Écrits professionnels
ÉCRITS PROFESSIONNELS
Le numérique touche aujourd’hui tant la sphère privée que la sphère professionnelle, devenant ubiquitaire, définition s’appliquant à « l’informatique lorsqu'elle est omniprésente dans un environnement » (1). « Les jeunes naissent avec un écran entre les mains » (2). De plus en plus utilisés en pédiatrie, les écrans numériques permettent d’apporter une parenthèse ludique ou éducative dans la prise en soin des enfants. Néanmoins, « Le paysage numérique évolue plus rapidement que les recherches traitant des effets des médias sur écran sur le développement, l’apprentissage et la vie familiale des jeunes enfants » (3). Le recours aux écrans numériques en pédiatrie pourrait laisser à penser aux parents ou autres visiteurs extérieurs que s’ils sont utilisés à l’hôpital, ils sont, de fait, validés scientifiquement comme bénéfiques pour la santé. C’est cette hypothèse qui nous a amenés à questionner, via une recension des écrits, le rapport bénéfices/risques de l’utilisation des écrans numériques pour les enfants et adolescents. Cet article aborde dans sa première partie la révolution numérique, l’utilisation des écrans en pédiatrie et leurs risques. La seconde partie sera consacrée aux bénéfices des écrans numériques et au rôle éducatif de l’équipe soignante (à paraître dans un prochain numéro d’OSM).
LE NUMÉRIQUE, UNE RÉVOLUTION SOCIÉTALE
Nous sommes sans nul doute ancrés dans une ère du numérique. Le numérique dépasse les frontières physiques et sociologiques et touche l’ensemble des tranches d’âges, notamment les enfants. « Les écrans sont devenus incontournables dans nos vies. Il faudrait une extrême créativité pour y échapper. Les tablettes, téléviseurs, smartphones, attirent le regard des enfants dès le plus jeune âge. » (4). Plus généralement, dans les pays occidentaux, « dès 2 ans, les enfants cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran en moyenne. Entre 8 et 12 ans, ils passent près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils effleurent les 6 h 45. Exprimé en cumul annuel, cela représente autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) » (5). En France, en 2018, chaque foyer disposait en moyenne de 5,6 écrans numériques (6). Selon l’étude française « Enfance et numérique » réalisée en 2018, 58% des enfants de 0-5 ans utilisent les écrans numériques mobiles (45% des enfants de 0-2 ans et 70% des enfants plus grands). Le numérique constitue un média puissant qui s’est immiscé progressivement dans le développement de l’enfant. « L’utilisation de l’internet et d’outils numériques variés a transformé d’abord les loisirs, puis l’apprentissage, l’éducation et la formation culturelle des enfants de tous âges » (7). Les évolutions technologiques toujours plus créatives attirent les jeunes via des interfaces ludiques et captivantes. « Bien que le virtuel ne soit pas une nouveauté dans l’histoire de la culture, la forme qu’il prend dans la révolution numérique séduit particulièrement la jeunesse » (7). Cette omniprésence s’apparente à une révolution copernicienne et impacte désormais le champ de la santé, comme en témoigne la formule d’« accélération de la révolution numérique » utilisée dans le plan de transformation de notre système de santé (8).
LES ÉCRANS NUMÉRIQUES EN PÉDIATRIE
Les nouvelles technologies, dont le recours aux écrans numériques, tend à se développer dans la prise en soin pédiatrique. Selon Doually, « Internet, smartphone, serious game, bornes interactives… sont autant d’outils qui s’immiscent dans le soin, plus particulièrement en pédiatrie où leur impact est indéniable sur l’enfant et l’adolescent » (9). En pédiatrie, les écrans numériques sont essentiellement utilisés pour distraire les enfants lors d’un soin qui pourrait potentiellement être désagréable ou susceptible d’engendrer des douleurs. Ils sont par exemple utilisés aux urgences pédiatriques de l’Hôpital Trousseau à Paris pour permettre « d'engager activement les enfants et les aider à diriger leur attention ailleurs que sur l’anxiété et la douleur » (10). Dans ce service, les applications les plus fréquemment utilisées sont des jeux interactifs, préconisés à partir de 6 ou 8 ans, comme Temple Run, Minecarft, Uno, Plombier. Les écrans numériques sont aussi utilisés en préopératoire, à visée anxiolytique. En clair, ils captivent l’enfant. Une grande partie de son attention est fixée sur ce qu’il regarde à l’écran et non sur le soin qui est en cours. De nouvelles formes de pratiques se développent comme par exemple l’hypnoanalgésie utilisant un casque de réalité virtuelle. Dès lors que les supports numériques sont utilisés dans le cadre d’un soin, il est possible de les nommer "outils thérapeutiques". Leur introduction amène dès lors à adopter une posture éthique, notamment en questionnant le message implicite que les soignants peuvent délivrer aux parents. En effet, en termes de santé publique, il peut sembler paradoxal qu’il existe des campagnes de prévention vis-à-vis de l’usage des écrans numériques alors que ces mêmes écrans sont utilisés comme des outils thérapeutiques.
LES RISQUES DES ÉCRANS NUMÉRIQUES
Un usage non encadré des écrans numériques, non accompagné et non borné dans un temps limité, peut générer des risques. Spitzer, psychiatre et neurologue, s’appuyant sur une synthèse de nombreuses recherches internationales, évoque l’avènement de « cyber pathologies » en regard d’une dépendance aux écrans numériques provoquant « chez les enfants et adolescents comme chez les adultes de nouvelles maladies et en rendent plus fréquentes d’autres: baisse des performances cognitives, troubles du sommeil, dégradation des capacités d’attention et de concentration, tendance à l’isolement et au repli sur soi, dépression, disparition du sentiment d’empathie, etc. » (11) . La présente recension des écrits a permis de repérer neuf dimensions (cf. Fig. 1).
Un des risques majeurs des écrans numériques est une atteinte cognitive, autrement dit des fonctions intellectuelles, tel le langage, la concentration ou l’attention, « autant d’atteintes qui, assurément, ne laissent pas indemne la réussite scolaire » (5). Ce risque est devenu un constat pour nombre d’enseignants : « Les élèves ne savent plus se concentrer. Tel est le constat des enseignants. Le phénomène qui touchait, autrefois, quelques élèves par classe se généralise. La faute au numérique ? » (12). L’attention est une fonction cognitive fondamentale. Or, Patino compare les générations nées avec le numérique et le poisson rouge : « Le poisson rouge tourne dans son bocal. Il semble redécouvrir le monde à chaque tour. Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer la durée maximale de son attention : 8 secondes. Ces mêmes ingénieurs ont évalué la durée d’attention de la génération des millenials, celle qui a grandi avec les écrans connectés : 9 secondes » (13). Citton, théoricien de la littérature et penseur suisse, dénonce même une « crise de l’attention », « emblématisée par l’augmentation spectaculaire des diagnostics de « troubles du déficit de l’attention » (TDA), traités à grand renfort de Ritaline » (14).
Un enfant ou un adolescent est un être en développement, en devenir. Son environnement lui sert de milieu d’apprentissage, notamment en regard des capacités motrices ou cognitives. Tisseron, psychiatre et psychanalyste, membre de l'Académie des technologies, se référant aux jeux vidéo, émet une mise en garde : « Il est très important que l’enfant ait des activités engageant ses dix doigts, pour développer l’habileté motrice, mais surtout permettre la maturation des régions cérébrales concernées. Les jeux vidéo ne peuvent donc pas se substituer aux activités traditionnelles » (15). Panayoty Vanhoutte a choisi d’employer une métaphore pour souligner ce risque : « On peut dire que le jeu est le travail de l’enfant et les écrans le mettent au chômage car pendant qu’il les regarde, il est passif, seul, et ne joue plus. Si le tout-petit ne joue pas, il est alors privé d’expériences sensorielles et motrices satisfaisantes, ainsi que d’interactions, ce qui bloque son développement global et l’accès au symbole » (16).
Les écrans numériques posent un autre problème en ce qui concerne le développement du langage. En France, dans une étude multicentrique récente incluant 167 enfants âgés de 3,5 à 6,5 ans, les résultats ont mis en évidence que « Les enfants qui étaient exposés aux écrans le matin avant l’école et qui discutaient rarement, voire jamais, du contenu des écrans avec leurs parents multipliaient par six leur risque de développer des troubles primaires du langage » (17). Les troubles primaires du langage se manifestent par exemple par des retards de langage, une pauvreté du vocabulaire et des difficultés à construire des phrases. Il a été mis en évidence une corrélation entre l’utilisation intensive des écrans numériques et l’apparition de troubles du langage. « En pratique, plus un jeune humain gaspille son temps à regarder la télévision, plus il exprime des retards importants du développement linguistique et plus son lexique s’avère pauvre. Ces atteintes sont d’autant plus alarmantes que les dommages langagiers précoces sont à la fois préjudiciables au devenir des enfants et extrêmement difficiles à combler » (5). Internet est un exemple paradoxal de moyen d’enrichissement pour certains, par l’accès inépuisable à des sources bibliographiques alors que pour beaucoup d’autres il cause l’effet inverse : « Une source d’appauvrissement du langage et de la culture » (18).
Le Programme PISA (Programme for International Student Assessment) mené par l'Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE), et visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs, met en lumière « une corrélation négative entre la numérisation de l'école et la performance des élèves : plus les élèves travaillent sur écran, moins ils comprennent ce qui est écrit dessus […] Aujourd’hui, il n’y a pas d’exemple de pays qui ait réussi, en introduisant les TIC, à améliorer les apprentissages des élèves » (19). Une étude nord-américaine de 2006 (20), portant sur un échantillon de 4 508 élèves du secondaire, constate que l'exposition au contenu de films classés R (pour lesquels les enfants de moins de 17 ans doivent être accompagnés d'un adulte) ainsi que le temps d'écran étaient préjudiciables à la performance scolaire. Les sujets avec des performances inférieures à la moyenne sont ceux qui ont dépassé 3 heures de temps d'écran de télévision en semaine ou plus d’1 heure de temps d'écran de jeu vidéo en semaine (hors week-end). Une autre recherche, menée en 2019 par une équipe de l’Université de Calgary, a évalué le développement de 2 441 enfants aux âges de deux, trois et cinq ans. Les résultats ont pointé que les enfants les plus exposés aux écrans (tous appareils confondus) réussissaient moins bien les tests dans les sphères de la communication, de la motricité, du raisonnement et de la résolution de problèmes : « Un temps d'écran excessif a été associé à divers résultats négatifs, notamment des retards cognitifs et de moins bons résultats scolaires » (21). Selon Desmurget, chercheur en neurosciences, « Chaque heure de télévision consommée en semaine alors que l’enfant est à l’école primaire augmente de plus d’un tiers la probabilité de voir ce dernier quitter le système scolaire sans aucun diplôme » (5). Il en est de même avec un usage trop exclusif d’Internet qui peut « créer une pensée "zapping", trop rapide, superficielle et excessivement fluide, appauvrissant la mémoire et les capacités personnelles et d’intériorité » (7). Le piège est que l’enfant en décrochage scolaire risque de se réconforter auprès de l’environnement virtuel numérique. Une recherche de 2016 réalisée auprès de collégiens conclut que : « Les redoublants sont plus nombreux à passer plus de 4 heures par jour devant la télévision, à jouer sur une console ou à utiliser un ordinateur » (22). De plus, le fait d’être relié à un écran numérique entrave la capacité pour l’enfant de se retrouver seul, situation pourtant propice à son développement cognitif optimal. « Cette capacité doit s’apprendre dès le plus jeune âge, car c’est elle qui permet d’avoir des moments de pensée linéaire nécessaire aux synthèses cognitives, à la mémorisation et au développement personnel » (18).
Les écrans numériques émettent de la lumière qui peut perturber le rythme circadien de la mélatonine et altérer la qualité du sommeil. « En effet, les lumières de courtes longueurs d’ondes (lumière bleue), qui sont émises en grande quantité par les LEDs et aussi par les écrans d’ordinateurs ou de smartphones, inhibent la sécrétion de mélatonine par une glande qui est située sous le cerveau. La mélatonine est l’hormone qui prépare de nombreuses fonctions physiologiques (température corporelle, respiration, digestion, etc.) à l’endormissement. De ce fait, l’exposition prolongée à une lumière émise par des LEDs ou à des écrans le soir peut repousser de plusieurs heures l’heure d’endormissement, voire ensuite perturber la structure du sommeil et le rendre moins réparateur » (23). Il existe donc une corrélation entre le temps d’exposition aux écrans numériques et la qualité du sommeil, comme le corrobore une large recension des écrits effectués par des chercheurs américains : « Nous avons systématiquement examiné et mis à jour la littérature scientifique sur l'association entre le temps d'écran (par exemple, la télévision, les ordinateurs, les jeux vidéo et les appareils mobiles) et les résultats du sommeil chez les enfants et les adolescents d'âge scolaire. Nous avons examiné 67 études publiées de 1999 au début de 2014. Nous avons constaté que le temps passé à l'écran est négativement associé aux résultats du sommeil (principalement une durée raccourcie et un retard de synchronisation) dans 90% des études » (24). En France, l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’alimentation, de l’Environnement et du travail (ANSES) a mis en lumière « des effets de perturbation des rythmes biologiques et du sommeil, liés à une exposition à la lumière bleue, même très faible, en soirée ou la nuit notamment via les écrans » (25). Par ailleurs, les contenus des programmes peuvent également influencer la qualité du sommeil : « L’exposition aux contenus violents ou choquants peut engendrer chez les enfants des troubles qui ne sont pas toujours visibles : difficultés à s’endormir, cauchemars » (26).
D’autres effets, notamment liés à la lumière bleue émise par les écrans numériques, sont visibles à plus ou moins long terme. Une étude réalisée en 2010 et actualisée en 2019 confirme ce type de risque : « Cette expertise conforte le résultat de 2010 sur la toxicité de la lumière bleue pour l’œil qui peut conduire à une baisse de la vue. Elle met en avant, à court terme, des effets sur la rétine, liés à une exposition intense à la lumière bleue, et à long terme, une contribution à la survenue d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge » (25). D’autres symptômes ont été mis en évidence étroitement liés à la durée d’exposition aux écrans numériques : « Les troubles les plus communs liés à l’utilisation prolongée des écrans (notamment les écrans d’ordinateurs) sont l’apparition de symptômes assez bénins mais parfois gênants au long court, tels qu’une rougeur oculaire, une impression de fatigue des yeux, d’irritations, ou un flou visuel en fin de journée. Ces symptômes traduisent souvent un asséchement partiel de la surface de l’œil qui n’est plus correctement couverte par le film lacrymal naturel, ou une sollicitation prolongée de l’accommodation (phénomène permettant la vision des objets situés à courte distance de l’œil) » (23).
« En cumulant Internet, la télévision et les jeux vidéo, les enfants français de 7 à 12 ans passent un jour complet par semaine sur les écrans. Cela représente en moyenne 3 heures et demie par jour. Dans ce laps de temps plutôt important, ils ne jouent pas, ne rient pas, ne discutent pas avec les autres et ne bougent pas » (27). Diverses études convergent pour démontrer la corrélation entre la passivité devant les écrans numériques et le développement de l’obésité. « L’usage excessif de la télévision, d’Internet et des jeux vidéo, a été mis en relation, chez l’enfant, avec une plus grande consommation de nourriture sucrée, un accroissement de l’obésité et diverses conséquences somatiques telles qu’hypertension artérielle ou syndrome métabolique » (7). En France, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives estime qu’« une surconsommation d’écrans contribue à réduire le temps consacré aux activités physiques et peut favoriser la tendance au grignotage. La conjonction des deux peut alors entraîner une prise de poids » (28). En Espagne, l’Institut de Barcelone a réalisé une étude auprès de 1 480 enfants de 4 et 7 ans (29). Les auteurs concluent que regarder la télévision et utiliser les écrans est le facteur de mode de vie le plus fortement associé à l'obésité chez l’enfant. Il est intéressant de souligner que si les enfants exposés aux écrans ont un risque plus important de surpoids et d’obésité, a contrario la pratique d’activités sédentaires telles que la lecture, les activités artistiques (dessin, peinture…), les puzzles, ne constitueraient pas un facteur de risque de surpoids. « Pour résumer, l’obésité est devenue en quelques décennies un problème majeur de santé publique. Bien qu’elle ne soit pas l’unique facteur de cette évolution, la télévision ne peut être exonérée de sa lourde responsabilité » (30). À ce titre, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) énonce que beaucoup d’enfants grandissent dans des environnements obésogènes, « c’est-à-dire favorisant la prise de poids et l’obésité. Les évolutions dans le type d’aliments consommés et disponibles et dans l’accessibilité économique et la commercialisation des denrées, ainsi que le recul de l’activité physique (les gens consacrant plus de temps aux écrans ou aux loisirs sédentaires) ont entraîné un déséquilibre énergétique » (31).
La période précédant l’âge adulte est essentielle : elle est consacrée à la croissance. Cette croissance est catalysée par une vie saine et dynamique et les écrans numériques peuvent compromettre la qualité de cette croissance. « L’écran virtuel qui polarise aujourd’hui une grande partie de son attention lui donne une allure voûtée, comme s’il devait vivre en mode « tête inclinée ». L’écran favorise la position assise. L’échine courbée, le jeune internaute est bien souvent incapable de se redresser pour contempler le ciel étoilé » (32). Historiquement, le terme de « troubles musculosquelettiques » est utilisé dans le contexte du travail. Cependant, aujourd’hui « la durée d’usage des terminaux numériques ne cesse de progresser chez les élèves que ce soit en contexte scolaire ou hors de ce contexte, il est donc nécessaire de prendre en compte ces pathologies potentielles dans les établissements scolaires dès le plus jeune âge » (23). Si les TMS ont été bien étudiés et ont fait l’objet de recommandations pour limiter les risques en ce qui concerne les ordinateurs fixes, « ce type de matériel disparaît peu à peu remplacé par des ordinateurs portables eux-mêmes remplacés par des terminaux mobiles tactiles, or pour ces derniers nous n’avons pas assez de recul pour proposer des postures permettant un usage dit intensif et limitant les TMS » (23).
Un jeune enfant ne naît pas armé contre les effets des écrans, il ne sait pas comment se protéger des émotions trop intenses pour son âge. En outre, entre trois et six ans, il ne peut se rendre compte que ce qu’il visionne est nocif pour sa santé psychique. Assurément, il est difficile pour le jeune enfant de faire appel à sa raison et de changer de programme pour en regarder un plus adapté ou encore d’éteindre le téléviseur, le smartphone ou la tablette. « Fasciné par les bruits et les lumières vives, totalement passif, le très jeune enfant peut apparaître comme déjà victime d'un trouble comportemental : surexposition chez l'enfant « scotché » à l'écran et réactions de colère lors du retrait » (33). Les écrans numériques sont alors catalyseurs d’effets traumatiques. « Le caractère traumatique des écrans à cet âge est lié à trois causes souvent associées : d’abord leur très forte charge émotionnelle qui submerge l’enfant de sensations et d’émotions sans commune mesure avec celles auxquelles il est confronté dans sa vie quotidienne ; ensuite l’impossibilité de leur donner du sens, notamment par le fait que l’enfant est le plus souvent seul devant l’écran, ou avec de jeunes frères ou sœurs tout aussi démunis que lui ; et enfin l’incapacité où il est de gérer cette situation potentiellement traumatique par le moyen du jeu » (15). Regarder un écran de façon démesurée peut par exemple mener l’enfant à adopter un comportement agressif envers lui-même et autrui. Effectivement, sortir un enfant du monde virtuel se traduit le plus souvent par un changement brutal au niveau psychique que l’enfant ne peut contrôler. Son mécanisme de défense se traduit ainsi par de la violence et de l’agressivité. Cyrulnik, neuropsychiatre, affirme que si l’enfant passe trop de temps devant l’écran numérique, « il n’apprend pas les interactions, il a un trouble de l'empathie donc il est soumis à ses pulsions. Comme on le voit aujourd’hui chez beaucoup d’adolescents, garçons et filles, qui ne contrôlent pas leurs émotions et qui passent à l’acte ou bien contre eux-mêmes ou bien contre les autres » (34). La mise en lumière du risque de trouble de l’empathie est corroborée par Baron et Depover, chercheurs en sciences de l’éducation dans le domaine des applications éducatives de l’informatique : « De façon générale, l’influence des images violentes se manifeste par une diminution des conduites d’entraide et de coopération dans les relations sociales » (35). De plus, si l’enfant se retrouve en groupe, les risques semblent potentialisés : « En groupe, le climat d’insécurité que suscitent les images violentes intensifie les phénomènes régressifs. Ce sont les réponses violentes qui se diffusent dans le groupe et à l’extérieur, même si elles ne proviennent à l’origine que de certains enfants » (7). Globalement, il ressort que l’exposition à certains programmes favorise les phénomènes d’identification et de conditionnement aux conduites agressives (36). Le temps passé devant l’écran constitue un catalyseur : « L’augmentation de la durée passée devant un écran se révèle aussi associée à un risque accru de brimades infligées aux pairs, quel que soit le type d’écran considéré » (22). « Les enfants qui passent beaucoup de temps devant des contenus violents (jeu vidéo ou télévision) sont plus agressifs et plus enclins à se battre, plus impulsifs » (28). Concernant les jeux vidéo, une méta-analyse réalisée en 2010 (37) met en évidence qu’ils constituent un facteur de risque important de diminution de l’empathie, de la sociabilité et donc d’accroissement de comportements agressifs. « Quant aux jeux vidéo violents, ils semblent accroître en même temps la représentation d’un monde dominé par la violence et le risque d’y avoir soi-même recours » (7).
Par ailleurs, il faut évoquer les possibles répercussions sur le comportement sexuel. Pour un enfant, le comportement sexuel est complexe et lié à la représentation du corps. « Tous les processus de pensée ont une origine corporelle. C’est donc la spécificité des expériences corporelles qui va se traduire par la spécificité des processus de pensée » (38). Cette image du corps se construit chez l’enfant en miroir des autres. « Notre corps n’est rien sans le corps de l’autre » (39). La banalisation des images sexuelles ou les représentations scénarisées peuvent être interprétées comme le reflet de la réalité et du comportement à acquérir. « Bien évidemment, l’omniprésence des références sexuelles sur le petit écran n’est pas sans conséquence pour le spectateur. À force d’être martelés, les stéréotypes audiovisuels finissent irrémédiablement par altérer les représentations les plus intimes de ce dernier […] Plus un jeune fixe la mire, plus il est persuadé que le sexe est une pratique récréative acceptable, dépourvue de risque et universellement répandue chez ses pairs » (30).
Enfin, parallèlement à l’expansion du numérique, une nouvelle forme de harcèlement entre pairs s’est développée : le cyberbullying ou cyber-harcèlement. « Entre 20 et 40 % en moyenne des jeunes sont confrontés au cyberbullying au moins une fois dans leur vie. Victimes comme agresseurs présentent significativement de sérieux troubles notamment thymiques, relationnels, comportementaux et scolaires » (40). Les écrans numériques véhiculent des images et des messages qui échappent le plus souvent à tout contrôle et peuvent alors présenter des risques majeurs pour l’enfant : « Internet, les réseaux sociaux et les nouvelles générations de smartphones sont les outils d’une nouvelle forme de socialisation. Toutefois, sont observés des phénomènes qui mettent en danger les enfants et adolescents, comme l’accès à des images violentes ou le cyber-harcèlement » (41).
Les médias numériques sont souvent élaborés de telle sorte que lorsqu’un programme se termine, un autre s’en suit aussitôt. Par exemple, lors de séries ou de films télévisés, les suggestions en rapport avec les films précédemment visionnés sont omniprésentes, ce qui invite le spectateur à rester devant l’écran. Sans barrière ni autorité, l’enfant aura tendance à continuer ainsi à visionner une succession incontrôlée de programmes générant peu à peu une addiction et in fine un isolement social. « En effet, ces mondes vastes et les possibilités quasiment illimitées d’accès à des informations et à des rencontres peuvent exercer une grande force attractive sur les enfants et les adolescents […] voire un rapport addictif à ces univers pixélisés » (42). Les environnements virtuels, par leur fort pouvoir attracteur, sont susceptibles de créer, entre le spectateur et l’écran numérique, une bulle dichotomique de la temporalité extérieure. « La notion de temps se trouve par ailleurs perturbée par l’immersion dans les univers virtuels et ces activités s’avèrent souvent chronophages, de par la captation qu’exercent les images et la stimulation constante qu’elles offrent » (42). Évoquant la télévision, Tisseron pointe un risque d’isolement familial : « Plus ils la regardent et moins ils se sentent faire partie de leur famille » (15). De même, concernant cette fois le téléphone, il prévient les parents : « Soyez conscients du fait qu’aussitôt qu’il l’aura, il s’éloignera un peu plus vite de vous ! » (15). Lardellier, de son côté, penche pour l’avènement d’une autre société, celle du numérique, radicalement différente de celle vécue par les parents. Portant la focale sur l’adolescent, qu’il appelle un "mutant", il explique qu’il « ne possède pas les mêmes références culturelles que ses parents. Son rapport aux médias traditionnels (dans lesquels on inclut le livre), sa relation aux autres, à l’information et aux divertissements ne sont pas ceux de ses prédécesseurs. Les médiations techniques très ludiques des écrans à travers lesquels il perçoit le monde inventent des codes nouveaux. Mais elles induisent aussi une grille de lecture de ce monde radicalement différente des précédentes. L’orthographe et la notion d’identité, la culture, les civilités, le rapport au corps, au temps et à l’espace sont bouleversés par la révolution numérique » (43). Évoquant notamment la vie familiale, l’auteur pointe lui aussi un risque d’isolement familial et social : « Ce ne sont pas seulement les moments de détente et de loisir des jeunes qui se trouvent affectés par l’intrusion récente et massive de ces TIC. Le temps passé en interface avec les machines à communiquer n’est plus utilisé ailleurs, bien sûr […] Le chat ou les jeux en réseau sont des passions quasi exclusives. Elles ne partagent pas leurs adeptes avec l’extérieur ».
Peut-on parler de risque de comportement addictif lié aux écrans numériques ? Selon la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, « Les données scientifiques sont insuffisantes pour estimer les usages problématiques, voire les conduites addictives, qu’induisent les usages d’écrans » (28). Pourtant, Patino, directeur éditorial d'Arte et directeur de l'école de journalisme de Sciences Po, évoquant les effets des écrans numériques, met en avant des conduites qui correspondent à la définition médicale d’une addiction : « La tolérance progressive, qui pousse à devoir augmenter toujours plus les doses. La compulsion (impossibilité de résister à l’envie de consulter votre téléphone ou votre ordinateur) ; L’assuétude (accoutumance aux effets du milieu), lorsque vos pensées et vos actes ne servent que votre addiction » (13). Patino note également tout un néo-registre sémantique lié à l’usage intensif des écrans numériques : « Les dormeurs sentinelles (incapables d’atteindre un sommeil profond de peur de rater une alerte) ; La nomophobie (peur de se retrouver loin de son téléphone) ; Le « phnubbing » (consultation ostensible, involontaire de votre téléphone alors même que quelqu’un vous parle) ; Le syndrome d’anxiété (peur de ne pas poster quelque chose qui sera apprécié) ; L’athazagoraphobie (la peur d’être oublié) ; L’assombrissement (transforme en pisteur de la vie numérique d’une autre personne) » (13). Les enfants et les adolescents sont des victimes potentielles faciles de cette addiction aux écrans numériques, car leur cortex préfrontal, qui contrôle les émotions, n’est pas encore totalement développé. « Le cortex préfrontal se développe en dernier, ce qui a toute son importance puisqu’il est le siège des fonctions exécutives, de la planification, de la hiérarchisation des priorités, du contrôle des impulsions, de l’anticipation des conséquences de ses actes » (44). L’enfance constitue donc une période de vulnérabilité aux effets délétères des écrans numériques. « Les médias "injectent" des idées, des attitudes et des comportements dans les esprits vulnérables » (36). Desmurget pointe de possibles conduites mimétiques pouvant conduire à des addictions au tabac ou à l’alcool. « Parmi tous les facteurs qui peuvent conduire un jeune à fumer, l’exposition à des images tabagiques dans des films, des séries et des clips musicaux est l’un des plus décisifs […] Bien évidemment, l’omniprésence, au sein du champ cinématographique, de messages alcooliques complaisants, n’est pas sans incidence sur les consommations adolescentes et infantiles. Il est aujourd’hui clairement établi que plus un jeune spectateur voit d’acteurs jouer de la bouteille et plus il a de chances de boire précocement, en larges quantités » (30). Enfin, il faut évoquer la montée en puissance des informations erronées (« fake news ») dont les jeunes constituent une cible privilégiée : « On ne peut ignorer les nouveaux moyens de communication : sites, blogs, réseaux sociaux, SMS, etc. L’information est diffusée rapidement et partout dans le monde. Le réseau informatique agit comme une caisse de résonance des informations erronées, des contre-vérités et des théories conspirationnistes. Les gens transfèrent l’information en la modifiant ou sans en vérifier l’authenticité. Les jeunes sont particulièrement vulnérables car internet et les réseaux sociaux sont leur principale source d’information » (45). Les fake news, parfois générées par les jeunes eux-mêmes, peuvent contribuer à entretenir une forme d’addiction à un sentiment de défiance sociétale. De bons exemples de fake news sont les théories du complot qui reçoivent un écho favorable chez les jeunes, les transférant dans une autre réalité favorisant l’imaginaire. « D’une manière générale, elles trouvent un écho de plus en plus important au sein de la population et touche particulièrement les jeunes » (45). Josset, sociologue, chercheur au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien et spécialiste des mutations socio-anthropologiques des sociétés, explique que les théories du complot résident sur « l’idée obsessionnelle que le bien et le mal s’affrontent, qu’il y a un petit groupe de gens qui agissent dans l’ombre, dans les ténèbres, donc ce sont les forces du mal » (46). En entretenant un sentiment d’insécurité par matraquage de fake news, le jeune se trouve pris dans un malaise permanent. « À force d’être répétées, ces thèses complotistes forgent la manière dont leurs adeptes perçoivent la réalité. Elles les entraînent dans un monde où l’insécurité réelle ou imaginaire, la manipulation, les machinations et les complots sourdent de toutes parts. Leur besoin de sécurité les pousse à chercher de l’information mais paradoxalement, celle-ci, lorsqu’elle est brute et sans analyse ou tronquée, entretient leur angoisse » (45).
CONCLUSION
Après avoir posé le contexte d’une culture sociétale numérique, approché l’utilisation des écrans numériques en pédiatrie et identifié neuf risques afférents, nous proposerons en seconde partie de développer les bénéfices repérés de l’usage des écrans numériques et le rôle éducatif de l’équipe soignante de pédiatrie (article à paraître dans un prochain numéro d'OSM).
La méthode de recension des écrits
Afin de nourrir la problématique autour de l’utilisation des écrans numériques en pédiatrie, une recension des écrits a convoqué deux bases de données BDSP (Base de données en santé publique) et Cairn (Base de données en sciences humaines et sociales) et un moteur de recherche (Google Scholar). Les critères d’inclusion étaient une parution entre 2006 et 2020, des articles principalement en langue française et en utilisant les mots clés suivants : écran numérique, technologie, pédiatrie, enfant, adolescent et distraction. Cette première sélection s’est enrichie d’une sélection opportuniste. Au total, 81 documents ont été retenus. L’analyse des écrits a permis d’identifier neuf dimensions mettant en évidence les risques des écrans numériques et six dimensions mettant en lumière les bénéfices des écrans numériques.