Objectif Soins n° 275 du 01/06/2020

 

Éthique

Alvaro Jose Sanchez Hurtado  

Le mot de sollicitude est de plus en plus présent dans le milieu soignant, notamment après la diffusion progressive des théories du care, apparues en contexte anglo-saxon, au début des années quatre-vingt. Avec l'intensification, en France, des efforts conjoints des professionnels de la santé et des chercheurs, en vue de l'articulation de sciences humaines, philosophie et médecine, la sollicitude est venue occuper une place centrale dans l'éthique médicale tant au niveau des discours que des pratiques.

Où réside l'importance de la sollicitude pour l'univers médical ainsi que son actualité ?

La compréhension d'un concept clef pour l'éthique médicale

Étymologiquement, le terme latin « sollicitudo » rendu en français par sollicitude signifie « préoccupation », « diligence » au sens fort d'« agitation », d'« inquiétude », voire de « ballotement ». Il se rapproche de l'attitude de vigilance et de prévenance en opposition à l'indifférence ou à la mégarde. La sollicitude désigne, alors, la disposition à « se tourner » vers autrui avec un regard spécialement attentif sur la situation concrète dans laquelle il se trouve. De prime abord, elle s'étend à n'importe quelle relation intersubjective où il existe un dévouement de l'un par rapport à l'autre.

Ainsi, la sollicitude indique le souci avec lequel on s'applique à s'intéresser à quelqu'un, comme un « se-préoccuper-du-sort-des-autres ». En ce sens, elle revêt la forme d'une réponse aux besoins et aux attentes d'autrui. Son étymologie suggère aussi une certaine dramatique dans la réponse puisque la sollicitude se manifeste dans des situations de grande vulnérabilité, en particulier là où la santé est gravement compromise. Cet aspect comporte non seulement un engagement résolu mais surtout la nécessité d'une efficacité dans la réponse et par là d'un certain savoir-faire.

En termes généraux, « la sollicitude peut être comprise comme un talent à prendre en charge une vie dépendante, un corps fragile ou diminué, plus ou moins viable. Elle exprime une intelligence sensible au service de la conduite de la vie d'un autre dans le besoin (1) ». De ce point de vue, elle constitue un paradigme de l'activité sanitaire au sens large dans la mesure où elle qualifie les rapports qui y sont impliqués de la part du personnel soignant en même temps qu'elle fonctionne comme critère d'évaluation tantôt des principes médicaux tantôt des procédures engagées.

Or, si la sollicitude est solennellement entrée dans le vocabulaire soignant, elle n'est pas moins exempte d'une mécompréhension à deux niveaux.

Premièrement au niveau de sa nature. L'étymologie du mot nous invite à mettre l'accent sur l'idée d'« activité » plus que de « caractéristique du sujet ». C'est à dire que la sollicitude ne se comprend que comme action, comme exercice, en l'occurrence, celui d'un geste adroit et efficace à l'égard d'autrui. C'est pourquoi elle ne se contente pas de l'empathie ou de la compassion. Mais cela ne veut pas dire que la sollicitude a un caractère exclusivement réactif. Au contraire, elle possède une dimension active qui suppose une spontanéité bienveillante du soignant envers le malade sans laquelle l'appauvrissement de la relation serait inévitable, se réduisant à une simple prestation des services.

Deuxièmement, au niveau de sa mise en pratique. Bien que sous-tendue par la recherche d'efficacité, la sollicitude ne manque pas de créer un lien authentiquement humain entre les sujets concernés. Cela ne veut pas dire qu'elle se confond avec des manifestations affectives ou des actes caritatifs. La différence, encore une fois, réside dans l'approche de la sollicitude qui consiste à prodiguer le bon soin au moment opportun et persiste autant que dure la situation de dépendance. Ce qui implique que l'application du soin est toujours contextualisée, adaptée aux circonstances des patients et en principe, limitée dans le temps. À ce titre, la sollicitude sait combiner l'action avec un sens de l'opportunité et une intelligence mobilisée sur mesure qui atteste de la capacité du donateur à répondre au récepteur. Cette considération fait de la sollicitude non seulement un geste technique mais aussi moral qui a pour vocation de guider les actions du soignant.

La dimension éthique de la sollicitude

Cette double clarification nous conduit à la dimension éthique de la sollicitude. Certes, bien souvent des démarches semblables à la sollicitude sont prises comme des manifestations d'un opportunisme égoïste, voire réduites à des actes facultatifs ou privés. Le danger est d'autant plus grand dans le cas de la sollicitude où la dissymétrie de la relation soignant-soigné est flagrante en raison de la situation de dépendance de ce dernier. Comment faire face à ce danger et fournir un cadre éthique à la sollicitude ? Cela nécessite deux considérations fondamentales.

Tout d'abord la mise en perspective de la sollicitude sur l'horizon du care, en tant que paradigme moral qui ne se borne pas aux soins médicaux particuliers mais à l'ensemble de l'activité humaine qui « recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, nos personnes, et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien de la vie (2). » Par l'intégration de ce paradigme, la sollicitude acquiert une exigence d'universalité qui échappe à tout particularisme, et se transforme en principe d'action du corps médical. En ce sens, parler d'une éthique de la sollicitude revient à parler d'une éthique du care, dont elle se veut la traduction en complément avec la notion de « soin ».

Ensuite, une double prise au sérieux s'avère nécessaire, celle d'une part, des motivations de la sollicitude, et celle d'autre part, de la relation asymétrique qu'elle instaure.

Quant aux motivations, la sollicitude est à considérer comme une entreprise orientée à « la vie bonne » au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire comme relevant d'un désir de bonheur qui s'accomplit dans le partage avec autrui, dans une optique de recherche d'une mutuelle compensation. Car, dans la relation soignant-patient, le don n'est pas à la seule charge du donateur. Le malade même dans sa passivité se révèle aussi capable de lui communiquer une certaine forme de retour, manifestée non seulement par l'accueil du soin apporté mais surtout par le transfert de la découverte de l'irremplaçabilité de chacun ainsi que de l'extrême similitude des uns et des autres à travers l'expérience de la douleur.

Quant à la dissymétrie proprement dite, la position inégalitaire du malade face au soignant fait appel à la notion de justice. Premièrement, le malade est cet autre qui interpelle le soignant et le presse par son visage non seulement à lui tourner son regard mais à s'occuper de lui afin de lui restituer autant que possible le bien-être perdu. La position vulnérable du patient est un appel à l'aide mais aussi à la reconnaissance de sa dignité personnelle au milieu de ses souffrances ou de ses manques. Cette reconnaissance se charge de purifier en une certaine mesure les intentions du donateur. Ainsi, la sollicitude conduit le souci bienveillant à l'égard d'autrui à une forme de respect de la personne dont elle renforce l'obligation morale. Deuxièmement, l'identification de la précarité du malade exige sa prise en charge par des moyens nécessaires, que ce soit des techniques ou des paroles, que la sollicitude contribue à mobiliser. Alors, la sollicitude se profile comme un effort pour combler la dissymétrie au point de la faire disparaître et par-là de rétablir la réciprocité nécessaire d'une relation soignant-patient moralement acceptable. De cette façon, la sollicitude suit le critère formel de la recherche de réciprocité moyennant le respect dû aux personnes et ne dépend pas uniquement d'une impulsion affective. Alors, elle peut se vivre pleinement comme un acte éthique.

Une présence indispensable dans les structures médicales

Soulever l'aspect éthique de la sollicitude est décisif pour mesurer la responsabilité des institutions médicales dans le traitement des patients mais également dans leur fonctionnement interne.

En premier lieu, la sollicitude, bien qu'elle dénote une forme particulière de la relation directe du soignant au patient, ne s'y épuise pas. Elle concerne l'ensemble des participants du contexte dans lequel cette relation s'installe. En particulier, la sollicitude touche les rapports au sein de l'équipe médicale elle-même.

En second lieu, parce que la caractérisation de la sollicitude comme vertu morale évoque également l'idée d'« habitude » au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire de capacité acquise au terme d'un processus d'appropriation sur la base d'une disposition personnelle. Ainsi comprise, la sollicitude est non seulement une attitude, mais une aptitude et se place sur « le terrain de l'habileté, de ce qui s'acquiert par perfectionnement volontaire – et par là sur le terrain de la professionnalisation (3) ». Elle requiert donc, un apprentissage, ce qui présuppose un cadre favorable à son développement. Par conséquent elle n'est pas seulement le résultat d'une démarche individuelle mais l'objet d'une action conjointe. Cela nécessite la conception des structures médicales à même de faciliter la mise en pratique de la sollicitude mais aussi ses propres moyens d'évaluation. À ce titre, la sollicitude ne peut moins que devenir une qualité institutionnelle, voire, un composant de la mission primordiale des établissements de santé où tous les acteurs en jeu se reconnaissent mutuellement concernés par elle.

La question qui s'impose est double :

• A quel niveau le personnel soignant est-il disposé à intégrer la démarche de la sollicitude non seulement à l'égard des patients mais aussi vis-à-vis de ses propres confrères ?

• Comment les politiques institutionnelles en vue d'un exercice professionnel de la sollicitude vont être le reflet d'une compétence de la part du corps social à commencer par les autorités politiques ? Car nous en priver reviendrait à négliger une ressource importante de notre bien-vivre ensemble.

C'est pourquoi Ricœur n'hésitait pas à rapprocher la sollicitude de la « phronesis » ou sagesse pratique, qui consiste en la capacité à gérer les conflits moraux par un jugement attentif aux circonstances concrètes dans le but de créer les conditions nécessaires d'équité pour le rétablissement des relations humaines, en particulier à échelle socio-politique (4).

La sollicitude au temps de crise

Ce n'est pas un secret que de considérer que la sollicitude brille de plus bel dans des situations extrêmes, à plus forte raison lorsqu'il s'agit des catastrophes naturelles ou des pandémies. Nous l'avons vécu sans exception en chair et en os. De nos jours, jamais le travail du corps médical n'avait auparavant été perçu aussi indispensable ni resplendissant d'une telle hardiesse.

Au plus vif du présent drame planétaire, la pandémie du COVID-19 a aussi révélé nos similitudes les plus profondes : pauvres et riches, hommes et femmes de toute condition, nous sommes tous solidaires par les liens d'une commune fragilité existentielle. Rien qu'un simple microorganisme peut mettre en échec le fonctionnement d'un pays entier. En même temps, la sonnette d'alarme de la contamination exponentielle du virus a éveillé le réflexe de prendre soin de soi-même, on ne peut plus intensément. Un réflexe qui a été inondé d'une immense préoccupation pour l'avenir à la vue d'une existence entièrement escomptée par les jours qui s'écoulent mais aussi par une préoccupation à sauver le maximum de vies possibles dont les chiffres en croissance des nouveaux cas semblaient ne pas laisser place à l'espoir. Cela doit nous persuader de mettre au centre de notre mode de vie la solidarité à laquelle la sollicitude nous conduit. Car la sollicitude est un guide sage et un chemin sûr d'entraide et d'équité, dans un respect exquis de l'égalité des personnes puisqu'elle veille au juste, quoique délicat, équilibre entre souci de soi et souci des autres. De sorte que le beau nom de sollicitude continue d'incarner la voix de celui qui a dit : « Aime ton prochain comme toi-même » (Mc 12,31)

(1) Brugère F., La sollicitude et ses usages. Paris: Cités, 40(4), p. 142. doi:10.3917/cite.040.0139.

(2) Zielinski A., L'éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin. Paris. Études, tome 413(12), p. 632. doi:10.3917/etu.4136.0631

(3) Zielinski A., L'éthique du care Une nouvelle façon de prendre soin. Paris. Études, tome 413(12), p. 637. doi:10.3917/etu.4136.0631 (2010)

(4) Ricœur P., Soi-même comme un autre Paris: Seuil p. 330; 337 (1990)