Éthique
Les trois vagues de crise liées à la pandémie du SARS-COV2 que nous avons traversées cette dernière année ont contraint les acteurs du système de santé à établir des choix et des priorisations dans la prise en charge des patients (1). A circonstances sanitaires extrêmes, solutions qui ne le sont pas moins.
Eu égard à la rareté des lits de réanimation devenus par deux fois largement insuffisants dans certaines régions de France, les médecins urgentistes et anesthésistes-réanimateurs ont dû choisir qui aurait une chance de survivre.
Vraisemblablement que cette façon ci-avant d'introduire le sujet du jour est aussi brutale que ce qu'il a été permis de vivre aux pires instants d'une pandémie qui n'a laissé, d'ailleurs, que peu de place à la réflexion éthique ou tempérée. Et notamment orientée autour des critères cliniques et physiopathologiques qui devaient permettre de donner accès à un lit de réanimation. A posteriori d'une situation dégradée avec une intensité sans précédent, le « temps philosophique » (2) du soin nous enjoint aujourd'hui à réfléchir communément sur ce que nos choix dits « stratégiques » dans le triage des patients (3) ont engagé, et engagent encore auprès des usagers du système de santé, et de la société dans son entièreté.
Nous tenterons d'éclairer ce débat à travers la philosophie du choix qui nous permettra de comprendre qu'il n'est pas toujours aisé de corréler nos décisions aux valeurs morales que nous défendons avec grande ténacité. Dans un second temps, à travers l'éthique utilitariste et conséquentialiste que nous emprunterons à Jeremy Bentham (4), entre autres, nous tenterons d'atténuer les doutes quant à la mise à mal du concept fondamental de non-malfaisance qui colore le champ humaniste de la bioéthique depuis sa création dans les années 1960 (5).
La notion de triage aux urgences est définie par Lacroix et Borgès Da Silva comme l'orientation des patients en zone de soins par degrés de gravité en fonction d'un certain nombre de critères cliniques et physiopathologiques évalués par l'infirmière d'Orientation et d'Accueil (IOA) ou le médecin d'accueil lorsqu'il y en a un. Lorsqu'il s'agit de discuter autour de ce tri aux urgences et à l'entrée en service de réanimation, notamment lors des difficultés pour les établissements de santé en termes de disponibilité des lits de soins critiques, il apparaît évident que la notion de choix à opérer dans la sélection des patients candidats aux lits de réanimation est primordiale.
Et lorsque nous parlons de choix, il semble que ce terme s'encastre dans une série de déterminations que nous allons essayer d'analyser avec précision.
Car la question fondamentale qui se pose dès lors est de savoir s'il est permis de ranger sous ce vocable « choix » la liberté de l'homme à choisir, et donc à assumer la responsabilité de la portée de ses actes. De celle, notamment répondant au principe de « responsabilité » décrit par Hans Jonas dans les années 1970 (6). Selon lui, ce principe se réfère au fait que les générations présentes actuellement sur terre doivent se porter garantes et se faire le témoin d'une certaine responsabilité envers les générations futures. Aussi, il propose la conduite suivante : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre ». Le philosophe René Descartes décrit le libre-choix comme une liberté faite d'une cohorte d'expériences. Dans ses Méditations métaphysiques, il y décrit la liberté comme le sentiment que nous pouvons faire quelque chose ou ne pas le faire, ou encore de prendre une décision nous concernant ou concernant autrui, sans éprouver aucune contrainte face à ce choix dans l'action même (7). Ceci caractérise le plus fort sentiment de liberté. Mais cette définition par Descartes ne pourrait se satisfaire en elle-même, en tout cas en l'état actuel duquel nous venons de l'aborder. Car elle n'aborde d'aucune manière la place – ou plutôt le curseur – des valeurs morales. C'est pourquoi, il convient de le préciser. Pour Descartes, le libre arbitre peut s'exprimer à deux niveaux différents. Le premier est horizontal, et se pose entre deux choix qui portent sur un socle indifférent de valeurs. Le deuxième est vertical, qui nécessiterait davantage de faire un choix entre un bon ou un mauvais parti. En somme, ce libre arbitre serait à opérer au sens de Descartes en tenant compte à minima des conséquences qu'il peut engendrer. De plus, « Il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu [...] ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous considérions comme un bien d'attester par-là la liberté d'entre volonté », précise-t-il (7).
Concernant cette idée descartienne, André Gide s'en saisit pour soutenir sa thèse selon laquelle l'acte gratuit se manifesterait le mieux dans la liberté horizontale, en ce qu'il est un acte sans motif décelable, purement arbitraire, et dont l'existence dépend uniquement de la volonté de celui qui la produit (8). Aussi, au cours de ces derniers mois, il était à craindre un choix horizontal quant au triage des patients en service de réanimation et d'urgences, qui n'aurait su tenir compte des particularités singulières propres à chaque patient. Mais également, cette liberté verticale qui nous orienterait dès lors vers le choix le plus approprié ou le meilleur par essence sous-tend par ailleurs la difficulté d'évaluer les vulnérabilités intrinsèques aux patients se présentant en urgence vitale absolue à l'accueil des plateaux techniques, et d'en construire une hiérarchisation de prise en charge qui serait bâtie sur les seuls critères de dégradation clinique. L'idée de Descartes selon laquelle l'attention est une condition indispensable pour choisir l'évidence nous semble centrale dans ce propos, car ce qui est évident pour nous peut alors cesser de l'être. De surcroît, les choix que nous entreprenons ne sont pas la stricte expression de notre volonté, mais influencés par un certain nombre de facteurs externes, comme les déterminants sociaux au sens de Durkheim (9) et psychologiques au sens de Freud (10).
Schopenhauer, dans son ouvrage phare Essai sur le libre arbitre (11), dénonce l'illusion du libre-arbitre, en ce qu'il estime que l'homme ne voit pas à quel point son intellect est assujetti à sa volonté, car c'est elle qui fixe le but ou l'objectif à atteindre. Pour ce philosophe du XVIIIe siècle, la réflexion intellectuelle ne peut prendre de décision car celle-ci est déjà arrêtée quand nous hésitons entre deux options. Ce qui semble soutenir le choix vertical de Descartes construit sur des valeurs morales qui doivent nous orienter vers la décision qui paraît la plus juste. Ici, la raison ne peut déterminer le choix, mais elle doit nous permettre de prendre conscience de ce que nous faisons, notamment lorsqu'il s'agit de trier des critères cliniques relatifs à des patients, argumentés sur des données de la science et biologiques.
Ainsi, loin de situer le pouvoir de l'homme dans la volonté, c'est davantage la volonté qui asservit l'homme, parce qu'il est totalement illusoire de croire que l'homme aurait la possibilité d'orienter librement son vouloir dans telle ou telle direction. Au total, l'homme révèle toujours la motivation la plus puissante, celle qui l'a emporté au sein de sa volonté. C'est la raison par excellence pour laquelle sa décision n'est jamais totalement libre. Cette nouvelle approche philosophique du libre-choix laisse entrevoir la possibilité de biais non maitrisables, d'arguments imperceptibles par les soignants lorsque le triage est à effectuer. Cette situation nous conduit à penser que nous ne sommes chacun jamais totalement responsables des choix engagés, en ce que le curseur motivationnel indispensable à la décision n'est pas de la seule volonté de celui qui décide.
Pour Nietzsche, le libre-arbitre est également un instrument de soumission du fort (12). Il exprime ainsi l'illusion de la liberté comme l'expression ultime de toute servitude : elle produit des individus qui croient vouloir librement être dominés, alors que ce désir n'est que l'expression de leur volonté de puissance affaiblie. Cette idée nietzschéenne renvoie à la lumière le déséquilibre qui constitue toute relation de soin si l'on n'y prend pas garde. Cette relation au sein de laquelle le patient en demande de soin subit une autorité médicale et soignante descendante induite par le besoin d'attention et de soins qu'il requiert, et permise par une connaissance médicale qui ne doit cependant pas la justifier (13). Cet asservissement du patient, galvanisé par une raréfaction des lits de réanimation traduit en période de crise la rudesse d'une situation sanitaire qui n'a laissé que peu de place à l'éthique de la considération (14) et à la finesse qui allie parfois les singularités individuelles aux pertes de chance d'être pris en charge, faute de places disponibles. Là où ces deux éthiques ont semblé faire défaut – ce qui semble ne pas être à blâmer eu égard les circonstances –, l'éthique conséquentialiste et utilitariste ont su quant à elles trouver leur place au cœur d'un système tendu au bord de l'implosion.
Lorsque l'on prend une décision qui fait suite au choix qui s'impose entre plusieurs solutions (dut-elle être arrêtée à plusieurs), il s'avère que les conséquences de cette dernière sont à assumer. Voire, pour certains éthiciens, ces conséquences doivent orienter la décision ou l'action donnée, en ce qu'elles doivent constituer la base du jugement moral qui l'accompagne. Ici, le conséquentialisme postule selon qu'une action est moralement juste si ses conséquences sont justes et bonnes (15). En cela, sans forcément se corréler à l'identique à l'éthique utilitariste que nous appréhenderons dans la partie suivante, il s'avère qu'elle s'en rapproche en ce que l'utilitarisme ne tient pas compte dans son discernement des principes moraux qui pourraient orienter nos actions. Nous y reviendrons.
En somme, le conséquentialisme est le point de vue moral qui prend les conséquences pour seul critère normatif. De telle sorte qu'il s'oppose à l'éthique de la vertu (16) qui concentre l'intérêt de la réflexion sur le caractère et les motivations de celui qui agit. La particularité de ce courant permet de questionner, donc, les conséquences de nos actes, et particulièrement l'impact que ces décisions ont eu sur l'individu, et au niveau décentré d'une société dans son entièreté. Car si le temps de la pandémie n'était que peu propice à une réflexion éthique collégiale que l'urgence absolue a réduit au strict essentiel, pour ne pas dire au néant (17), il n'en demeure pas moins que l'impact de ces décisions est à analyser aujourd'hui, tant du point de vue systématique que de celui de la morale partagée. Quelles valeurs était-il possible de mobiliser, dès lors, alors que les lits venaient à manquer ? Qui prioriser, et au nom de quoi ? L'éthique utilitariste nous permettra d'étudier cette question.
De surcroît, l'éthique conséquentialiste semble avoir toute son importance dans cette organisation de réponse à la crise sanitaire en ce que nous ferons porter également aux générations futures le poids de la conséquence. Celui que Bentham décrit comme « la décision entre toutes » sur laquelle il est bien évidemment impossible de revenir. Ce qui alourdit d'autant le bagage moral – voire philosophique – de la décision médicale (ceci fait également écho à l'éthique de responsabilité que nous avons déjà abordée). Il ne s'agirait pas tant pour l'éthique conséquentialiste de se pencher sur ce qu'il aurait été permis de faire pour faire mieux, mais plutôt de tirer les leçons nécessaires pour que les conséquences à payer des choix futurs concernant une situation sanitaire similaire soient les moins pires possibles, et les plus constructives et respectueuses de la dignité humaine, et de l'immesurable prix de la vie.
Il faut comprendre dans la doctrine de philosophie politique de l'utilitarisme une manière de maximiser le bien-être collectif, selon la maxime suivante : « le plus grand bonheur du plus grand nombre » ; sauf si ceci se fait au détriment de la quantité de bien-être produit (18). Par exemple, le « gaspillage » de richesses rares (comme des lits de réanimation en plein cœur d'une crise liée au coronavirus) peut-être vécu comme une injustice sociale sans fondement. Ce qui pourrait accroître le sentiment de responsabilité des médecins urgentistes et anesthésistes-réanimateurs pendant la crise envers la société et le contribuable qui finance les besoins de santé de la population. Qualifiée d'eudémoniste en ce qu'elle insiste sur le fait qu'il faille considérer le bien-être de tous plutôt que la satisfaction individuelle, l'utilitarisme se conçoit comme devant être appliqué dans tous les domaines de la vie, de l'éthique rattachée au vivant à l'économie. Ainsi, en vue d'une sauvegarde du bien commun (qu'il faut entendre ici comme l'évitement d'un gaspillage des ressources rares de réanimation), fallait-il privilégier l'éthique utilitariste qui, finalement, tient compte davantage des moyens utilisés plutôt que de leur finalité ?
Par l'impartialité imposée par l'universalité de ce principe, le bien-être de chacun a le même poids dans le calcul du bien-être général. Les individus quels qu'ils soient et d'où qu'ils puissent venir pèsent autant dans le calcul. Ce qui pourrait sous-tendre que ce calcul est compatible avec l'idée d'un sacrifice de certains. Cette idée peut-elle suffire à elle seule pour justifier que certaines décisions aient été prises avec célérité ? Et qui auraient pu conduire à des choix différents concernant la priorisation des patients dans d'autres circonstances ? Et dans ce cas, qui dispose des conditions morales ou divines suffisantes pour choisir ceux qui auront le droit de vie ? Dans cette éthique conséquentialiste, il semblerait que soient privilégiées à la prise de décisions les données médicales et scientifiques qui, de principe, permettent la sauvegarde de l'impartialité. S'il est permis de considérer cette dernière comme sauvegarde du bien commun, l'absence de considérations éthiques intrinsèques et des vulnérabilités ramène le corps à une « machine-objet », qu'il n'est plus permis d'affubler de sentiments historiques et identitaires. Parce que vêtir l'individu d'un voile d'humanité, c'est se corrompre soi-même lorsque la considération de la dignité humaine transforme le choix lourd de sens en une souffrance spirituelle, psychologique et philosophique qui déchire. Et lorsqu'il a fallu faire ces choix, possiblement qu'à l'instar de l'éthique conséquentialiste, l'utilitarisme était le plus adapté au pragmatisme imposé par une logique scientifique. C'est peut-être encore, et finalement, celle qui était la plus appropriée (ou en tout cas la plus efficace au sens de John Stuart Mill) à une situation incompréhensible dans laquelle le bien le plus précieux valait tout ce que l'on pouvait encore procéder, même bien que le seul prix de la vie : l'accessibilité à un providentiel respirateur.
De la philosophie du choix aux circonstances qu'il faut savoir parfois assumer de manière collective, les considérations qui ont guidé les décisions des médecins dans le tri des patients à l'entrée des plateaux techniques durant la crise covid ne se sont pas faites sans douleur, sans heurt ni sans violence. Parce qu'il fallait sauver ceux qui avaient le plus de chance de s'en sortir, et économiser des dispositifs médicaux qui s'épuisaient à vue d'œil, biens précieux de toute une nation, l'éthique utilitariste a été retenue comme logique d'action, dans un souci d'impartialité destinée à soulager les consciences. Sur bien des plans, il est permis de tirer des leçons de ce qu'il s'est vécu ; non pour se fustiger ou s'autoflageller de concert. Mais plutôt pour mûrir et grandir ensemble !
Si le temps social de Bergson (19) et la réflexion collective ont fait défaut par incapacité structurelle et urgence sanitaire, il est peut-être temps d'admettre au moins une chose : durant cette crise, l'éthique de la vertu et de la vulnérabilité ont été sacrifiées sur l'autel d'un utilitarisme parfois poussé à son paroxysme...
(1) https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-comment-sera-decide-le-tri-des-patients-admis-en-reanimation-si-les-hopitaux-arrivent-a-saturation_3873071.html, article de France info du 19 mars 2020 la veille du plus fort de la crise sanitaire en France durant laquelle les hôpitaux sont rapidement arrivés à saturation.
(2) LE COZ Pierre, Petit traité de la décision médicale, éd. Seuil, Paris, 2007, 204 pages.
(3) LACROIX M.-C., BORGES DA SILVA R., « Les ordonnances collectives et la qualité des soins au triage des urgences : synthèse des connaissances », in Santé Publique, 2018/1 (no30), pp. 83-93.
(4) BENTHAM Jeremy, Introduction aux principes de morale et de législation, éd. Vrin, Paris, 2011.
(5) BEAUCHAMP T. & CHILDRESS J., Les principes de l'éthique biomédicale, éd. Belles Lettres, Paris, 2008, coll. Médecine Et Sciences Humaines, 641 pages.
(6) JONAS Hans, Le principe responsabilité, éd. Flammarion, Paris, 2013, 480 pages.
(7) DESCARTES René, Méditations métaphysiques, éd. Flammarion, Paris, 2009, coll. GF, 226 pages.
(8) GIDE André, Si le grain ne meurt, éd. Gallimard, Paris, 1972, coll. Folio (no 875), 384 pages.
(9) DURKHEIM E. Les règles de la méthode sociologique, Puf, 2013.
(10) FREUD S. Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite bibliothèque, Payot, 2010.
(11) SCHOPENHAUER Arthur, Essai sur le libre arbitre, éd. Rivages, Paris, 2018, coll. Rivages, Poche Petite, 176 pages.
(12) NIETZSCHE F., WOTLING P. (trad.), Par-delà bien et mal, éd. Flammarion, Paris, 2000, coll. Gf, 400 pages.
(13) MANOUKIAN A. La relation soignant-soigné, Lamarre 2014, 202 pages.
(14) PELLUCHON Ethique de la considération Seuil 2018.
(15) BENTHAM Jeremy, Déontologie ou la science de la morale, éd. Encre Marine, Paris, 2006, 500 pages.
(16) HURSTHOUSE Rosalind, « Virtue Ethics », in Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2003.
(17) BECKER Benjamin, « La réflexion éthique aux urgences en cas de pronostic vital engagé : entre notion de temporalité et souci de l'Autre », in Éthique & santé, éd. Elsevier-Masson, Paris, vol. 10, juin 2020.
(18) SALVAT Christophe, L'utilitarisme, éd. La Découverte, Paris, 2020.
(19) BERGSON Henri & MIQUEL Paul-Antoine, Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. Flammarion, Paris, 2003, coll. GF, 238 pages.