ÉTHIQUE
Docteur en pharmacie et en éthique médicale, maître de conférences à l’Institut catholique de Paris, Directeur de l’Institut Vaugirard Humanités et management
La sensation de perte de sens dans l’accomplissement de leur mission et la souffrance en résultant affectent tant de personnels soignants qu’un changement de cap semble impératif pour l’hôpital. Sur quels critères établir une nouvelle gouvernance ? Peut-on considérer un établissement dont la raison d’être est le soin à l’instar d’une entreprise comme une autre ?
La « crise » dans le secteur sanitaire et médico-social est profonde et durable. Démission et reconversion de certains professionnels, manque de personnels et difficultés à recruter, fermetures de lits, tensions récurrentes entre les divers acteurs de l’écosystème, tensions des professionnels avec les usagers, perte de sens… Nombreux sont les signes qui indiquent un malaise profond, loin de la sérénité nécessaire pour bien répondre à la mission de prendre en charge les situations de vulnérabilité. Il ne s’agit pas d’une crise, laissant entendre le retour possible à l’état antérieur avec quelques solutions, mais un état de fait et de longue durée résultant de la dégradation profonde du système de santé et des relations sociales qui y président. Les relations sociales entre les professionnels de santé se dégradent, allant jusqu’à la rupture entre les directions gestionnaires, administratives et les soignants, ayant pour conséquence et effet de tendre les relations avec les patients et avec les cadres de santé qui cristallisent à eux seuls le nœud de tensions entre l’organisation et le soin. Tout le monde est en souffrance dans l’affaire. Le signe le plus inquiétant et le plus significatif est la difficulté à tenir la cohérence entre le sens et les conditions d’exercice des métiers du soin.
Or, lorsque le rapport entre le sens et la pratique se distend, c’est l’annonce d’un scénario catastrophique par la rupture de cet étayage qui, normalement, fait tenir la charge dans l’adversité. Lorsque l’on n’y croit plus tout à fait, lorsque s’immisce à pas de loup, par accumulation progressive, le sentiment que « l’on n’est pas bien considéré », que « l’on n’est pas écouté », que « les conditions de travail se dégradent », que « le poids du rythme nuit à la qualité », le basique de l’humaine relation face à la souffrance des patients se perd. Les équilibres patiemment construits au fil des années de formation, de pratique et de l’engagement cèdent, entraînant chacun dans la fatalité, le renoncement, la colère et la fuite. Nous assistons à une montée de la violence ou du moins à son premier niveau d’expression, l’agressivité et le repli dans ses certitudes, rompant le dialogue. Le phénomène est normal lorsque la déception domine et que la souffrance ne semble pas être entendue. Difficile de mettre de la raison dans la colère lorsque les raisons de la colère ne sont pas reconnues. Quand les conditions de vie se durcissent, l’autre – avec ses attentes, ses revendications, ses pratiques – tend à être perçu, consciemment ou inconsciemment, comme un « fardeau » de plus, finissant par devenir le « bouc émissaire » pour apaiser la montée en puissance de la crise.
Les deux mécanismes de régulation de la pression dans un corps social fonctionnent alors à plein, sans jamais résoudre les raisons de la crise. D’une part, identifier un coupable qui cristallisera l’attention, c’est la thèse girardienne du bouc émissaire (1). D’autre part, satisfaire des revendications partielles pour acheter la paix sociale. Cette vision court-termisme permet de maintenir en fonctionnement a minima un système sans jamais réinterroger les raisons profondes et systémiques de la détérioration. Ces deux méthodes de gestion de crise, souvent complémentaires, que l’on peut qualifier de « transfert de charge » et « à l’économie », apaisent un temps sans résoudre. À gérer les raisons de la colère dans un court-termisme pragmatique et politique sans traiter avec raison la colère, la dégradation n’en est que plus accentuée car, en matière sociale, il existe un effet cumulatif du négatif. Moins la crise est traitée en son fond, plus le coût pour en sortir sera élevé, humainement et socialement.
La complexité de l’écosystème de la santé rend humble face aux solutions possibles. Bien sûr, les difficultés naissent des décisions d’organisation, de fonctionnement et de gestion des structures, des rapports de force et des intérêts économiques en jeu, mais celles-ci dépendent aussi de mutations plus sociétales. Parmi ces dernières, citons les nouvelles attentes dans le rapport au travail, la place accordée à la santé dans l’économie générale de nos vies, ou la prégnance d’une vision économiste de la santé… Chacun, là où il est, sait qu’il n’est pas seul maître à bord et qu’il agit dans un niveau de contraintes qu’il doit gérer au mieux. Dans la tempête, le capitaine sait qu’il lui faut piloter finement, le doigt léger sur la barre, le regard vif et lucide pour non seulement acter ce qu’il en est de la vague qui peut tout emporter, mais aussi pour interroger, à nouveau frais, sa « direction » et changer de cap si nécessaire. Amener à bon port l’équipage requiert aussi de savoir détourner sa route et renoncer à ce qui était prévu. Contre vents et marées. Ce qui fait le capitaine, à la fois son courage et sa vertu, c’est sa capacité à reconnaître le danger, le nommer, en tirer les conséquences et à ne pas s’entêter dans l’erreur. Bien malin celui qui saurait affirmer ce qu’il faut faire à coup sûr pour sortir du « chaos » en cours, mais à défaut de la certitude de pouvoir sauver ce qu’il y a à sauver, il est au moins certain qu’il faut reconnaître un chemin et une direction dont il faut s’éloigner pour « gouverner » l’état de fait (2).
Le soin n’est pas une entreprise comme une autre et son objet et sa raison d’être imposent de revisiter les déséquilibres qu’une logique d’économie gestionnaire a installés tant d’un point de vue du fonctionnement que du management. Dire cela ne signifie pas que la gestion et sa rigueur ne sont pas nécessaires ou que la rationalisation des « dépenses » ne constitue pas un devoir. Une gestion rigoureuse fait partie de l’écosystème aussi essentiellement qu’en font partie la qualité des relations et les systèmes de valeurs. Ce n’est pas la gestion qui, en tant que telle, est en cause mais le rapport de cohérence entre la gestion (qu’elle soit financière ou organisationnelle), l’objet du soin en tant que porteur de sens et les relations concrètes et vécues par les parties prenantes. Comme l’affirme Maurice Thévenet (3), c’est moins ce que l’on fait que la convergence de ce que l’on fait qui est déterminant. Une convergence pour retrouver des cohérences entre ce qui est fait, la manière dont cela est fait et les résultats. Convergence entre les valeurs et la raison d’être du soin, l’organisation et les modes de fonctionnement pour permettre que cela fonctionne et la qualité des relations qui rendent possible la performance humaine et sociale de ce qui est fait. Ainsi en va-t-il de la direction au double sens du terme (prendre/indiquer une direction et diriger) qui est garante de ce souci de convergence des forces pour que les valeurs qui rassemblent chacun dans sa mission et sa fonction s’incarnent dans des fonctionnements qui établissent des relations soignantes. L’idée qu’il suffirait d’agir sur l’une ou l’autre de ses dimensions pour rétablir l’équilibre est une illusion tout aussi inefficace qu’absurde. Ni le sens seul, ni l’organisation seule, ni les relations seules ne suffisent pour répondre aux tensions que la réalité nous impose et corriger ce qui détériore l’opérationnalité de ce que nous faisons.
Corriger les travers d’un système ne s’opère pas du simple fait de le décider. Des années de dégradation de la relation dans l’écosystème laissent des blessures profondes. Elles obligent à rétablir les conditions de la confiance pour embarquer tous les acteurs dans le même sens. Changer ou modifier la T2A, ouvrir des lits et non les fermer, rééquilibrer le rapport public/privé pour les activités peu rentables, revisiter les écarts de valorisation salariale des métiers du soin, réinstaller les soignants dans une logique de service et non de mobilité de pôle : aussi essentielles soient-elles, ces actions ne suffiront pas si une conscience raisonnée de la complexité n’est pas partagée. Il est urgent de trouver des raisons dans les points de vue pour assumer les tensions inhérentes à la vie de ce collectif particulier du soin et « déverrouiller » les lieux de blocage à la transformation. Comme toute méthode, aussi imparfaite soit-elle, l’analyse RSI (Réel, Symbolique, Imaginaire) utilisée en conseil entrepreneurial (et tirée du triptyque lacanien), peut ouvrir une perspective pour réaligner les décisions et les relations autour d’un enjeu commun (4). S’interroger individuellement et collectivement sur ses trois dimensions constitutives de notre réalité sociale rend visibles les tensions et les écarts qu’il faut assumer pour les résoudre.
Le réel est inaccessible en tant que tel. Personne n’échappe à la tentation de le réduire à la réalité de ce qu’il en comprend, voit ou vit. La réalité est néanmoins constituée d’un état de fait qu’il est possible « d’objectiver » par des indicateurs afin de le partager. Lever le déni et les angles morts ou ce que Daniel Kahneman appelle le bruit (la variabilité du jugement sur les faits) (5) qui polluent sans cesse la compréhension de la réalité vécue est le premier axe de travail pour engager le traitement des causes réelles des problèmes que nous avons collectivement à vivre.
Le symbolique correspond à ce qui relie entre elles les parties d’un tout et qui permet un lien par la reconnaissance. Les codes, les rites, le langage, les pratiques, les mythes, la socialité, les valeurs fabriquent le collectif et son énergie. L’attention à ce qui « relie » et fédère est en même temps une attention à ce qui délie et fracture. Identifier les « symboliques » qui font l’attachement et l’engagement des personnes dans l’écosystème et rendent celui-ci praticable permet de porter une attention à ce qui opérationnalise les process. À titre d’exemple, la pause, moment de proximité, d’échanges, de gratuité, souvent rendue impossible par la pression du temps et de la charge, est un levier essentiel et décisif pour la performance d’une équipe.
L’imaginaire est la projection de ce que nous sommes, croyons être ou devons être et qui nous permet de tenir et d’agir dans la réalité. C’est aussi ce que nous voulons être et ne pas être. Sans imaginaire individuel et collectif, social et culturel, il est impossible d’agir. Il n’y a pas de corps social sans imaginaire, souligne Paul Ricœur. Un imaginaire fait tout autant d’idéologies (dont la fonction est de rendre praticable le monde quitte à en masquer la complexité) que d’utopies (pour ne pas se laisser conduire par les réductionnismes, les « prêts-à-penser » et les dominations en tout genre). (6)
Ces trois dimensions constitutives de nos vies personnelles et collectives travaillent chacun d’entre nous et tout corps social. Ni l’individu ni le collectif n’échappent à cette tension croisée qui nous initie à la nécessité de s’ajuster ensemble pour réduire les écarts entre le sens et les faits. Il nous faut, plus que jamais devant l’état critique dans lequel l’hôpital et ses soignants se trouvent, creuser ce chiasme en reprenant ce qui fait problème. Lorsque les valeurs/l’organisation/les relations ne se correspondent plus, lorsque le réel/le symbolique/l’imaginaire cessent d’être une tension qui dynamise, lorsque l’on persiste dans des stratégies qui refusent de voir les faits, la société prend un risque. Celui d’une qualité ou d’un accès au soin pour tous qui se détériorent, rompant le concentré de valeurs d’assistance, de soutien, de solidarité, de gratuité, d’engagement que l’hôpital véhicule.
En ce sens, le soin ne peut pas être une « entreprise » comme une autre où le ratio de performance quantifiée ordonne principalement les choix. Lieu de souffrance et d’espérance, lieu où s’éprouve la vulnérabilité inhérente à la maladie, lieu où la relation et l’attention portée sont déterminantes, la société perd et perdra beaucoup si elle ne ressaisit pas ce que la crise actuelle nous révèle. Il est urgent de remettre sur le métier l’ouvrage pour réaligner la distorsion du sens, des relations et de l’organisation.