OBJECTIF SOINS n° 0282 du 02/09/2021

 

Éthique

ÉTHIQUE

Álvaro José Sánchez Hurtado  

La pandémie de Covid-19 constitue un véritable laboratoire pour l’exploration du sens de la responsabilité et la manière dont celle-ci peut se concrétiser dans notre quotidien, profondément altéré par les restrictions sanitaires. Une réflexion éthique sur la responsabilité, en ces temps de crise, nous convie à identifier les enjeux en présence, individuellement et collectivement. 

INTRODUCTION

« Se protéger pour protéger les autres », entendons-nous partout en ce temps de crise. C’est bien la raison invoquée pour justifier la mise en place de l’état d’urgence sanitaire que nous avons traversé pendant plus d’un an. Il est vrai, l’explosion de la pandémie a ainsi introduit, autour de nous, une immense « chorégraphie » sanitaire caractérisée par des restrictions drastiques d’une durée indéterminée : distanciation, confinement, couvre-feu, etc. Celles-ci ont été confortées médiatiquement par un appel à la responsabilité avec, en ligne de mire, la protection de la santé publique. L’enjeu était clair : éveiller la conscience sociale pour favoriser l’implication personnelle de chaque citoyen dans la lutte commune contre le coronavirus. Mais alors, que signifie être responsable – tant d’un point de vue individuel que collectif –, dans le cadre de cette crise sanitaire ? Quelle est la nature de la responsabilité qui y est en jeu et que nous révèle-t-elle de nous-mêmes ?

CE QUE LA CRISE DIT DE LA RESPONSABILITÉ

Abordée sous le prisme de la crise actuelle, la notion de responsabilité se conçoit comme mobile de coopération sociale en tant que capacité à prendre en charge solidairement les risques associés à la propagation de la maladie ; à ce titre, elle devient garantie morale de la sécurité nationale. Ici, le mot responsabilité revêt le sens de « se charger de », « se porter garant de » dans une perspective de solidarité. C’était ainsi implicitement exprimé dès l’annonce du premier confinement prononcée par le président de la République, où solidarité, sécurité et responsabilité coïncidaient (1). En ces conditions, est un sujet responsable, celui qui, – en prévision des risques de contamination et par l’acceptation solidaire des restrictions –, honore la lourdeur du sacrifice demandé. En d’autres termes, se rendre responsable au temps de la covid-19 signifierait a priori, respecter l’application des gestes barrières les plus simples, comme le fait de se laver les mains, jusqu’aux protocoles professionnels de biosécurité les plus élaborés afin de « se protéger et protéger les autres ».

Cette compréhension recoupe la vision contemporaine de la responsabilité qui, à son tour, est tributaire d’un déplacement sémantique qui a permis de repenser à nouveau frais la notion classique de responsabilité. Traditionnellement prise, – jusqu’à l’arrivée de la Modernité –, dans son acception exclusivement juridique d’« imputation » et de « rétribution » pour le tort causé (2), la responsabilité a vu désormais s’étendre son domaine d’application à un ensemble de devoirs recouvrant la quasi-totalité de la moralité humaine, autant que l’étymologie du mot latin respondere le permette : « répondre à » ou « répondre de » quelque chose et/ou quelqu’un. Tout en préservant la référence à l’obligation, la notion de responsabilité va prioritairement se déplacer vers l’idée de risque plutôt que de faute ou de dommage, au point de les substituer sur le terrain aussi bien juridique que moral.

Dès lors, l’imputabilité s’élargit jusqu’à la prise en compte, non seulement des effets immédiats pour l’attribution de l’action à l’agent, mais aussi de tous les effets potentiels ou virtuellement productibles. De même, la position du récepteur l’emporte sur celle de l’agent qui n’occupe plus la place centrale dans l’évaluation de l’imputabilité, dans la mesure où tout le poids de la rétribution repose sur la victime que les infractions placent en droit d’exiger.

D’où l’affirmation « ricœurienne » qui synthétise bien le changement d’objet de la responsabilité à l’époque contemporaine : « On est responsable du dommage, d’abord parce qu’on est responsable d’autrui (3) ». En ce sens, être responsable signifie prendre en charge la condition vulnérable de l’autre homme. Il s’ensuit que l’attention portée à l’autre rend l’acte de responsabilisation beaucoup plus exigeant.

Cependant, à la vue de l’évolution de la situation actuelle, la dégradation sociale que nous expérimentons depuis le commencement de la crise sanitaire, en contraste avec ce qu’affirme le précédent raisonnement, doit nous faire envisager autrement nos convictions à propos de la responsabilité sans nous contenter de la réduire au seul pouvoir de protection solidaire des victimes par anticipation de tout risque prévisible.

L’enjeu est d’assurer la transition d’une vision pour ainsi dire « managériale » de la responsabilité en tant que gestion de la sécurité des personnes, vers une vision plus

« thérapeutique », motivée par une prise en compte intégrale de l’humain où prise en soin et guérison concernent toutes les dimensions de la personne, y compris son univers relationnel.

CE QUE LA RESPONSABILITÉ DIT DE LA CRISE

On peut, certes, se féliciter des efforts contemporains d’élargissement sémantique de la responsabilité, en ce qu’ils visent un traitement plus en résonance avec la complexité de l’action humaine et l’enchaînement polymorphe des effets de celle-ci, tel qu'il ressort des travaux de Hans Jonas dans son ouvrage Le Principe Responsabilité.

Cela témoigne, d’une part, de la visée cosmique de la responsabilité jalonnée par un devoir de solidarité intergénérationnelle et d’autre part, de la prise en compte, à son niveau le plus radical, de la temporisation des effets de l’action jusqu’aux conséquences non voulues et/ou imprévisibles de l’exercice du pouvoir humain lorsque celui-ci excède, voire, remet en cause, toute responsabilisation possible (4).

Mais c’est là toute la difficulté de la crise sanitaire, laquelle, provoquant une coupure de la vie sociale, nous contraint à une certaine forme d’immobilisme, et donc d’impuissance. Or, si la pandémie relève de l’ordre de l’inattendu, la réponse que nous y apportons en revanche, nous engage et nous presse sans attendre, et de ce fait, ne peut être laissée au hasard.

Néanmoins, il convient de cerner la portée de notre responsabilité en ce contexte de crise : bien que nos réponses personnelles face à la gestion de la pandémie nous soient imputables, la responsabilité sur les effets qui en découlent ne nous appartient pas de manière absolue et ne s'étend pas à l'infini. Nos actions aussi responsables soient-elles, sont tout de même confrontées aux réponses institutionnelles dont la série d'effets dérivés sont hors de notre contrôle ou de notre pouvoir de décision, et par conséquent, hors de notre champ d'imputabilité. Cela marque une limite à notre propre responsabilité tant et si bien que nous sommes nous-mêmes, d’une part, conditionnés par la menace active du virus en tant que telle, et d’autre part, contraints par les restrictions sanitaires elles-mêmes. Ainsi, un soignant ne pourrait être nullement responsabilisé d'être un vecteur de contamination ou de faire courir un risque à un patient ne serait-ce qu'en l'approchant, si dans l'exercice de sa profession, il veille à un véritable suivi du patient en dépit des limitations d'espace ou de l'insuffisance d'équipements médicaux adéquats, fussent-elles dues à la gestion proprement dite des hôpitaux, aux politiques gouvernementales ou même aux imprévus.

Tout se passe comme s’il fallait abolir le contact personnel pour sauver la santé publique. Mais nous ne sommes pas obligés de trancher fatalement entre le paradigme de l’hygiène rigoureuse et celui du contact spontané pour délimiter nos propres responsabilités. Nous pouvons, bien au contraire, opter pour la fécondité de leur enchevêtrement. Si le respect du protocole doit être rigoureux, l’optique de son exécution doit être humanisante. Cela veut dire qu’être responsable ne consiste pas à respecter aveuglement des consignes quand bien même elles seraient efficaces et plausibles, mais consiste à examiner de façon permanente la situation présente en vue de l’application correcte de la règle, dès lors que l'attention à l'humain est intégrée au respect du protocole sanitaire. Dans cette perspective, à la rigueur du soin technique, vient s'articuler la souplesse du soulagement humanitaire au moment précis de l'intervention médicale, car la bienveillance d'un geste de proximité – tel qu'un sourire –, est seule capable de compenser la stérilité impassible d'un masque chirurgical.   

C’est pourquoi la responsabilité requiert, d’un côté, la Sittlichkeit hégélienne qui traduit l’ethos historique d’une communauté, entendu comme le socle des mœurs, des coutumes, des croyances sédimentés et structurés en des institutions politiques (5) et de l’autre, la phronesis aristotélicienne définissant le jugement en situation comme alternative au conflit entre la généralité de la norme et la concrétude de l’événement (6). Dans cet ordre d’idées, la responsabilité se trouve à la croisée de deux types de sagesse, l’une systématique, l’autre pratique, à savoir : le savoir-faire institutionnel et le jugement discrétionnaire qui se concrétisent dans l'expertise professionnelle et la sensibilité spontanée du soignant, qu'il est censé mettre à l'œuvre dans l'urgence de l'instant présent.

POUR UNE ÉTHIQUE DE LA RÉCUPÉRATION

Face à la tentation d’un « encapsulage » sanitaire, qui s’avèrerait irresponsable, il convient de recentrer la responsabilité sur la récupération des liens sociaux endommagés par l’état d’urgence sanitaire, au lieu de l’envisager comme simple moyen de retour à la norme ou d’ajustement au programme sanitaire. En d’autres mots, l’invocation de la responsabilité en ce temps de crise nous révèle l’urgence d’une éthique de la récupération qui prenne en considération la totalité de l’être humain, au-delà de ses seuls aspects matériels, voire biologiques.

Cette éthique de la récupération comporte, il me semble, trois tâches fondamentales, à la lumière de ce que nous avons susmentionné :

C’est ici que la responsabilité acquiert son aspect plus politique, pour contrecarrer la fatalité qui entraîne la déresponsabilisation, puisque : « La fatalité c’est personne, la responsabilité c’est quelqu’un (8) ».

En effet, si la pandémie semble imposer le fatalisme de la restriction, elle ouvre en même temps la voie au discernement. C'est précisément en raison de cette crise, que la responsabilité recouvre le rôle d’arbitrage circonstancié qui recoupe à la fois le savoir-faire institutionnel historiquement systématisé et le jugement discrétionnaire dont l'articulation permet une responsabilisation équilibrée de chaque agent, en évitant, d'un côté, l'évasion irresponsable des actes imputables, et de l'autre, la surcharge disproportionnée d'une imputabilité illimitée, et par-là, de retrouver le raccordement de la dimension de justice à la notion de responsabilité : « C’est bien un signe de la finitude humaine que l’écart entre les effets voulus et la totalité innombrable des conséquences soit lui-même incontrôlable et relève de la sagesse pratique instruite par l’histoire entière des arbitrages antérieurs. Entre la fuite devant la responsabilité des conséquences et l’inflation d’une responsabilité infinie, il faut trouver la juste mesure et répéter […] le précepte grec : "rien de trop" (5) ».

AUX SOURCES DE LA RESPONSABILITÉ

À la lumière de cette éthique de la récupération, nous pouvons maintenant aborder brièvement la relation foncière asymétrique soignant-patient, où se joue une forme d'altérité spécifique qui exprime la signification contemporaine de la responsabilité. En effet, au cœur de cette relation, le patient est en situation de vulnérabilité vis-à-vis du médecin, et celui-ci n’est pas à l’origine des maux du patient. En revanche, c’est le patient qui le convoque à son devoir médical. Ainsi la responsabilité ne surgit que par une sorte d’« effraction » primordiale du patient sur la sphère subjective du médecin qui est enjoint d’entrer en relation. Le déplacement est notable : avant d’être un acte d’imputation, la responsabilité est un acte de consentement, un « être-avec-et-pour-les-autres » précédé et enveloppé par une existence inaliénable dont le soignant est appelé à prendre la charge.

L’autre devient le fondement de la responsabilité en tant qu’il est source de l’injonction morale qui nous constitue sujets responsables, parce que son existence nous y appelle, avant même toute initiative ou toute parole. Cela signifie que c’est d’abord l’autre qui nous déclare responsables, par le seul fait de sa rencontre : sa présence rend possible notre propre « assignation à responsabilité », c’est-à-dire la prise de conscience de notre capacité à répondre.

CONCLUSION

L’appel à la responsabilité se dessine comme un véritable lieu de fraternité dans l’horizon de la fraternité républicaine, souvent insuffisamment honorée dans l’espace public. Une fraternité qui est moins une donnée universelle qu’une tâche singulière, car elle n’advient pas au motif de notre humaine ressemblance mais parce que l’étrangeté de l’autre nous y enjoint, nous chargeant de le traiter en semblable : « C’est ma responsabilité en face d’un visage me regardant comme absolument étranger qui constitue le fait originel de la fraternité (9) ». C’est cette fraternité que les services hospitaliers attendent des Français. C’est peut-être aussi cette fraternité que la France des temps modernes entend offrir comme modèle éthique du vivre ensemble.

Pour en savoir plus

Levinas E. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris : Le Livre de poche ; 2004.

Hegel, G.F.W. Principes de la Philosophie du droit, trad. J.F. Kervégan, Pairs: Puf Quadrige, 2019, §142, p. 315

Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris : Vrin, 2007, VI, 5. 1140a25, p. 305.

  • Notes
  • (3) Ricœur P. Le concept de responsabilité. Une esquisse d’analyse sémantique. Id., p. 44.
  • (4) Jonas H. Le Principe Responsabilité. Paris : Flammarion, 1990, p. 30-31 ; 58.
  • (5) Ricœur P. Le concept de responsabilité. Une esquisse d’analyse sémantique. Id., p. 47.
  • (6) Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1994, p. 302 ; 304.
  • (7) Jonas H. Le Principe Responsabilité. Id., p. 40.
  • (8) Ricœur P. Le concept de responsabilité. Une esquisse d’analyse sémantique. Id., p. 41.
  • (9) Levinas E. Totalité et Infini. Paris : Kluwer Academic, 1971. p. 235.