Faut-il interdire les annuaires de soignants communautaires ? - Objectif Soins & Management n° 277 du 01/10/2020 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 277 du 01/10/2020

 

Controverse

Anne Lise Favier  

L'établissement d'annuaires de soignants dits « communautaires » a fait polémique cet été. Alors que les ordres professionnels condamnent leur existence, les patients concernés et certains professionnels de santé prônent la liberté de choisir.

Anne Lise Favier

Journaliste

Au cœur de l'été, le compte Twitter (désormais inexistant) d'un mystérieux « Globule Noir » publie une liste de gynécologues noires en Île-de-France et lance un appel pour trouver « une infirmière à domicile racisée pour des soins dans le 13e arrondissement de Paris », en demandant de diffuser cette annonce. Repérés par la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), ces deux tweets en indignent certains autant qu'ils sont compris par d'autres. La LICRA les diffuse en en faisant une copie d'écran et fustige l'initiative : « la folie identitaire conduit à cela : choisir son médecin en fonction de la couleur de son épiderme et publier des listes de médecins noirs ». Du côté des patients qui sont concernés par cette initiative, on s'explique : « s'il n'y avait pas de racisme parmi les professionnels de santé, peut-être que ce genre d'annonces n'existerait pas ». Mais la pratique divise. L'Ordre des médecins et l'Ordre infirmier s'indignent et condamnent par le biais d'un communiqué commun la constitution d'annuaires communautaires : « des listes de soignants classés selon leur couleur de peau ont été diffusées sur Internet et les réseaux sociaux ces derniers jours. Le CNOM et le CNOI ne peuvent que s'élever contre cette initiative, qui va à l'encontre des principes fondamentaux de nos professions mais aussi de notre République » expliquent-ils. Selon eux, les professionnels de santé ont prêté serment de soigner avec le même dévouement et la même abnégation, quelles que soient leurs origines, la couleur de peau, la situation sociale ou les orientations religieuses, philosophiques ou sexuelles de leur patients. Les Ordres n'acceptent pas les accusations de racisme portées à l'encontre des soignants, « attentant à leur honneur et jetant le discrédit sur leurs professions  », sans compter les règles déontologiques vis à vis de la constitution d'annuaires (cf. encadré « la question déontologique des annuaires »).

Une réalité pourtant bien documentée

Pourtant, ce racisme existerait bien, selon le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG) qui a également publié de son côté un communiqué en réaction à ce débat : « l'impact du racisme sur la santé n'est pas un débat mais une réalité scientifique documentée ». Et de citer notamment des études statistiques menées en 2013 : « l'étude Trajectoires et origines retrouvait trois fois plus de réponses positives à la question `` vous est-il déjà arrivé que du personnel médical ou un médecin vous traite moins bien que les autres '' pour les personnes originaires d'Afrique sub-saharienne que pour la population dite `` majoritaire ''. Le motif déclaré était principalement `` la couleur de peau '' » poursuit le SNJMG. Dans l'éditorial de la revue Agone, Maud Gelly et Laure Pitti expliquent que les « rapports de classe, de genre ou de race, qui organisent et structurent l'espace social, ne s'arrêtent pas aux portes des hôpitaux ou des cabinets médicaux ». Selon le SNJMG, « il a été montré que la plupart des praticiens sont porteurs de préjugés qu'ils héritent des représentations ethniques qui imprègnent la société française dans une histoire et une actualité qui construisent des Eux et des Nous ». Ces discriminations conduisent à une différence de traitements entre les patients et présentent parfois des pertes de chance pour ces derniers, à l'image de l'histoire de Naomi Musenga, dont la détresse après un appel au Samu n'avait pas été prise en compte ce qui avait conduit à son décès (cf. encadré 2 « quand les stéréotypes ont la vie dure »). Une étude (1) récente de l'Institut national d'études démographiques (INED) vient d'ailleurs appuyer ces données et concerne l'impact des discriminations dans le système de soins : en utilisant des données des études Trajectoires et Origines, Mathieu Ichou, chercheur à l'INED et Joshua Rivenbark, doctorant à l'école de médecine de l'université de Duke (Etats-Unis) ont conclu que « les taux de discrimination étaient significativement plus élevés pour les personnes appartenant à des groupes minoritaires ou défavorisés socialement : les femmes (4,7 %) par rapport aux hommes (3 %), les immigrés (4,8 %), les personnes nées en Outre-Mer (5,9 %), les migrants venant d'Afrique sub-saharienne (7,1 %) et de Turquie (6,8 %) par rapport aux personnes nées en France métropolitaine (3,6 %) ». Selon eux, le ressenti de ces discriminations dans le cadre des soins de santé peut avoir un effet négatif sur la confiance et la satisfaction dans le système de santé, avec pour conséquence, une renonciation aux soins dans 14 % des cas : ainsi, pour les personnes d'origine sub-saharienne, les discriminations expliqueraient un tiers de non-recours aux soins et un quart pour les musulmans.

Des plaintes ignorées

Selon Thiabi Bruni, porte-parole et vice-présidente du Conseil représentatif des associations noires (le CRAN), « nous recevons de très nombreux témoignages de patients victimes d'humiliation lors de consultations médicales. Si certains ressentent le besoin de consulter des soignants racisés, ce n'est pas par plaisir. Qu'est-ce qui est le plus choquant ? Des professionnels de santé racistes ou des patients qui cherchent à s'en prémunir par le biais de ces annuaires ? ». Selon elle, l'Ordre des médecins ne nie pas le racisme, mais ne prend pas suffisamment en compte les plaintes. L'institution a d'ailleurs été pointée du doigt en décembre dernier dans un rapport (2) de la Cour des Comptes qui estimait « un manque de rigueur dans le traitement des plaintes et une justice disciplinaire marquée par des dysfonctionnements », certaines plaintes adressées aux conseils départementaux n'étant qualifiées que de « doléances » sans suite disciplinaire. Toutefois, ce rapport ne fait état que des plaintes dans leur globalité, sans quantifier celles relatives à des conduites racistes, « qui représentent une faible volumétrie », assure le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'Ordre des médecins (CNOM). Pour autant, « il y a un problème au niveau de la formation des médecins, estime la porte-parole du CRAN : il va falloir trouver une solution pour la prise en charge des patients noirs. Nous travaillons avec le SNJMG et nous tendons la main à l'Ordre des médecins ». Du côté du CNOM, on estime qu' « il faut faire la part des choses dans les discriminations : celles qui sont intentionnelles et d'autres qui sont passives, sans intentionnalité, par exemple lorsque le médecin n'a pas les compétences requises face à une pathologie spécifique », explique le Dr Mourgues.

Chercher une réponse adaptée

S'il ne nie pas le racisme dans la médecine et condamne sans équivoque les discriminations actives, le vice-président du CNOM pense néanmoins que la réponse apportée par les patients – la constitution d'annuaires de soignants racisés – n'est pas la réponse adéquate au problème du racisme : « l'article 7 du Code de déontologie précise que tout médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quelles que soient leur origine, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée. Il y a dans cet article une dimension universaliste et je pense qu'en constituant des annuaires, on risque d'avoir une attitude d'abandon qui alimente la fracture ». Selon lui, la société française a changé et certains médecins formés à une époque ne sont peut-être plus en phase avec ces changements : il estime que les formations initiale et continue doivent évoluer pour prendre en compte cette mutation, notamment dans certains bassins de vie qui sont plus sensibilisés à certaines réalités de terrain, qu'elles soient industrielles, relatives aux conduites addictives ou aux spécificités ethniques ou sexuelles. Certaines disciplines médicales, notamment en psychiatrie, démontrent que la compréhension des origines culturelles est indispensable au traitement d'un désordre psychique : c'est le principe de l'ethnopsychiatrie, fondée par Georges Devereux et citée récemment par Tobie Nathan, thérapeute et romancier dans une interview au Parisien : « en clair, un africain, un indien, un européen seront malades différemment et les soigner avec des thérapies qui tiennent compte de leur attachement, groupe d'origine, dieux, appréhension du monde, se révèle généralement plus efficace », témoigne celui qui estime qu'on ne peut pas simplifier la complexité de ces populations.

Un débat qui n'est pas nouveau

D'ailleurs si la question de ces annuaires communautaires se pose aujourd'hui pour les patients noirs, un débat a déjà eu lieu dans un autre cadre, notamment dans la communauté LGBT. Pour Stéphane Cola, fondateur du réseau gay-friendly (3), la création de ces annuaires « constitue un mécanisme d'autoprotection de certaines communautés stigmatisées : la plupart du temps, il y a une auto-censure du patient lorsqu'il est gay, car il se retrouve face à un médecin gêné, mal à l'aise quand ce n'est pas un professionnel donneur de leçons ». Avec une nuance par rapport à la communauté noire, « car il y a chez les personnes LGBT une forme d'aveu, même si nous ne sommes coupables de rien, lorsque l'on explique à un médecin qu'on fait partie de la communauté gay ». Et de poursuivre en s'interrogeant sur l'ampleur de la polémique : « la société française est tellement fracturée de toutes parts, la République éclate en mille morceaux et la moindre chose prend des proportions polémiques avec une amplitude extra-ordinaire », poursuit Stéphane Cola. Un constat que fait également le vice-président du CNOM qui s'est avoué très surpris par l'ampleur de la polémique née suite au tweet de Globule Noir relayé par la LICRA. Contactée à plusieurs reprises, la LICRA n'a pas donné suite à nos sollicitations pour expliciter son indignation. « Nous ne comprenons pas cette stigmatisation, s'indigne Thiabi Bruni. Lorsque des annuaires de médecins israélites circulent, la LICRA ne monte pas au créneau. Quand il s'agit de la communauté noire, nous sommes accusés de séparatisme. Aujourd'hui, les discriminations touchent aussi d'autres minorités, les personnes souffrant d'obésité se sentent également stigmatisées et se partagent des noms de soignants non grossophobes. Il est temps que les plaintes soient réellement prises en compte et aboutissent à des sanctions ». Pour le CRAN, la question porte simplement sur le choix du médecin, une disposition inscrite dans le Code de Santé publique. « Un médecin n'a pas le droit de choisir ses patients, mais les patients ont le choix de s'adresser à un médecin plutôt qu'à un autre : certaines femmes sont plus à l'aise avec un gynécologue femme, les personnes noires doivent également avoir le choix sans que cela ne fasse l'objet d'une polémique ».

Dialogue et mise en garde

Face à la main tendue du CRAN qui travaille déjà avec le SNJMG, le CNOM estime pour sa part qu'un dialogue doit être de nouveau ouvert mais que « condamner les discriminations ne sera pas suffisant ». Le Dr Mourgues s'inquiète que l'inscription de médecins à des listes communautaires n'entraine des dérives prosélytes contraires à la déontologie. Même avis du côté de l'Ordre national infirmier (ONI) qui craint que « cela ne décrédibilise la qualité de la prise en charge et augmente le risque pour les patients de s'adresser à des charlatans  », note Patrick Chamboredon, président de l'ONI. Pour les deux ordres, l'accusation de racisme ne passe pas : « cela jette le discrédit sur la profession  » estiment-ils. «  Et puis que se passera-t-il si un patient noir ne trouve pas de soignants proches de chez lui, il ne se soigne pas ? questionne le président de l'Ordre infirmier. Car rappelle-t-il, « ces annuaires ne sont pas basés sur la compétence. C'est faire courir un risque aux patients ». La question divise toujours autant mais le dialogue semble ouvert entre les communautés de patients et de soignants qui veulent aboutir à une solution. « Du fait de l'aspect systémique des discriminations et de leur ancrage dans une organisation sociale raciste, nous avons conscience que notre syndicat ne parviendra pas seul à mettre un terme aux inégalités de santé », conclut le SNJMG. De son côté, le CRAN a rencontré le président du CNOM, Patrick Bouet, qui s'est engagé à collaborer avec lui afin de lutter véritablement contre le racisme médical. Cet objectif est selon Benoit Blaes, président du SNJMG « indissociable d'une lutte politique, s'attaquant à la racine de la hiérarchie sociale raciste ». Au delà du soin, la question, plus que jamais d'actualité, est éminemment sociétale.

La question déontologique des annuaires

L'article 80 du Code de déontologie des médecins (qui reprend l'article R.4127-80 du Code de la Santé publique) indique que « les seules indications qu'un médecin est autorisé à faire figurer dans les annuaires à usage du public, quel qu'en soit le support, sont ses nom, prénoms, et coordonnées, sa situation vis-à-vis des organismes d'assurance-maladie et enfin sa qualification, les diplômes d'études spécialisées complémentaires et les capacités dont il est titulaire ». Du côté des infirmiers, seuls les « nom, prénoms, titres, diplômes et, le cas échéant, lieu de délivrance, certificats ou attestations reconnus par le Ministre chargé de la Santé, adresse et téléphone professionnels et horaires d'activité » peuvent figurer sur des annuaires.

Quand les stéréotypes ont la vie dure

On l'appelle le syndrome méditerranéen et il désigne un stéréotype qui consiste, pour la communauté médicale, à penser qu'un patient issu de la communauté méditerranéenne, notamment des pays du Maghreb, aurait plus facilement tendance à exagérer sa douleur et ses symptômes. Par extension, ce syndrome méditerranéen concerne souvent les patients issus de minorités, noires, arabes ou encore latino-américaines. Du côté de la communauté des soignants, on assure que cela n'existe plus, même si certains avouent en avoir déjà été témoins : le sujet est éminemment polémique et on préfère le taire que le dénoncer, « surtout quand il vient d'un supérieur », susurre un interne. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont les patients qui témoignent de ce stéréotype racial pour expliquer leur besoin de consulter un médecin issu de la même minorité. C'est d'ailleurs une des explications avancées pour comprendre le drame de Naomi Musenga, cette jeune femme qui avait appelé le SAMU en décembre 2017 en disant qu'elle allait mourir. L'appel n'aurait peut-être pas été suffisamment pris au sérieux par l'opératrice qui avait reçu l'appel à l'aide de la patiente et aurait peut-être pensé qu'elle exagérait sa douleur.

La discipline et les sanctions dans les Ordres

L'Ordre des médecins est doté d'un pouvoir disciplinaire qu'il exerce avec deux juridictions autonomes relevant de l'ordre administratif, placées auprès des conseils régionaux : les chambres disciplinaires et les sections des assurances sociales. Les premières jugent et sanctionnent les manquements des médecins au Code de déontologie et les secondes jugent des abus et fraudes à l'assurance-maladie. La chambre disciplinaire nationale est la juridiction d'appel. Dans les faits, c'est le conseil départemental qui reçoit les plaintes déposées à l'encontre des praticiens et propose une conciliation entre les parties ; en cas d'échec il transmet la plainte à la chambre disciplinaire qui siège auprès du conseil régional. Le même dispositif existe pour l'Ordre infirmier.

Dans le sens d'un renforcement de la démocratie sanitaire, la Cour des Comptes prône « une gouvernance mixte, voire paritaire, entre médecins et non médecins, qui permettrait de mieux prendre en compte l'intérêt des patients », notamment en vue d'éviter des conflits d'intérêt. C'est un modèle déjà mis en place à l'étranger notamment en Grande-Bretagne, au Québec et en Belgique. En France, la mixité de la composition des juridictions ordinales existe d'ailleurs déjà pour les masseurs-kinésithérapeutes et les pédicures-podologues.

(1) Discrimination in healthcare as a barrier to care: experiences of socially disadvantaged populations in France from a nationally representative survey – https://urlz.fr/e0RJ

(2) Ordre des médecins, rapport public thématique de la Cour des Comptes - https://urlz.fr/e0RX

(3) Le réseau gay-friendly n'a pas réellement constitué d'annuaire de soignants mais met en relation tout patient qui en fait la demande avec un médecin sensibilisé aux problèmes spécifiques de la communauté gay.