LE SENS DES MOTS
Infirmier anesthésiste, cadre supérieur de santé
Principe suprême, valeur absolue, essence de l’être ? Difficile à définir, la dignité humaine s’entend pourtant comme un fondement philosophique indépassable. Devenue source du droit et ainsi dotée d’une force contraignante, elle s’érige désormais en implacable impératif pour l’éthique du soin.
De l’Antiquité au monde contemporain, les notions de dignité et de dignité humaine sont traversées de significations multiples. Relatives à une qualité de la personne humaine, elles sont parfois confondues, contradictoires, confuses, improbables... Le morcellement de leurs emplois dans un foisonnement d’expressions indifférenciées, aussi sensibles que galvaudées, tend à brouiller leur sens, leurs enjeux et leur portée. Parle-t-on de la même dignité pour dénoncer le nazisme, refuser l’acharnement thérapeutique et pour revendiquer de saines conditions de travail, un logement décent, ou réprouver la souffrance animale?
La dignité fut et demeure une distinction honorifique reliée à un office, une charge, un sacerdoce mais aussi à des qualités, à un mérite…, coiffant le titulaire d’une haute respectabilité.
La dignité humaine n’est pas, en vérité, une charge ou une élévation honorante mais l’attestation d’une dimension inégalable de la personne humaine, perçue et qualifiée comme fondamentale, unique, absolue et méritant un respect sans condition ni graduation.
Conscient de la difficulté à définir la dignité humaine, classée dans la catégorie cognitive des axiomes (1), nous tenterons cependant de montrer la distinction de sens entre dignité et dignité humaine en évitant le piège de l’équivalence, sans renier de possibles attaches ou des effets de recouvrement entre les deux termes. Des repères religieux et philosophiques ainsi que l’apport normatif du droit aident à cela. Nous aborderons notre propos par une brève présentation de la dignitas, à l’origine de la dignité, et poursuivrons sur le sens de la dignité humaine.
La science des sources antiques enseigne que la dignité est d’abord un titre, une charge, un statut dont le dignitaire assure l’accomplissement. Il s’agissait pour celui à qui l’on confiait une dignité d’être et d’agir de façon respectable, pour être respecté, s’honorer et honorer son ordre professionnel et social. Il devait se montrer digne et préserver cette dignité. L’affiliation au latin dignitas, souvent traduit par ce qui est convenable, dignité, déférence…, demande de préciser que la dignitas (la dignité) était d’abord cette charge qui conférait à son auteur une éminente et honorable considération. Selon l’étymologie grecque, l’équivalent de dignitas se dit axios – ayant pour dérivé axioma (axiome en français) –, considéré comme digne, ou ce qui est évident ou vrai.
Des siècles durant, la notion de dignité, dans son champ sémantique, demeure étroitement liée à l’honneur, au mérite, au talent, à la vertu, à l’autorité ou à l’éminence de la charge dont on est investi.
L’expérience de la dignitas est amplement développée au Moyen Âge dans les cours royales et les milieux ecclésiastiques. La dignitas regia (royale), reconnue et confiée au roi, constitue une charge honorifique et noble dont il n’est pas propriétaire : elle fait l’objet d’une transmission automatique et immédiate à sa mort. La dignitas ne cesse pas à la mort d’un roi. Elle est considérée comme un bien commun inaliénable et immuable.
Pour les prélats détenteurs de la dignitas, il s’agirait d’une marque de supériorité spirituelle et morale, qui leur donne vocation à enseigner la doctrine et l’éthique chrétiennes.
Le Larousse retient que la dignité est le respect que mérite quelqu’un ou quelque chose, c’est aussi le sentiment que quelqu’un a de sa valeur propre. Elle se manifeste notamment par le désir de respectabilité. C’est aussi une fonction éminente, une distinction honorifique, offerte par exemple en France par l’ordre national de la Légion d’honneur avec ses deux dignités : grand officier et grand-croix. On peut être élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur.
Le Littré confirme la dignité comme le respect qu’on se doit à soi-même, que l’on peut compromettre ou perdre, ou encore la gravité dans la manière d’être que commande la dignité.
Les deux ouvrages notent qu’il s’agit aussi d’un terme utilisé en astrologie : la dignité est la situation d’une planète dans le signe où elle a le plus d’influence.
Le dictionnaire de l’Académie française, dans sa 8e édition, confirme ces acceptions mais ajoute que, au sens philosophique et moral, la dignité est un fait de la personne humaine qui implique qu’elle ne doit jamais être traitée comme un moyen, mais comme une force en soi.
Les grandes traditions monothéistes ont très précocement contribué au contenu et au sens de la dignité humaine. La Bible fait un abondant usage du mot axios (digne) pour signifier le mérite, le souci d’autrui…
Le judaïsme et le christianisme professent la dignité humaine comme une instance sacrée chez l’homme, créature unique et distincte formée à l’image de Dieu (Genèse 1 : 26-27).
La Torah, un des fondements du judaïsme, requiert le respect de la dignité humaine dans tous les actes et comportements humains. Dans son ouvrage L’Éthique juive de la dignité, Jacky Milewski (2) parle d’une dimension irréductible de l’homme.
L’Église chrétienne, comme l’ensemble des courants de pensée en son sein, met la dignité humaine au sommet de sa philosophie, de son enseignement et de son action. Ainsi, l’Église de Rome, dans sa doctrine sociale de 2004, fait de la dignité humaine une instance centrale et intangible de la personne humaine avec une valeur incommensurable. Elle affirme que la seule et première égalité entre les hommes est celle de la dignité et la relie à la conscience et à la raison dont seuls les hommes sont dotés du fait de Dieu.
L’Église protestante professe la même vision biblique de la dignité humaine avec une approche pragmatique, voire parfois militante.
Dans la religion musulmane, des exégètes du Coran envisagent la dignité humaine à la source du droit musulman et marquée par la notion de respect, d’égalité entre les hommes. La dignité d’autrui impose le respect, la bienveillance, la solidarité.
La dignité humaine est envisagée de façon contrastée par les philosophes et aucune définition consensuelle n’émerge. Certains attestent qu’elle est constitutive de la nature humaine – une nature distincte de celle de l’animal et des choses. D’autres estiment qu’elle n’est pas intrinsèque à l’homme mais acquise et conditionnée par le mérite. Il y a aussi ceux qui l’envisagent dans une distribution inégale, selon que l’on soit sage, maître, esclave…
L’approche souvent retenue, et sans doute la plus élaborée, est contenue dans la philosophie d’Emmanuel Kant. La dignité humaine serait une instance (une valeur) indétachable de la condition humaine, égale pour tous, immuable et irréductible. Cette conception fait de la raison le fondement de la dignité humaine qui, à son tour, surplombe et suppose toutes les autres valeurs (liberté…). Pour le philosophe, la personne humaine n’a pas de prix, sa valeur est incommensurable. Elle impose un respect absolu qui commence par celui qu’elle se doit à elle-même. Ainsi, le respect de la dignité humaine tient lieu d’impératif catégorique. L’homme doit agir de manière à traiter l’humanité aussi bien dans sa personne que dans la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin et jamais comme un moyen. Porter atteinte à la dignité d’un homme affecte l’humanité entière.
Cette conception immanente de la dignité comme principe et primat de notre humanité est rejointe par d’autres philosophes contemporains. Emmanuel Levinas voit dans le visage de l’homme l’incarnation de sa dignité et fait de la responsabilité de chacun l’obligation de son respect absolu. Dans le sillage de cette injonction, Paul Ricœur atteste de la dignité humaine et de son respect en affirmant : Quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain. C’est dans le sillon de la philosophie que le droit a creusé son approche de la dignité humaine.
Le droit ne prétend ni définir ni démontrer la dignité humaine mais en fait son ciel le plus élevé. En posant son principe, il lui reconnaît une valeur infinie et entreprend de la juridiciser. La dignité humaine est installée désormais à la base même de tous les droits fondamentaux.
Le concept apparaît dans le décret du 27 avril 1848 pour l’abolition de l’esclavage, où celui-ci est qualifié d’attentat à la dignité humaine. Quasiment absent ensuite du droit international, il réapparaît, en réaction à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il est reconnu à l’homme – nature unique, douée de raison et de conscience – une dignité inaliénable. Égale pour tous les membres de la famille humaine, elle recouvre et contient, pour certains juristes, le droit à la liberté, à l’égalité, à la justice ; pour d’autres, elle se concilie avec ces droits fondamentaux.
Le concept de dignité humaine acquiert sa prééminence en France en 1994 dans la toute première loi relative à la bioéthique qui dispose en son article 16, afférent au respect de la personne, que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie*. Cette qualification juridique de la dignité humaine a été consacrée par le Conseil constitutionnel en juillet 1994 qui en fait un principe à valeur constitutionnelle en fondant la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation sur le premier alinéa du préambule de la Constitution de 1946 relatif aux droits de l’homme.
À l’échelle européenne, de nombreux textes instituent la dignité humaine comme un principe intangible dont les États doivent garantir le respect absolu. Elle est inviolable. Elle doit être respectée et protégée, affirme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
La dignité humaine est donc un principe fondamental du droit positif, placé au sommet dans l’ordre judiciaire.
Affirmée dans de nombreux textes en France, en particulier dans le domaine biomédical, la dignité humaine fonde et active tout un ensemble de droits du malade en matière de soins (consentement, droit à l’information, non-patrimonialité du corps…) et s’impose à tous, sans conditions. L’article L. 1110-2. du Code de la santé publique dispose que la personne malade a droit au respect de sa dignité. À cet article font écho ceux figurant respectivement dans les codes de déontologie médicale et infirmière posant en devoir le respect de la dignité de la personne malade.
Le principe de dignité humaine pose l’irrévocable obligation de traiter tout malade avec la plus haute humanité et sans réserve. Du commencement de la vie à l’au-delà du dernier soupir, la dignité du malade prévaut. Ainsi, les pratiques et décisions de soin, la recherche, les innovations biomédicales, vouées par essence à de nécessaires débats éthiques, s’entendent dans le respect strict de la dignité humaine. Il ne s’agit pas d’un discours spéculatif mais opérationnel qui vise à régler le comportement et les actes du soignant selon des modalités respectueuses des droits du patient. Le soin est justifié s’il fait écho à l’expression de sa volonté libre et éclairée – ou de celle de son représentant –, s’il est bienfaisant, non malfaisant et juste. L’éthique du soin puise son sens et sa force dans le respect de la dignité humaine.
La dignité s’accorde à un état de qualité, s’acquiert par le mérite, la valeur, l’honorabilité qu’un être humain se donne ou que l’autre lui reconnaît.
La dignité humaine est une instance inhérente à tout homme, du fait qu’il est un humain, être de raison et de conscience. Elle est irrévocable, immuable, partagée à égalité et en responsabilité avec toute l’humanité. Elle est une vérité à sanctuariser, à défendre avec ardeur et sans concession. Elle doit s’inscrire dans les consciences comme un ultime et absolu rempart en l’absence duquel le pire serait permis et acceptable.
1. Fabre-Magnan M. La dignité en Droit : un axiome. Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 58, 1, 2007, p. 1-30
2. Milewski J. L’Éthique juive de la dignité. Paris Biblieurope, 2014, p. 146