Le monde de la médecine est un monde de certitudes, qui s’est particulièrement développé grâce aux multiples progrès réalisés au cours des dernières décennies. A cela s’ajoutent les exigences des mesures de certification qui peuvent laisser penser que toute situation est maitrisée et que ce monde du soin, aseptisé, technicisé, peut faire face à toutes les situations. Cette conception concerne autant les professionnels de santé que les patients et leur entourage. Elle fait partie intégrante des représentations engendrées par ce contexte technoscientifique et sociétal dont le fonctionnement laisse croire que l’incertitude n’y a guère de place et attribue souvent aux soignants une toute puissance qui ne correspond pas à la réalité.
En réalité, l’incertitude est partout présente, comme la crise sanitaire s’est chargée de nous le rappeler chaque jour. Notre maitrise n’est qu’apparente et à tout moment nos certitudes peuvent être mises à mal et mettre l’incertitude sur le devant de la scène. Mais l’incertitude présente aussi des aspects positifs, y compris dans les situations les plus difficiles, puisqu’elle peut être source d’espoir, d’adaptation et d’ouverture.
Définition
Pour le Larousse, l’incertitude est « ce qui ne peut être établi avec exactitude, qui laisse place au doute ».
Le Docteur Joël Ceccaldi (1) nous rappelle que le terme incertitude s’est formé au XVème siècle et peut s’entendre de 2 façons.
D’un point de vue objectif, l’incertitude est définie comme « l’état de ce qui est incertain », c’est à dire qui n’est pas fixé à l’avance, qui n’est pas assuré.
D’un point de vue subjectif, l’incertitude décrit l’état d’une personne qui doute et redoute, quelque chose qu’elle ne connait pas et qui peut l’inquiéter, la rendre anxieuse, voire angoissée.
Cette deuxième définition est à mettre en relation avec les comportements humains réactifs face à l’incertitude et qui peuvent osciller entre la mise en action et le renoncement. Ces réactions émotionnelles sont le plus souvent négatives, telles que la peur, l’anxiété, la colère au moins dans un premier temps. Dans un second temps, l’incertitude peut générer de l’espoir, voire une capacité à se réinventer, à créer, qui dépend à la fois de chacun et de la situation.
Inégaux face à l’incertitude
L’incertitude, soit nous sommes en capacité de nous en accommoder, parfois même de la rechercher, soit elle paralyse l’action de l’individu qui la redoute. Ainsi, certains soignants préfèrent exercer dans des services où le rythme, les prises en soin ne sont jamais strictement identiques comme les services d’urgence ou le SAMU. L’incertitude y est en partie gérée par l’organisation, la rigueur des protocoles, mais les situations des patients varient constamment et apportent à ces professionnels un stimulus qui leur convient. D’autres préfèreront un rythme plus régulier, favorisant une organisation qui peut paraitre plus routinière aux premiers, mais qui permet de développer d’autres compétences.
Dans cette inégalité face à l’incertitude, de multiples facteurs individuels entrent en jeu pour y faire face. Les réactions individuelles sont liées à la personnalité de chacun, à l’éducation reçue, à la sécurité qui a accompagné pendant l’enfance la découverte de situations nouvelles, aux expériences de vie, qu’elles aient été souhaitées, voire provoquées, ou fortuites. Il faut noter que toutes les situations d’incertitude ne se ressemblent pas, et selon les périodes de l’existence, chacun pourra trouver ou non le moyen de s’y adapter.
Concernant les professionnels de santé, des études (3, 4) ont mis en évidence qu’ils adoptent différentes stratégies pour faire face à l’incertitude liée à leur exercice professionnel. Certains, peu à l’aise avec ce concept adoptent une posture de déni, utilisent l’humour, voire une attitude sarcastique, d’autres se raccrochent à leurs croyances, religieuses ou non. D’autres encore, en capacité de faire face à l’incertitude, l’intègrent dans les soins et leur relation aux patients.
Domaines des soins infirmiers concernés
Quand on recherche le terme incertitude dans les articles relatifs aux soins infirmiers ou aux ouvrages professionnels, on peut être surpris de son absence quasi-universelle, comme si cela n’existait pas ou ne faisait pas partie du métier. Pourtant, il existe une certitude : l’incertitude est quotidiennement présente dans l’exercice des professionnels de santé.
Quelques instants de réflexion permettent d’imaginer les zones d’incertitude auxquelles les patients et leur entourage sont confrontés. Bien entendu, certaines situations et certaines étapes de la maladie sont plus spécifiquement source d’incertitude : attente du diagnostic, du pronostic, de l’efficacité d’un traitement, etc. L’incertitude est également présente dans le processus organisationnel de chaque prise en charge, tout comme à chaque moment de relation avec un soignant.
Quelques minutes supplémentaires permettent d’identifier sans grande difficulté la multitude de zones d’incertitude dont est jalonnée une journée d’exercice d’un professionnel de santé, quelle que soit sa fonction. Dans ce contexte, l’incertitude porte sur chaque moment de relation avec la personne soignée et son entourage, sur l’évolution de l’état de santé du patient, l’organisation de la journée de travail, les relations au sein de l’équipe, etc.
Dans les quelques études sur le sujet, l’incertitude est vécue comme une contrainte par les professionnels lorsqu’elle doit faire l’objet d’un échange avec les patients ou les familles. Pour eux, elle rend la communication plus difficile. Cette difficulté à assumer l’incertitude est à l’origine de difficultés relationnelles. Elle est perçue par le soigné ou son entourage, et entraine un surcroit de demande d’informations et un risque de perte de confiance.
Très souvent le soignant désire apporter au patient des certitudes, se trouve en difficulté de ne pas pouvoir lui donner une date de guérison, une confirmation concernant sa récupération après un accident, etc. Quand l’incertitude peut être intégrée dans les échanges, elle permet de garder espoir, une information même incertaine favorise le processus d’adaptation du malade et de sa famille. Une relation dans laquelle l’incertitude trouve sa place a plus de chance d’être basée sur la confiance. Patients comme entourage attendent dans la majeure partie des situations une information claire, honnête, même si elle comporte des zones d’incertitude (3, 4, 5).
Des qualités spécifiques pour le professionnel de santé
Intégrer l’incertitude dans la pratique soignante implique de disposer d’aptitudes initiales, qui s’affinent grâce à la formation et l’expérience, pour devenir des qualités professionnelles. On peut distinguer :
L’adaptabilité, nécessaire pour effectuer les soins en s’adaptant en permanence à la situation, à la relation avec le patient :
La capacité à faire évoluer, modifier son jugement et ses actions, sans pour autant perdre de vue les objectifs de la prise en charge ;
L’écoute et l’observation qui permettent au soignant d’être toujours au plus près de la réalité et d’agir en fonction d’elle ;
L’empathie qui lui permet d’intégrer le point de vue de l’autre, patient ou famille ;
Une bonne stabilité émotionnelle, capacité indispensable pour faire face aux situations inédites qui peuvent survenir à tout moment dans l’exercice ;
Une capacité à prendre du recul, s’accorder des temps de ressourcement. En effet, les métiers du soin imposent une confrontation avec la réalité faite de multiples incertitudes. Dans ce contexte, le soignant doit être en capacité de se protéger du risque de contamination émotionnelle, identifier les éléments de certitude pour lui, se rappeler que de toute situation des éléments positifs peuvent surgir.
Se former à l’incertitude
Il est possible d’améliorer son rapport aux situations d’incertitude. Quelques conseils peuvent y aider :
Prendre conscience, réfléchir aux situations incertaines, identifier les circonstances, les motifs d’incertitude dans l’exercice (certains services sont plus pourvoyeurs de situations incertaines) ;
Identifier son rapport à l’incertitude, son désir de maitrise des situations, les réactions émotionnelles (stress, anxiété, colère, plaisir) que génèrent les situations d’incertitude pour soi et les stratégies utilisées quand l’incertitude est présente ;
Pratiquer l’analyse réflexive, l’évaluation des pratiques professionnelles et faire évoluer son positionnement ;
Favoriser l’apprentissage par simulation qui permet de faire évoluer les situations, sans risques.
Pour la mise en œuvre de ces conseils au sein des équipes, le rôle de l’encadrement est essentiel. Le cadre de santé, lui-même concerné par l’incertitude dans son exercice quotidien, dispose grâce à l’appropriation et l’intégration de ce concept dans sa pratique, d’un outil managérial puissant.
Il y a plus de 40 ans, le sociologue Edgar Morin considérait que « la connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude non en l’exorcisant ». Cette vérité semble plus que jamais aujourd’hui adaptée aux métiers du soin.
Autres termes :
Doute : « état d’esprit qui est incertain de la réalité d’un fait, de la vérité de paroles, de la conduite à adopter dans une circonstance ». Pour le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) le doute est : « l’état naturel de l’esprit qui s’interroge, caractérisé à des degrés différents soit par l’incertitude concernant l’existence ou la réalisation d’un fait, soit par l’hésitation sur la conduite à tenir, soit par la suspension du jugement entre deux propositions contradictoires ». Le doute peut avoir une influence sur la conduite à tenir, sur l’action.
Imprévisibilité : caractère de ce qui ne peut être prévu, de ce qui est inattendu. Ce qui est imprévu, inattendu déconcerte, surprend.
Impermanence : ce terme appartient à la philosophie bouddhiste. Il nous révèle que chaque chose, chaque moment est unique et ne persistera pas à l’identique. Dans la philosophie bouddhiste, l’impermanence concerne autant les objets que les évènements, les relations. Dans cette philosophie qui s’enseigne selon différentes écoles, prendre en considération cette impermanence, qui peut être rapprochée de l’incertitude, permet de prendre conscience de l’emprise de notre désir de maintien de la certitude, de la permanence des choses. Accepter d’en prendre conscience aide à intégrer cette notion dans notre vie. Ceci explique que nous puissions avoir des comportements différents selon la culture dans laquelle nous avons évolué.
Bibliographie :
Sous la direction de Florence Barruel et Antoine Bioy - Du soin à la personne Clinique de l’incertitude – Dunod – 2013
Viallard ML., Frache S., Prendre soin malgré l’incertitude Medecine Palliative 2015.
Pelchat D., Bourgeois- Guérin V., L’expérience de l’incertitude chez les pères et les mères dans le processus de l’annonce de la déficience motrice cérébrale de leur enfant – recherche en soins infirmiers 2009 n° 96.
Lefebvre H and all., Le traumatisme crânio-cérébral suite à un accident de la route : les mots des personnes, des familles, des médecins et des professionnels.
Revue Psychologies Dossier mieux vivre avec l’Incertitude n° 414 - octobre 2020
Morin E. La méthode : la vie de la vie (1980)