Dans le contexte exceptionnel de la crise COVID 19, les hôpitaux de l'Assistance Publique de Paris ont fait appel aux étudiants infirmiers (ESI) mobilisés auprès des équipes soignantes pour renforcer l'organisation des structures de soins victimes d'un afflux massif de patients. Cette demande est venue interrompre le déroulement de leur cycle de formation et questionner leur statut d'étudiant. Cette situation a été un véritable déclencheur d'une mutation de leur identité professionnelle. Tout au long de la période de renfort en tant que formateur, nous les avons suivis dans leur quotidien, riche de questionnements et révélateur d'une réflexion sur l'éthique du care. La suite de leur formation s'en trouvera enrichie, cette expérience deviendra une ressource, synonyme de compétences.
En France, le 13 mars 2020, dans le contexte de pandémie mondiale, le plan blanc fut décrété dans une ambiance militaire, « Nous sommes en guerre » nous disait le Président de la République, E. Macron. Dès lors, des mesures inédites furent prises par l'État et appliquées au sein des structures de soins. Un « biopouvoir » Foucauldien (1), une étatisation du biologique, où la prise de pouvoir par l'État sur l'homme en tant qu'être vivant est venue impacter la vie de chacun dans son intimité quotidienne. Ainsi, l'ensemble de la population fut assigné soit à rester confiné à domicile, soit à venir, en renfort, aider sur « le front ». Au cours de cette période, de tension sanitaire, les étudiants en soins infirmiers (ESI) ont représenté une manne providentielle mise à disposition des établissements de santé.
Malgré une organisation centralisée et de multiples réunions de crise, les premiers jours de mobilisation furent empreints d'une certaine incertitude quant au statut des ESI. Selon Wenner (2), le statut inscrit l'individu dans une profession, dans un groupe d'appartenance sociale. Intégrés au sein des structures de soins, les ESI furent positionnés soit en tant qu'aides-soignants (AS) ou infirmiers pour ceux de 3e année déjà en stage, ou en tant que logisticiens ou brancardiers pour les ESI de 2e année. Certains étudiants de 1re année furent aussi mobilisés à la crèche du personnel.
Dans cette première période d'incertitude sont apparues, dans différents services, des organisations propres quant à la gestion des ESI en renfort. Certains services, voulant protéger les ESI du risque d'engager leur responsabilité à la prise en soin de patients COVID, ont préféré les positionner dans des missions relevant du métier d'aide-soignant. Ainsi que le démontre Michel Crozier (3), « l'incertitude (...) constitue la ressource fondamentale dans toute négociation (...) ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs ». C'est dans ce contexte de perte de repères que s'est alors posée la question du statut des ESI dans les services.
Selon Catherine Aubouin (4), « la formation infirmière depuis la réforme de 2009 est construite sur une alternance intégrative, cherchant à rapprocher le terrain et l'IFSI » (Institut de Formation en Soins Infirmiers), la théorie de la pratique. Au cours de ce stage, qui en réalité n'en était pas un, les étudiants se sont retrouvés dans une posture inédite, en renfort auprès des équipes pluridisciplinaires, à évoluer dans des unités dédiées à la prise en soins des patients atteints du COVID. Bien que leur statut et leur service d'affectation fut un temps incertain, les ESI furent très vite considérés comme des professionnels par les équipes soignantes qui les ont accueillis. En effet, ils n'avaient pas à suivre les prérogatives usuelles propres au statut de « stagiaires », c'est-à-dire s'inscrire dans une démarche formelle de développement de compétences, être évalués par l'équipe soignante et établir des objectifs de stage à atteindre.
En réalité, ils n'étaient plus considérés comme des étudiants mais comme des professionnels en renfort. D'après Christian Lazzeri et Alain Caille (5), « la reconnaissance que les autres dispensent à la personne contribue tout à la fois à la création de la valeur de ses projets et à la constitution du sentiment de confiance dans ses capacités pour les mener à bien ». En étant reconnus par les équipes soignantes comme étant leurs collègues en temps de crise, les ESI de 3e année, positionnés dans la prise en soin des patients, ont pu prendre confiance en leurs compétences et se sentir devenir « soignants » parmi les professionnels.
Concernant les ESI de 1re et 2e année, qui du fait de leur niveau d'études ont été positionnés sur des missions logistiques, l'expérience de renfort fut plus nuancée. Comme l'explique Pierre Bourdieu (6), il « existe des souffrances qui affectent des gens à l'intérieur d'un même groupe, (...) ils occupent une position déprimée au sein de celui-ci (...) ». Les ESI positionnés en tant que logisticiens, brancardiers ou agents d'entretien (ASH) se sont sentis, dans un premier temps, mis à l'écart du soin tel qu'ils se le représentaient, c'est-à-dire au plus près du patient, se sentant dépréciés dans leurs compétences.
Marie, ESI de 1re année nous a confié « Je suis venue pour aider les patients, les équipes, mais en réalité je range des cartons... à quoi je sers ? ». Il semblerait que la grande difficulté de ces missions attribuées aux ESI de 1re année, fut le manque de sens apparent de leur mission. Selon Véronique Haberey-Knuessi (7), « le sens est ce qu'il y a de plus profond dans l'agir humain ; il est la direction, la perspective dans laquelle s'inscrit un acte (...) venant s'inscrire dans un tout cohérent ». Ces soignants n'ont pas, dans les débuts, perçu le sens de cette mission bien éloignée du patient, présenté comme l'acteur central de la prise en soin infirmière à l'IFSI. Dans ce cadre se pose donc la question de la motivation de ces ESI. Selon Alex Mucchielli (8), « être motivé, c'est d'abord pouvoir trouver un sens à son action ». Il nous a donc été indispensable de rencontrer les ESI et de construire ensemble, faire sens de leur action. Bien que « logistique » leur mission fut ô combien indispensable en ces temps de tension organisationnelle pour soulager les équipes soignantes et donc, in fine, permettre une meilleure prise en soins des patients.
Participant également à l'effort collectif en cette période de pandémie, des cadres de santé formateurs à l'IFSI de Bichat ont rejoint cette démarche de renfort. Par une étroite collaboration avec la direction des soins et de l'IFSI, nous avons pu rencontrer, accompagner et soutenir les étudiants en santé missionnés dans les services. Très tôt, il nous a semblé indispensable de réinventer notre posture d'accompagnement. En effet, comme le décrit Maela Paul (9), la nébuleuse de l'accompagnement est « inscrite dans une visée praxéologique (...) qui a pour corollaire une centration sur les pratiques ». C'est pourquoi il nous a semblé approprié, dans ce contexte de crise inédite, de changer de positionnement afin d'établir davantage un dialogue, un soutien et une écoute du vécu des étudiants (étudiants en médecine et ESI).
Lors d'entretiens réalisés auprès de ces derniers, tout au long du mois d'avril 2020, nous avons changé de posture et quitté nos missions d'évaluation des compétences pour entrer dans une démarche d'accompagnement. Ces temps d'échanges ont été réalisés soit en individuel soit en groupe restreint. Les lieux permettant une certaine intimité ont été privilégiés au sein des services, tout en prenant en compte l'activité des unités de soins. Nous avons été attentifs à rencontrer aussi bien les étudiants positionnés avec les équipes de jour que les étudiants travaillant de nuit.
Dès le début de notre mission de soutien aux ESI, nous avons pris le parti de nous positionner comme des écoutants, des facilitateurs de questionnement, des « réflecteurs » de l'importance de leurs missions, cherchant à co-construire le sens des missions de chacun. Selon Jean-Gilles Boula (10), « le soignant a toujours besoin d'un regard autre que le sien pour attester de la pertinence de ses actes ». C'est par cette « posture de retrait », consistant, comme le dit Maela Paul (11), « à ne pas faire ni dire à la place de l'autre », que nous avons pu établir « une posture professionnelle spécifique où l'accompagné n'est plus ni sujet, ni acteur mais bien l'auteur de la démarche ». Très vite, les étudiants ont changé de registre lors de nos multiples rencontres en intégrant l'importance de leurs missions au sein de la chaîne de l'organisation. Ils ont pris conscience de leur importance en cette période si cruciale pour les hôpitaux et du fait que leur mission, quelle qu'elle soit, faisait que « le grand tout » puisse fonctionner.
Lors de nos rencontres quotidiennes avec les ESI, a émergé une récurrence de leurs préoccupations liées aux incertitudes des débuts des « stages COVID ». La majorité des étudiants que nous avons rencontrés au cours du mois d'avril, ont tout d'abord abordé leurs interrogations sur la validation de leur stage et la continuité de leur formation. En effet, la poursuite de leurs examens et les rattrapages éventuels occupaient tous les esprits. De légitimes préoccupations, étant donné que cette mobilisation est venue bouleverser l'organisation de la formation. Notre présence a permis de faire le lien entre ce qu'ils vivaient sur le terrain et l'IFSI. Nous avons pu les rassurer sur ces questionnements organisationnels et placer leur engagement présent sur le devant de nos échanges. Ils quittaient déjà peu à peu leur identité de « stagiaire » pour devenir des professionnels novices au sein d'une organisation de soins, qui elle-même était en train de se restructurer, de se construire, pour faire face à l'afflux exceptionnel des patients atteints du COVID.
Une inquiétude partagée par tous fut également l'absence d'informations claires sur le virus. Les ESI ont évoqué avec nous leur peur de devenir eux-mêmes « un vecteur de la contamination » auprès de leurs proches. Cette réflexion centrée non pas sur eux-mêmes mais bien sur le risque pour les autres, leur entourage, nous a confortés dans l'analyse que les réflexions étudiantes, toutes promotions confondues, étaient empreintes d'éthique du care. Pour Joan Tronto (12), « c'est les relations, le fait d'être en relation, qui créé la responsabilité ». Ici, les ESI ont démontré leurs responsabilités aussi bien au travers de la prise en soin des patients que de leur famille. Afin de diminuer ce risque, certains d'entre eux ont même fait le choix de prendre un autre logement afin de protéger leurs proches.
Les ESI ont été exposés, plusieurs fois par jour, à de nombreux décès au cours de cette période pandémique. Au cours de nos nombreux échanges ils ont questionné les conditions de décès des patients qu'ils prenaient en soins, relatant des expériences de fin de vie « très marquantes ». Selon Paulo Rodrigues (13), « si la mort est un moment de « chaos », accompagner le mourant constitue l'effort d'y inscrire un sens à travers la présence, les paroles, les gestes symboliques et rituels ». Or, le contexte pandémique, impliquant une temporalité exacerbée, est venu perturber les habitudes et les valeurs les plus élémentaires du soin, empêchant les ESI d'y trouver un sens. Certains étudiants ont aussi décrit le port du masque, barrière indispensable à la transmission du COVID, comme une difficulté pour établir un lien avec le patient par la rencontre de deux visages désormais recouverts.
Certains d'entre eux ont aussi évoqué la mise du patient décédé dans des housses à zip, les assimilant à des « sacs poubelles ». La symbolique et leurs représentations ont généré de nombreux échanges sur la charge émotionnelle de ce type de prise en soin en période pandémique. Au cours de ces expériences, les ESI ont pu prendre conscience que les valeurs fondamentales du soin, comme la temporalité de l'accompagnement des patients dans leur dignité, constituaient le socle du prendre soin ; cette « Humanitude » décrite par Yves Gineste et Jérôme Pélissier (14) pour laquelle la philosophie du soin devient philosophie du lien.
La question de la place laissée aux proches en période de crise a été également évoquée par les ESI. La société française d'accompagnement et de soins palliatifs recommande comme « primordial que l'équipe soignante trouve une cohérence de fonctionnement et détermine des objectifs communs de soutien de l'entourage » (15). Pour beaucoup d'ESI ne pas laisser les proches accompagner le patient en fin de vie, en raison du risque de contamination virale, a été un dilemme éthique. Au vu des perturbations quotidiennes liées à la brutalité de la réalité et au nombre important de « patients COVID » décédés, pour les ESI, tout en s'adaptant au contexte, les notions d'éthique du soin, de valeur humaine, devenaient importantes à respecter.
Avant cette pandémie, nous formions les ESI à joindre la théorie vue en cours et la pratique observée lors de leurs stages. Au cours de cette période de renfort, il nous est apparu que les étudiants ont radicalement changé. Certains nous ont déclaré « maintenant, je me sens un vrai professionnel ». Les ESI expriment ressentir un changement d'identité, même auprès de leurs proches, de leur entourage, d'avoir acquis un sentiment de responsabilité. Sans pour autant se considérer comme infirmier, depuis cette expérience de renfort au sein des services ils se considèrent soignants.
Devant l'éveil de leurs questionnements face à l'éthique du care qui a été, dans ce contexte de crise, pour un temps mis en second plan en faveur de prises en charge curatives des patients, notre responsabilité, en tant que cadre de santé formateur, a été de comprendre que nous ne devions pas laisser ces questionnements dans l'ombre des recoins des services de soins. Cette éthique du care étant la pierre angulaire de la démarche palliative et de l'accompagnement des patients et de leur famille, nous avons, en accord avec la direction des soins, organisé des rencontres entre les étudiants et des professionnels spécialisés (réanimateur, infirmière de l'équipe mobile de soins palliatifs, hygiéniste). Ces temps de rencontre pensés comme des espaces de dialogue, où chacun pouvait s'exprimer, nous ont semblé nécessaires, l'éthique existant dans l'échange de points de vue face aux situations nouvelles.
Ce contexte de crise sanitaire, a fortement impacté la triangulaire équipe de soin/ESI/formateur. Des équipes soignantes épuisées ont, de ce fait, accueilli des ESI mobilisés comme leurs « confrères de galères », générant une mutation de l'identité professionnelle de ces derniers, incitant les formateurs à adopter une posture d'accompagnement basée sur l'écoute et le soutien. Lors de cette mission auprès des étudiants, nous avons pu repérer le développement de compétences lié à cette mutation d'identité professionnelle. Il nous semble donc pertinent de prendre en compte ces éléments dans l'adaptation de nos intentions pédagogiques au sein de l'IFSI dans la continuité de leur parcours de formation.
Cette expérience de prise en soin dans un contexte de fin de vie, leur implication au sein d'équipes pluridisciplinaires, souvent elles-mêmes nouvellement constituées du fait de l'ouverture de services « dédiés COVID », les ont conduits à initier une réflexion clinique qu'il sera nécessaire d'accompagner par une approche socioconstructiviste. Cette expérience sera une ressource pour les ESI. Comme l'explique Guy Le Boterf (16), « avoir des compétences c'est avoir des ressources ». De ce fait, depuis la reprise de la formation nous intégrons dans nos intentions pédagogiques ce « vécu COVID » comme un socle sur lequel articuler les différentes Unités d'Enseignements. Il nous semble important de valoriser cette expérience inédite, faisant appel à leur réflexivité permettant de poursuivre le questionnement éthique inhérent à la prise en soin et au développement de compétences tout au long de leur cursus de formation.
(1) Foucault M., Il faut défendre la société, Gallimard Seuil, 1997.
(2) Wenner M., L'engagement professionnel infirmier, Seli Arslan, 2010.
(3) Crozier M., Friedberg E., L'acteur et le système, Seuil, 1977.
(4) Aubouin C., « Former aux réalités du terrain ». In : Objectif Soins & Management HS avril/mai 2018 (p. 24-25).
(5) Lazzeri C., Caille A., « La reconnaissance aujourd'hui enjeux théoriques, éthique et politique du concept ». In : Revu de Mauss no 23, 2004, p. 88-115.
(6) Franceries F., Bourdieu P., « La misère du monde ». In : Politix no 25,1994 (p. 160-166).
(7) Haberey-Knuessi V., Le sens de l'engagement infirmier, Seli Arslan, 2013.
(8) Mucchielli A., Les motivations, Puf, 2008.
(9) Paul M., « L'accompagnement : une nébuleuse ». In : Éducation permanente no 153 (p. 52).
(10) Boula J.-C., « Le regard anthropologique dans les soins ». In : Soins no 773, 2013 (p. 28-31).
(11) Paul M. L'accompagnement : une posture professionnelle spécifique, L'Harmattan, 2004.
(12) Paperman P., Moulinier P., Contre l'indifférence des privilégiés, A quoi sert le care, Payot, 2013.
(13) Rodrigue P., Réflexions autour de l'humanisation de la mort en temps de pandémie, Espace de réflexion éthique Haut de France, 2020.
(14) Gineste Y., Pellissier J., Humanitude, Armand Colin, 2007.
(15) SFAP, Collège des acteurs en soins infirmiers. L'infirmier(e) et les soins palliatifs, Masson, 2005.
(16) Le Boterf G., Repenser la compétence, Eyrolles, 2010.