infirmiers à homogénéiser ?

Si notre chère Virginia a permis une modélisation intéressante dans l'apprentissage de soins infirmiers, n'est-il pas temps de promouvoir des approches plus réalistes et concrètes, à partir de situations emblématiques ? Plutôt que de la diffusion de diagnostics infirmiers complexes et peu adaptables, ne serait-il pas judicieux de favoriser l'approche tri focale et le haut raisonnement clinique préconisés par Psiuk (5) ? Ne peut-on pas profiter de cette « entrée en université » pour promouvoir une recherche fondamentale en soins infirmiers et proposer une approche simplifiée de l'apprentissage théorique ?

C'est pourquoi, nous souhaitons ici revenir sur l'essentiel de l'apprentissage professionnel par alternance puisque la compétence s'acquiert in situ : en quoi la collaboration entre les cadres de santé, formateurs et responsables d'unités de soins, contribue-t-elle à une évaluation plus pertinente des étudiants infirmiers en vue du développement de leurs compétences ?

A partir d'un point conceptuel et pragmatique nous évoquerons des applications concrètes en Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), comme la simulation, mais aussi ce qui peut favoriser les collaborations entre institut et unités de soins car si cette hypothèse n'est pas nouvelle, elle cible ce qui reste à parcourir dans un système de santé complexe et financièrement contraint.

L'évaluation des compétences des étudiants infirmiers dans une alternance intégrative

Le référentiel de formation qui conduit au diplôme d'Etat d'infirmier s'appuie sur une pédagogie en alternance qui vise à former des professionnels « autonomes, responsables et réflexifs ». Pour atteindre cet objectif, l'alternance intégrative, qui favorise selon Malglaive (6) un fonctionnement en « complémentarité et synergie » entre les différents lieux (institut et terrain), est la solution la plus adaptée.

Des freins existent à la mise en œuvre de l'alternance intégrative qui se distingue de l'alternance associative, au sens de Grootaers, Antoine et Tilman, selon qui cette dernière se caractérise ainsi : « l'institut et le terrain de stage ont un objectif de formation commun, souvent formalisé dans un projet institutionnel, sans projet de pédagogique commun » (7). La mise en œuvre d'une véritable co-construction du dispositif pédagogique, centrée sur l'étudiant, rencontre des obstacles tels que les moyens et la disponibilité de tuteurs formés sur les sites qualifiants. Ainsi le dispositif de formation des étudiants infirmiers s'apparente le plus souvent à une alternance associative plutôt qu'intégrative.

En pratique, l'évaluation des compétences en stage est réalisée par les tuteurs. Au total, si les étudiants passent exactement la moitié de leur temps de formation en stage, l'ensemble des stages leur permet d'acquérir seulement le tiers des ECTS (9).

L'action d'évaluer fait partie du quotidien des infirmiers (dans la démarche clinique, la démarche éducative et l'encadrement des étudiants) et des cadres de santé (lors de l'évaluation de la charge de travail, de l'organisation et de la qualité des soins ou encore des compétences du personnel). Néanmoins, l'évaluation des compétences des étudiants infirmiers en stage ne va pas de soi.

Pour Hadji, l'évaluation constitue « l'acte par lequel on formule un jugement de « valeur » portant sur un objet déterminé (individu, situation, action, projet, etc.) par le moyen d'une confrontation entre deux séries de données qui sont mises en rapport : des données qui sont de l'ordre du fait et qui concernent l'objet réel à évaluer ; des données qui sont de l'ordre de l'idéal et qui concernent des attentes, des intentions ou des projets s'appliquant au même objet. » (10)

Ainsi, l'évaluation des compétences en stage nécessite-t-elle de placer l'étudiant en situation de soins et d'identifier les ressources internes (connaissances, savoir-faire) et externes (ressources matérielles et humaines) que l'étudiant mobilise afin de traverser cette situation. Il s'agit ensuite pour l'évaluateur de comparer ces données avec ce qui est attendu dans cette situation à ce niveau de formation.

Pour Tardif, une compétence est « un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficace d'une variété de ressources internes et externes à l'intérieur d'une famille de situations » (11). Ainsi, évaluer les compétences ne se limite pas à évaluer la performance ou le résultat obtenu. Il s'agit pour l'évaluateur de reconnaitre les schèmes de pensée et les schèmes procéduraux qui ont conduit l'étudiant à agir comme il l'a fait dans cette situation de soin. Accéder aux schèmes de pensée de l'étudiant, voire accompagner celui-ci dans l'explicitation de son raisonnement, est le sens de l'accompagnement à la posture réflexive.

En IFSI, une méthode pédagogique qui favorise hautement la mobilisation des compétences est la simulation en santé. Des séquences pédagogiques de simulation pleine échelle dans un environnement haute-fidélité permettent à l'étudiant de faire appel à un ensemble de ressources afin de traverser une situation proche de celle rencontrée sur le terrain, c'est-à-dire de mobiliser ses compétences. Après le jeu de la séquence, la phase de débriefing est fondamentale pour consolider les apprentissages des étudiants, notamment par le biais de l'analyse des choix de l'étudiant acteur. Des techniques telles que l'explicitation permettent alors à l'animateur du débriefing d'approcher les schèmes de pensée de l'apprenant. L'analyse de la pratique par le groupe d'étudiants favorise ensuite la transférabilité de la situation, ainsi dans une situation réelle en stage, chaque étudiant mobilisera plus aisément ses compétences.

L'enquête de terrain menée par F. Raffin, met en évidence que la collaboration entre cadres de santé existe de façon inégale sur l'ensemble des sites qualifiants. Des temps de rencontre formels entre cadres de santé sont prévus par le référentiel, dans une logique d'alternance intégrative. Les cadres de santé formateurs, au cours des visites d'étudiants sur les terrains de stage, échangent avec les tuteurs et maîtres de stage au sujet de l'encadrement et du développement des compétences des étudiants infirmiers. Dans certains sites, tuteurs de stage et formateurs ont collaboré pour créer des outils plus opérationnels que le portfolio afin de traduire les compétences du référentiel en situations et activités évaluables dans leurs services.

Mais la collaboration des cadres de santé prend tout son sens lors des analyses de situations cliniques animées conjointement sur le lieu de stage : cet exercice de réflexivité permet à l'étudiant de donner du sens à sa pratique et de se professionnaliser en améliorant sa pratique, ses connaissances et sa posture professionnelle.

Étudier précisément nos formations

A la fin de notre étude se pose la question de la professionnalisation des futurs infirmiers et plus largement des paramédicaux. Depuis le début des débats relatifs à l'entrée à l'université des formations sanitaires, nous exprimons ici nos préoccupations à propos du maintien de la professionnalisation des futurs infirmiers et plus généralement des paramédicaux. En effet, l'université pourrait privilégier l'apprentissage académique au détriment de la didactique professionnelle. Considérer les étudiants comme des professionnels en devenir devrait accentuer le lien entre les futures universités paramédicales et les services de soins, en précisant le niveau attendu pour les étudiants de 1re, 2e et 3e année.

En effet, si, comme nous l'avons démontré, le développement des compétences est favorisé par la co-construction entre cadres formateurs, étudiants et tuteurs, la qualité des soins auprès des usagers passera également par une étude précise de la qualité de nos formations. Peut-être le moment est–il venu de faire une étude de cohorte des trois prochaines années de formation post parcoursup.

Nos docteurs paramédicaux et ceux en devenir ont toutes les compétences pour animer, promouvoir, chercher et trouver.

Sur le plan conceptuel, « L'alternance intégrative repose sur la co-construction de dispositifs pédagogiques permettant aux apprenants d'opérer ce retour réflexif sur leur pratique, aussi bien dans le cadre de la formation que dans celui du stage. Elle suppose l'établissement de relations de coopération entre les équipes pédagogiques et les équipes tutorales. La mise en place d'un dialogue renforcé entre ces deux équipes, autour des situations de travail constitutives du processus d'apprentissage des stagiaires, est ainsi la clé de voûte de l'alternance intégrative ». (8)

(1) Mura L., L'évaluation des compétences, une obsolescence programmée ? 2018, Soins Cadres [108], p. 57-60.

(2) Circulaire du 12 juin 2019 relative à la mise en œuvre de la réforme de l'organisation territoriale de l'Etat, JORF no 0135 du 13 juin 2019. disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000038599066&categorieLien=id

(3) Décret no 2019-1107 du 30 octobre 2019 modifiant le décret no 87-31 du 20 janvier 1987 relatif au Conseil national des universités pour les disciplines médicales, odontologiques et pharmaceutiques. JORF no0254 du 31 octobre 2019. Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=213619181CA3FFC188C793FDBCBF10EB.tplgfr27s_1?cidTexte=JORFTEXT000039296788&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039295465

(4) Tesnière A., Rist S., Riom I. (2018). Stratégie de transformation du système de santé – Rapport final - Adapter les formations aux enjeux du système de santé (52). disponible sur https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/dossiers-de-presse/article/dossier-de-presse-ma-sante-2022-un-engagement-collectif

(5) Psiuk T., Lagier C. (2019). L'apprentissage du raisonnement clinique: Concepts fondamentaux-Contexte et processus d'apprentissage. De Boeck Supérieur.

(6) Malglaive G. (1994). Alternance et compétences. Cahiers pédagogiques, (320), 26-29, Cannes.

(7) Antoine F., Grootaers D. et Tilman F. (1988). De l'école à l'entreprise : manuel de la formation en alternance, Chronique sociale, Lyon.

(8) Labruyère C., Simon V. (2014). L'alternance intégrative, de la théorie à la pratique. Bref du Centre d'études et de recherches sur les qualifications. (328)

(9) European credits transfer and accumulation system

(10) Hadji C. (2000). L'évaluation, règles du jeu : des intentions à l'action. Montrouge : ESF éditeur.

(11) Tardif J. (2006). L'évaluation des compétences : documenter le parcours de développement. Montréal. Canada : Chenelière éducation