Management des soins
DOSSIER
L’apparition de la Covid-19 en mars 2020 en France a bousculé les pratiques en matière de visite des patients hospitalisés. Des proches de patients se mobilisent pour alerter l’opinion publique et les autorités sur les interdits qui les ont tenus éloignés de leurs défunts et les ont empêchés de les accompagner dans leurs derniers jours. S’il est encore trop tôt pour dresser un bilan de la situation et en tirer tous les enseignements, les événements récents nous poussent à nous interroger sur la place et l’accueil de l’entourage du patient dans le cadre de la démarche qualité. Regards croisés.
Quelles sont les règles générales de l’accueil des proches au sein de vos établissements ?
Le Département médico-universitaire (DMU) dont je coordonne la qualité et la gestion des risques compte 300 paramédicaux, 150 médecins et une vingtaine de services sur deux établissements. D’une façon générale, l’organisation des visites se fait de manière très classique : entre 13 h et 20 h, le matin étant plutôt réservé aux soins et aux toilettes, ce qui ne permet pas de visiter les patients dans les meilleures conditions. Il y a peu de restrictions à la venue des proches, si ce n’est pour des raisons sécuritaires qui ont été renforcées dans le cadre de Vigipirate. Il faut souligner que l’accès à l’hôpital Bichat est sécurisé : les visiteurs doivent passer un portique et justifier leur venue. Cet établissement, qui se situe à Paris aux portes de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), est implanté au sein d’un bassin de population populaire. Nous accueillons beaucoup de patients en situation précaire, qui ont parfois des difficultés avec la langue française. Cette barrière linguistique peut être source d’incompréhension de part et d’autre, et constitue un terreau d’agressivité voire d’agression et de malveillance de la part de membres de la famille de personnes hospitalisées. Les agressions sont généralement verbales mais peuvent également être physiques, avec l’usage de matériel par exemple (envoi d’un déambulateur sur un soignant…). Des soignants ayant été menacés par téléphone, il a été décidé, pour ceux travaillant aux urgences, de ne plus afficher leur nom et leur prénom sur leur badge alors que cela est obligatoire.
Quelles mesures avez-vous mises en place avec l’arrivée de la Covid-19 ?
Dès mars 2020, nous avons été surpris par l’ampleur de la crise sanitaire. Les visites ont été interdites dans les services. Des exceptions ont été acceptées pour le cas des patients en fin de vie. Puis cela s’est progressivement assoupli et il a été donné à chaque patient, quel que soit son état, la possibilité de recevoir un proche par jour. Mais cela a été difficile à faire respecter car bien souvent, les familles ne comprenaient pas cette mesure de précaution. Habituellement, les décisions sont collégiales, entre l’équipe médicale et paramédicale. Le dernier mot revient au médecin qui peut donner une autorisation exceptionnelle de visite s’il la juge préférable pour la prise en charge du patient. Or, cela nous a conduit à des situations délicates, sources de tension avec les familles, car l’information ne passe pas toujours bien : il est arrivé que l’autorisation soit donnée sans que l’équipe paramédicale en soit informée, ou au contraire que des familles pensent avoir eu une autorisation alors que ce n’était pas le cas… Dans ces situations, la gestion du problème revient au cadre de santé pendant ses heures de présence, et aux infirmières directement le cas échéant. Cela nous a posé la question de la transmission de l’information : quand une décision médicale ne parvient pas à l’équipe soignante, est-ce parce qu’elle a été mal transmise ? Mal reçue ? Mal comprise ? Les problématiques surviennent souvent aux interfaces.
Par ailleurs, le lien social est resté une priorité au sein de toute l’AP-HP grâce au déploiement du dispositif « CoVisio ». Ce système de « visioconférence sur roulettes », constitué d’une tour mobile équipée d’un écran et d’un logiciel de visio-conférence, a permis de maintenir le lien entre les patients et leurs proches, en toute intimité, sans l’intermédiaire d’un soignant.
Ces mesures étaient-elles laissées à la libre appréciation des services ?
Nous avons eu des consignes au niveau de l’AP-HP qui ont été laissées à la libre interprétation des établissements dans un souci de cohérence mais aussi pour s’adapter aux spécificités de chaque hôpital. Il faut garder en tête que nous étions en réorganisation permanente : à l’échelle de Bichat, qui a enregistré le premier décès dû au Covid en France, les services étaient transformés en unité Covid en une journée ! Cela a été un défi matériel et humain considérable qui a nécessité une implication forte de tous les acteurs. Au plus fort de la crise, nous avons accueilli 320 patients covid sur 900 lits. De nombreuses décisions ont été prises par la cellule de crise.
Comment les cadres et les équipes soignantes vivent-ils ces situations de tension ?
La période que nous avons traversée a créé de réelles souffrances car il existe au sein de l’hôpital un paradoxe entre la volonté d’améliorer l’hospitalité – l’AP-HP est engagée dans la démarche « label hospitalité », effectuée service par service – et la limitation des visites. La démarche qualité, même en période Covid, reste un objectif transversal important. Cela est essentiel pour maintenir la motivation du personnel, et également pour inscrire les nouvelles recrues dans une dynamique de projet, sans quoi elles ne parleraient que de Covid pendant leurs premières années d’exercice.
Améliorer l’accueil du patient et de sa famille passe par des actions « pratico-pratiques » – une bonne signalétique, la propreté des locaux – mais surtout par la qualité de la relation soignant-soigné et de la relation avec les proches. Dans ce cadre, nous avons mis l’accent sur le respect des gestes barrière, essentiels pour protéger la santé des patients, leurs proches et les personnels hospitaliers. Les soignants, plutôt formés en France au curatif qu’à la prévention, ont endossé un rôle parfois compliqué, notamment à Bichat : ils ont dû faire de la pédagogie, accompagner les visiteurs en leur apprenant à porter correctement le masque, veiller à l’application des règles, tout en faisant preuve d’humanité. Comment refuser à un mari, venu rendre visite à sa femme en fin de vie, de l’embrasser ? Dans notre DMU, nous nous sommes posé la question de recruter des jeunes en service civique pour effectuer le travail d’accueil et d’éducation aux gestes barrière. Nous avons finalement fait marche arrière car cela les exposait trop à des risques d’agression et il nous a semblé préférable de confier cette mission à des professionnels de santé aguerris, expérimentés dans la relation avec le public que nous accueillons.
Les représentants des usagers sont-ils parties prenantes de la démarche qualité ?
Ils n’ont pas été associés à la cellule de crise. Toutefois, il existe une vraie volonté de l’encadrement du DMU, en lien avec notre cellule qualité qui se tient une fois par mois avec des membres permanents et des invités, d’ouvrir plus l’hôpital malgré les restrictions sanitaires et sécuritaires aux associations de patients et au nouveau statut de patients partenaires/experts. Ces derniers sont de plus en plus souvent consultés et participent à la vie des services. Ils apportent une expertise expérientielle que nous n’avons pas forcément. Par exemple, certains sont intervenus auprès de cadres de santé pour évoquer des problématiques d’addiction chez le personnel. Autres cas de figure : dans le cadre de la fusion des centres hospitaliers Bichat et Beaujon en 2027, qui vont constituer l’Hôpital Nord à Saint-Ouen, de nombreux patients ont participé aux consultations, notamment sur l’architecture des locaux. Leur éclairage en tant qu’usager est très précieux : il permet d’affiner les plans pour les ajuster au mieux à leurs besoins.
Quel bilan tirez-vous de la crise de la Covid-19 sur la qualité et la gestion des risques ?
Depuis l’apparition de la pandémie, les événements indésirables (par téléphone et in situ) ont fortement augmenté, en quantité mais surtout en intensité. La volonté de soumettre le soignant, directement et nommément visé par des menaces personnelles, est devenue courante. Bien souvent, la situation dégénère entre 17 et 20 h, quand les médecins et les cadres sont partis. Est-ce que cela a un lien avec l’absence d’un représentant de l’autorité au sein de l’équipe ? Est-ce le propre des fins de journée ? Difficile à dire… Chez beaucoup de familles, on observe une non-acceptation de la règle, et certaines n’hésitent pas à présenter de fausses convocations à des examens pour entrer dans l’enceinte de l’hôpital. Dans le même temps, après plus d’un an de crise sanitaire, il existe une grande fatigue chez les soignants – due à la surcharge de travail, à la crainte de ramener la maladie chez soi, à l’angoisse permanente…. –, qui se traduit par un abaissement de leur seuil de tolérance.
J’ai une longue expérience de la psychiatrie de secteur et les services Covid m’ont rappelé cette ambiance lourde que l’on connaît dans les services fermés. Le fort turn-over du personnel et le manque de visibilité sur la fin de cette pandémie favorisent le développement d’un « effet cocotte-minute » au sein des équipes et des services…
« Nous ne pouvons que saluer la forte mobilisation des équipes »
Comment se déroule habituellement l’accueil des proches dans votre DMU ?
De manière très classique, les visites (en dehors de la réanimation où elles sont plus limitées) ont lieu l’après-midi, jusqu’à 20 h, et sont limitées aux personnes de plus de 15 ans. Nous conseillons de limiter les visites à une ou deux personnes en même temps dans la chambre. C’est ce point-là qui est souvent difficile à faire respecter dans les chambres doubles et auprès des familles nombreuses. En gériatrie aiguë, nous limitons tant que possible les visites à deux personnes car les patients sont affaiblis. Mais bien souvent, c’est par ce qu’ils vont mal que leurs nombreux proches souhaitent les voir… Nous gérons donc souvent les situations au cas par cas. De même, bien que les enfants de moins de 15 ans ne soient pas admis, si une grand-mère en fin de vie veut voir ses petits-enfants, nous en discutons avec le médecin. Tout est négociable : cela dépend de l’état clinique et psychologique de la personne, car nous partons du principe que les liens sociaux sont aussi très importants pour son bien-être, au même titre que les soins thérapeutiques ou techniques.
En période de Covid-19, comment ont évolué les pratiques ?
La situation a été très variable d’un service à l’autre, et modifiée quasi quotidiennement. Au tout début, nous autorisions quelques visites, mais nous les avons rapidement suspendues à cause de la contamination exponentielle. Cela a été très difficile à gérer, pour les équipes soignantes, les familles et les patients qui étaient totalement isolés. L’isolement a généré parfois des décompensations psychiques importantes. À l’été 2020, nous avons un peu levé les interdictions totales de visite et la situation a été gérée au jour le jour, au cas par cas. Heureusement, dès la première vague, grâce à la générosité d’associations, nous avons été équipés de deux tablettes numériques puis, lors de la 3e vague, d’un ordinateur ambulant. Cela a permis aux patients de maintenir du lien à distance avec leurs proches. Toutefois, ces temps d’échanges demandent de la disponibilité au personnel car les personnes âgées ne sont généralement pas autonomes pour se servir de ces outils numériques. Et puis, en période de pic épidémique, ils étaient tous sous oxygène, parfois sous masque à oxygène… autant dire qu’il leur était compliqué de parler, d’autant qu’ils étaient dans un état de grande fatigue générale.
Comment avez-vous géré les relations avec les proches des patients ?
Sur 15 mois, nous avons géré quotidiennement 24 patients Covid… les risques de contamination étaient très importants dans le service. Au début de l’épidémie, les proches arrivaient et ne comprenaient pas toujours qu’on leur impose des règles d’hygiène stricte et de distanciation. Nous avons dépensé une énergie folle, avec les médecins, pour expliquer à toutes ces familles pourquoi on devait procéder ainsi… Cela nous a pris beaucoup de temps. D’autant que bien souvent, une fois que les familles avaient l’information médicale selon laquelle la visite ne serait pas possible, elles tentaient tout de même de négocier avec l’infirmière ou l’aide-soignante… qui devaient à leur tour répéter le même discours…
Et avec les soignants ?
Ponctuellement, nous avons eu des situations difficiles à gérer, notamment parce que l’état de certains patients Covid peut se détériorer très brutalement. Le matin au téléphone, vous informez la famille que la personne va bien, et quelques heures après vous devez les appeler pour leur annoncer l’aggravation clinique du patient qui vient de désaturer brutalement, voire de décéder… Ces situations sont particulièrement délicates à vivre quand on accompagne les patients pendant des semaines ou des mois. Est-ce que j’ai mal fait mon travail ? Est-ce que cela aurait pu être évité ? Comment l’accepter ? Que faire pour que ça ne se reproduise pas ? Autant de questions que les soignants ont été amenés à se poser.
Quel enseignement en tirez-vous ?
Il me semble que nous avons fait ce que nous avons pu, avec les moyens et les connaissances dont nous disposions. Nous ne pouvons que saluer la forte mobilisation des équipes médicales et paramédicales, ainsi que des étudiants qui sont venus nous aider. Bien sûr, on peut toujours faire mieux, on continue d’apprendre et des procédures vont évoluer. Certaines vont s’assouplir, d’autres se renforcer. Sans doute pourrons-nous prendre des mesures plus rapidement si une nouvelle pandémie venait à nous toucher… Il est trop tôt pour en tirer des leçons mais j’ai le sentiment que nous nous en sommes bien sortis, bien que nous ayons de nombreux morts à déplorer, car ce virus est particulièrement retors.
Yasmine Yagoubi,
Propos recueillis par Claire Pourprix
Une question d’éthique
La question du droit de visite des patients à l’hôpital, des personnes âgées en Ehpad et des personnes en situation de handicap en établissement est devenue brûlante à l’heure de la Covid-19. Des collectifs – tels que Tenir ta main et Vital – se sont créés pour dénoncer les pratiques d’interdiction de visites et faire pression sur les pouvoirs publics afin de remédier à ces situations d’isolement et de rupture du lien social. Dans le même temps, une proposition de loi portant sur le droit de visite des malades en établissements a été déposée par le sénateur MPF Bruno Retailleau et la Défenseure des droits a rendu un rapport sur « Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad » (1).
L’éthique est au cœur de la question. C’est ce qui a conduit Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay, à fonder le site http://www.ethique-pandemie.com, dont l’enjeu est de « tout faire pour que le Covid-19 ne contamine pas notre vie démocratique alors qu’il doit au contraire en aviver les significations. » L’Espace éthique Région Ile-de-France, également présidé par Emmanuel Hirsch, s’est aussi emparé du sujet avec la publication d’informations, des résultats de l’Observatoire Covid-19, éthique et société (2), lancé en partenariat avec l’université Paris-Saclay, l’Agence régionale de santé Ile-de-France et l’AP-HP, et l’organisation de webinaires « Éthique et pandémie ».
Les espaces éthiques ont pour mission de faire remonter les voix des citoyens sur enjeux de santé. Alain Broca, directeur de l’Espace de réflexion éthique régional Hauts-de-France, neuropédiatre, directeur de l’Équipe ressource régionale de soins palliatifs pédiatriques du CHU d’Amiens, qui collabore avec Emmanuel Hirsch, a reçu des informations préoccupantes dès mars 2020 et s’en est inquiété. « À la suite de remontées sur des situations dramatiques, nous avons parcouru les services adultes du CHU d’Amiens avec l’équipe mobile de soins palliatifs. Nous nous sommes rendu compte que des collègues confrontés à la prise en charge de patients avec un risque fatal rapide étaient perdus. Ils étaient habitués à être casqués, bottés, mais pas à accueillir ce type de patients. Or, l’accompagnement du mort est une partie du soin ! Des soignants l’ont parfaitement fait, pour d’autres cela était impossible. Cette capacité à conserver l’humanité est très service-dépendante, car elle est propre au médecin responsable, au cadre et aux soignants. »
Il semble que, pour des services d’infectiologie ou de gériatrie, dans lesquels la mort est relativement « habituelle », la situation ait été plus facile à gérer que pour d’autres. « Vue l’inhumanité de nos directions ministérielles, heureusement, des personnes sont restées des soignants avant tout. Nous n’avons pas voulu être désobéissants mais être soignant, c’est aussi être le soignant de toute la famille et pas uniquement de ceux qui souffrent. Cela nous a conduits à prendre des décisions exceptionnelles, selon le cas clinique et la dangerosité du service. »
Alain Broca dresse un constat alarmant : des services de réanimation « profiteraient » du fait qu’ils ont été fermés pendant le pic de l’épidémie pour ne pas rouvrir… « Nous sommes revenus à des pratiques anciennes, comme dans les années 80 où on ne laissait personne entrer en réa. Nous avons des remontées d’information sur la fermeture de cercueils sans la présence des familles… »
D’après lui, l’enjeu est aujourd’hui de revenir à une situation où le proche a toute son importance. Très enclin à la démocratie sanitaire participative, il s’interroge : « Est-ce que la Covid peut nous apprendre l’importance du proche, pour le malade, pour l’équipe ? Comment notre manière d’accueillir peut-elle aider au deuil, à l’acceptation ? Comment la société peut-elle accompagner le deuil quand les personnes sont décédées dans le contexte dramatique de prise en charge que l’on a connu ces derniers mois ? »
« J’ai pu rendre visite à mon père pendant 5 minutes… »
« En fin d’année dernière, j’ai accompagné mon père, âgé de 87 ans, aux urgences de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris car il avait des difficultés à respirer. J’ai pensé à un problème cardiaque mais à aucun moment à la Covid. À l’accueil, on lui a fait un test PCR comme l’exigeait le protocole, ainsi qu’une prise de sang. Puis on l’a emmené en brancard sans aucune de ses affaires, m’expliquant que je ne pouvais pas venir avec lui à cause de l’épidémie. Quelques heures plus tard, on m’a informée que je pouvais rentrer chez moi et que je pourrais appeler le lendemain matin à partir de 5 h pour prendre de ses nouvelles. J’ai quand même réussi à m’assurer qu’on lui remettrait son téléphone portable. Je ne l’ai plus jamais revu conscient.
Le lendemain, dès 5 heures, j’ai appelé le service et demandé à parler au médecin. Ce dernier m’a recontactée dans les 10 minutes pour m’annoncer que mon père était atteint de la Covid et que je ne pourrais donc pas le voir. Vers 14 h, après son transfert en service Covid, le médecin de ce service m’a appelée pour faire un point de la situation. Il m’a donné les informations nécessaires à ma prise de décision, je lui ai exprimé mon souhait qu’il n’aille pas en réanimation. Il m’a confirmé que c’était également ce que mon père avait décidé et que, au vu de son tableau clinique, ce choix lui semblait être le bon. Ce médecin a été très professionnel, à l’écoute et sans donner son avis avant que l’on exprime le nôtre. Nous étions d’accord, alignés dans une alliance thérapeutique.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai pu échanger plusieurs fois au téléphone avec mon père, il était apaisé et bien pris en charge. La transmission entre l’interne du week-end et le médecin le lundi s’est bien passée. Mon père pensait avoir une grippe et niait souffrir de la Covid. J’ai pensé que ce n’était pas plus mal…
Le mercredi, son état s’est brutalement dégradé, il a sombré vers 14 h et ensuite nous avons dû attendre le jeudi matin pour obtenir des nouvelles. Mais comme nous étions confiants, dans cette alliance thérapeutique, nous avons bien toléré ce temps d’attente car nous savions qu’il n’était pas privé de soins. Avant son décès, le chef de service a donné son accord pour qu’on lui rende visite avec mon frère : une infirmière nous a accueillis pour nous habiller, nous faire entrer dans sa chambre, nous déshabiller. Nous avons pu le voir 5 minutes, chacun notre tour. L’infirmière a eu la délicatesse de nous glisser un petit mot : « On ne l’a pas vu beaucoup mais ce monsieur avait l’air d’avoir beaucoup d’humour ». Cela nous a touchés, alors que tout le monde « cavalait » dans le service…
J’ai été présente à la mise en bière. Il était dans un sac, avec une partie transparente au niveau des yeux… Ce moment a été très difficile mais le personnel du service funéraire a été d’une grande écoute.
Toutes ces attentions nous ont aidés alors que j’avais le sentiment de l’avoir abandonné. J’avais déjà accompagné la fin de vie de ma mère et depuis 8 ans, il était ma seule préoccupation. L’année précédente nous avions vécu une hospitalisation très compliquée et irrespectueuse dans un service de gériatrie à Léopold-Bellan (Saint-Joseph). J’ai perçu qu’à Georges Pompidou, il était une personne qui meurt, mais une personne avant tout. »
Cécile Debray
Propos recueillis par Claire Pourprix
Tenir ta main, un collectif pour « restaurer l’humanité »
Le 17 mars dernier, date anniversaire du premier confinement, le collectif Tenir ta main a été lancé par deux citoyens, Stéphanie Bataille et Laurent Frémont, marqués par le décès de leur père auquel ils n’ont pas pu dire au revoir à cause de la crise sanitaire. Ils militent pour le droit de visite des patients et pour repenser la place de l’humain dans notre système de santé. « Notre objectif est de rester debout, d’aider les gens, de faire en sorte que ça ne se reproduise plus. »
Stéphanie Draber (dite Bataille) est comédienne et directrice de théâtre*. Son père, l’acteur Étienne Draber, est décédé à l’âge de 81 ans à la Pitié-Salpêtrière à Paris, où il était entré pour une opération, après y avoir contracté le Covid. Il a été « condamné à l’isolement » puisque les visites de ses proches ont été interdites, sauf « au dernier moment ». « Étienne Draber a été victime de traitements dégradants et s’est laissé mourir de chagrin. Ses proches ont été privés de tout hommage à sa dépouille », lit-on sur le site du collectif.
Laurent Frémont est conseiller en affaires publiques et doctorant en droit public. Son père Dominique a été hospitalisé à la clinique Axium d’Aix-en-Provence et « maintenu dans un isolement total » pendant 17 jours. « Après son décès, le médecin a demandé sa mise en bière immédiate, privant ses proches des derniers adieux. L’équipe médicale a tenté de dissimuler les causes réelles de son décès (une maladie nosocomiale) en tentant de faire croire que Dominique Frémont était mort du Covid, alors qu’il avait subi 3 tests négatifs. »
Tous deux ont lancé le 17 mars dernier le collectif Tenir ta main. « En France, on compte plus de 100 000 morts du Covid, et on s’est habitués à ce chiffre. Mais il ne faut pas oublier que cela correspond à des vies ! On traite nos citoyens partis comme des objets… Je n’ai pas pu dire au revoir à mon père et, comme des centaines d’autres personnes, le fait de me dire que mon père est parti nu dans une bâche en plastique avec marqué dessus « Covid » et un numéro, m’est insupportable », confie Stéphanie Bataille. Tous les jours, elle reçoit des dizaines de mails, des témoignages de personnes en choc traumatique. « En France, on s’est cru plus fort que tout le monde, rien n’a été anticipé et les directeurs d’Ehpad et d’hôpital se sont octroyé le droit d’interdire les visites. Tout le monde est devenu obéissant, l’hygiénisme a poussé à un totalitarisme hors normes, estime-t-elle. On a complètement infantilisé les gens et on entre dans une déshumanité qui n’est pas concevable. Mais la surprotection pendant la première vague a été un carnage, pour les défunts, partis même pas comme des animaux, et pour ceux qui restent… Pendant un an, les personnes en Ehpad ont été coupées du monde, c’est inhumain. La supériorité sur la personne vulnérable est une sorte de jouissance du pouvoir que je dénonce. »
Inscrire dans la loi le droit de visite
Le collectif a construit une « chaîne humaine » de psychologues, psychiatres, sophrologues qui donnent de leur temps aux personnes en difficulté. Via le site, chacun peut demander un soutien juridique et/ou psychologique. « Tenir ta main » revendique l’inscription dans la loi d’un droit de visite aux patients « dans tous les établissements de santé, à tout moment de l’hospitalisation et quelles que soient les circonstances sanitaires ». Il est soutenu par Bruno Retailleau (sénateur Les Républicains), qui a déposé une proposition de loi afin de rendre systématiquement possible le droit de visite de proches de malades dans les établissements publics et privés de santé. Car « nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle épidémie », note Stéphanie Bataille, qui souligne aussi avoir obtenu l’écoute attentive de Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, chargée de l’Autonomie, et de Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur de France, chargée de la Citoyenneté.
Améliorer le dialogue avec les proches
Avec « Tenir ta main », elle et Laurent Frémont entendent « agir pour restaurer l’humanité ». Parmi leurs objectifs, figure la volonté « d’améliorer le dialogue entre proches et équipes soignantes ». « Nous travaillons avec le Pr Emmanuel Hirsh, à l’AP-HP, qui nous aide grandement quand nous rencontrons des problèmes pour entrer dans un établissement, témoigne Stéphanie Bataille. Ce que l’on craint c’est que les interdits deviennent courants, car c’est ennuyeux d’avoir les familles sur le dos : elles posent des questions… Bien sûr, les visiteurs doivent adopter des règles et respecter le personnel soignant, les personnes qu’ils viennent visiter et les voisins. Il y a un travail d’explication à faire. D’ailleurs, certains établissements accueillent les familles dans toutes les situations. Il est bien plus facile de dire non que de dire oui, mais c’est possible. »
Pour les fondateurs du collectif, ce virus ne fait qu’éclairer nos manquements. « Il doit permettre de remettre la mort au cœur des sujets et ne pas la cacher. Un départ, c’est comme un voyage, rappelle Stéphanie Bataille, ça se prépare. »
* Stéphanie Bataille est l’auteur de « Mon histoire, c’est votre histoire », paru le 2 juin 2021 aux Éditions de l’Observatoire.
Stéphanie Bataille et Laurent Frémont
Propos recueillis par Claire Pourprix
« J’ai été impressionné par le travail de ces jeunes soignants »
« Mon père a attrapé la Covid en janvier dernier. Avec une saturation de 89 % et 39 degrés de température, SOS Médecins a considéré que s’il "parvenait à parler, c’est qu’il n’était pas en danger". Le médecin de permanence lui a néanmoins conseillé d’aller aux urgences, pour se rassurer "et faire un scanner". Les urgences de l’hôpital Pellegrin (à Bordeaux) l’ont en revanche laissé repartir après une nuit d’observation. Lorsque 3-4 jours plus tard son état s’est aggravé, il a été hospitalisé en unité Covid de l’hôpital de Haut-Lévêque à Pessac. Il y a bénéficié d’une prise en charge exceptionnelle, tant sur le plan médical que sur le plan humain. Nous appelions tous les jours et nous avons pu, « déguisés en cosmonautes », lui rendre visite quotidiennement. La veille de son intubation, ma mère n’a pas pu entrer car comme elle avait également attrapé la Covid, on craignait qu’elle soit encore contagieuse. Pendant ses 25 jours de coma, nous nous sommes rendus tous les jours à son chevet, à raison d’une personne par jour pendant une heure. Orage cytokinique, surinfections… son état s’est empiré puis s’est amélioré, avant d’entamer une longue phase de réveil de trois semaines. Les aides-soignantes, infirmiers, internes, tous jeunes, ont été très attentionnés et ont fait preuve de grandes qualités d’écoute.
Il a ensuite démarré la rééducation en médecine générale à l’hôpital Pellegrin puis, atteint d’une surinfection due à sa longue immobilisation, il a dû être opéré en urgence à la Clinique Tivoli-Ducos où régnait un « joyeux bordel », pour reprendre la formule de ma mère. Mon père y a contracté une infection nosocomiale à partir du cathéter – il en gardera pour séquelle une paralysie du bras –, qui s’est soldée par une nouvelle hospitalisation en réa à Pellegrin. Pendant son séjour d’une dizaine de jours, l’équipe a été remarquable : nous avons pu discuter, on a pris le temps de nous expliquer, même quand il a fallu aborder des questions difficiles comme la fin de vie, mon père étant très affaibli en raison de nombreuses complications. Tant que l’incertitude pesait sur son pronostic vital, il était autorisé à recevoir la visite d’une seule personne par jour pendant une heure. Nous devions prévenir de notre venue en amont et, pour nous préserver, l’équipe a toujours fait en sorte qu’il soit le plus présentable possible. Lorsque l’on a pensé que c’était la fin, nous avons pu venir à plusieurs. Finalement, il a réussi à remonter la pente et a été transféré en service de maladies infectieuses début juin pour terminer de se rétablir avant d’intégrer un établissement de soins de suite et réadaptation.
Au cours de ces 5 mois, j’ai été impressionné par la qualité du travail de ces jeunes soignants, leur capacité d’écoute et de communication. De manière très professionnelle, ils s’enquéraient de notre niveau d’information et de connaissance de la situation avant de faire le point, en mesurant leurs propos. Je leur dis un grand merci ! Il est remonté grâce à eux, sans qui notre « miraculé » ne serait plus là. »
Stéphane Pannetier
Propos recueillis par Claire Pourprix