ÉCONOMIE DE LA SANTÉ
Chevalier de la Légion d’honneur, Docteur en économie de la santé, auteur d’une thèse sur « L’arbitrage coût-qualité-accessibilité et la nouvelle politique hospitalière », Directeur de l’offre de soins à l’ARS Ile-de-France
La crise liée à la pandémie de Covid-19, que le monde connaît maintenant depuis plus de deux ans, a mis en exergue le bien précieux qu’est celui de la santé des individus, dans sa dimension à la fois individuelle et collective. Mais surtout, elle montre ô combien la santé présente toutes les caractéristiques d’un bien commun justifiant même l’intervention des pouvoirs publics dans la gestion de cette crise.
Protection des individus, régulation du système de santé, dépistage, vaccination, isolement, recherche, toutes les politiques mises en œuvre dans cette crise du covid-19 visent à conserver l’état de santé de la population, à la protéger, de manière plus ou moins coercitive ou incitative selon les pays, mais elles n’ont qu’un but qui est celui de garantir le bien public qu’est la santé globale d’une population au niveau mondial.
La crise liée à la pandémie de Covid-19 nous a montré combien la santé individuelle et collective était un bien à sauvegarder. Elle remet également en question nos présupposés sur l’équité en santé et les modes d’interventions des États.
L’organisation mondiale de la santé (OMS), qui prend toute sa part dans la gestion de cette crise, définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, psychique et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (1). En l’occurrence, il s’agit bien de préserver la santé de chaque individu et de lutter contre la propagation d’un virus inconnu dont les conséquences peuvent avoir un effet très fort sur la santé des individus s’ils ne sont pas protégés, pouvant entraîner jusqu’à la mort.
Or, l’absence de connaissances sur ce virus montre la nécessité de l’interventionnisme public pour protéger les populations contre elles-mêmes, le mode de propagation du virus étant l’individu lui-même faisant circuler le virus de manière involontaire. D’où l’ensemble des mesures de prévention, de gestes barrières, d’isolement et de confinement mises en œuvre, que certains jugent restrictives de libertés, mais qui n’ont d’autre but que de préserver le bien public “santé” ; car de la santé des uns dépend celles des autres. C’est bien l’enseignement de cette crise.
La dimension psychique correspond à la dimension subjective inhérente à tout besoin de santé. En effet, la manifestation d’un besoin de santé s’apparente toujours à deux dimensions, l’une objective et l’autre subjective. La première est mesurée par les indicateurs d’état de santé de la population comme le taux de mortalité, l’espérance de vie. La seconde correspond au besoin de sécurité exprimé par tout malade et qui, parfois, est le seul à exister, comme peut en témoigner la prescription des médicaments placebo qui n’ont pas d’efficacité technique. Dès lors, on distingue trois types de morbidité :
- réelle (certaines affections sont ressenties par les individus sans pour autant être le support d’un recours au système de soins ; d’autres affections sont inconnues des individus et ne sont révélées qu’aléatoirement au cours de la vie),
- ressentie (troubles ressentis par l’usager mais qui ne se traduisent pas forcément par le recours au système de soins),
- diagnostiquée (ensemble des maladies diagnostiquées par le corps médical qui concrétise le besoin en demande de santé).
Quatre cas de figure peuvent être envisagés :
- une morbidité réelle, diagnostiquée mais non ressentie (par exemple une tumeur détectée lors d’un examen radiologique dont on ne souffrait pas jusqu’à présent) ;
- une morbidité réelle, ressentie mais non diagnostiquée (par exemple les caries dentaires) ;
- une morbidité réelle ni diagnostiquée ni ressentie (inconnue) ;
- une morbidité ressentie, diagnostiquée mais pas réelle (par exemple les maladies psychosomatiques).
Dans le cas du Covid, nous sommes passés d’une morbidité réelle ni diagnostiquée (nouveau virus inconnu jusqu’alors, y compris dans ses impacts sur la santé) ni ressentie (le virus ne se voit pas ; il circule librement entre individus ignorants, d’une population à l’autre ; et par ailleurs beaucoup d’individus sont asymptomatiques ou pauci-symptomatiques, c’est-à-dire qu’ils ne ressentent pas les effets du virus) à une morbidité réelle et diagnostiquée (virus pouvant entraîner la mort, l’hospitalisation sous une forme grave en soins critiques, des effets sur une longue période ou Covid long ; la mise en œuvre de traitements thérapeutiques nouveaux).
L’état de santé d’un individu varie en fonction de la catégorie socioprofessionnelle à laquelle il appartient : l’espérance de vie des cadres supérieurs est supérieure à celle des ouvriers (2), reflétant ainsi le lien avec les conditions de vie et de travail des personnes.
De même, le recours au système de santé diffère selon la catégorie sociale à laquelle on appartient : plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, plus on consomme des soins à risque morbide équivalent. La demande de santé varie également en fonction de l’âge et du sexe de l’individu.
La crise du Covid a mis en exergue cette dimension sociale de la santé et révélé une fois de plus les inégalités de santé (3). Ce sont les populations les plus défavorisées qui ont été les plus touchées ; ce sont elles qui sont le plus éloignées de l’accès à la santé, notamment en termes de prévention. D’où les politiques “d’aller vers”, par exemple en matière de dépistage et de vaccination, pour que ces populations bénéficient également des mesures de protection.
On peut définir le produit du système de santé comme la différence d’état de santé de l’individu entre son entrée et sa sortie du système. Dès lors, la santé est à la fois un input et un output dans le système de production du bien “santé”, ce qui le rend encore plus complexe à saisir et à expliquer.
Dans le cas du Covid, non seulement celui-ci peut produire des effets graves sur la santé d’un individu à court terme (intubation et ventilation en réanimation avec pronostic vital mis en jeu), mais il provoque également des effets sur le long terme, qu’on appelle Covid long : perte de goût et d’odorat, difficultés à retrouver un mode de vie normal, troubles respiratoires. Autant d’effets indésirables qui interpellent et nécessitent une prise en charge inédite, non reconnue jusqu’ici par les pouvoirs publics, et qui imposent une nouvelle intervention.
La santé est souvent appréhendée sous l’angle de la dépense consacrée à la fonction “santé” des individus. Cette dépense est évaluée par deux grands agrégats : la consommation médicale totale et la dépense courante de santé.
Du point de vue des malades, la consommation médicale totale représente la consommation de soins et de biens médicaux (soins hospitaliers, soins ambulatoires, transports sanitaires, biens médicaux) et la médecine préventive individualisée (médecine du travail, médecine scolaire, protection maternelle et infantile, autres services sanitaires de prévention individualisés).
Du point de vue des financeurs, la dépense courante de santé regroupe quant à elle la dépense pour les malades (dépenses de soins et de biens médicaux, d’aide aux malades, de subventions au système de soins), la dépense de prévention (prévention individualisée et collective), la dépense en faveur du système de soins (recherche médicale et pharmaceutique, formation des professionnels de santé), les dépenses de gestion générale de la santé (fonctionnement du ministère de la santé, gestion des prestations de soins par les mutuelles).
Dans le cadre du Covid, l’aspect dépense de la santé s’est complétement effacé. L’État français (ce qui n’est pas le cas dans la majeure partie des autres pays) a pris à sa charge l’ensemble des dépenses directes (équipements de protection individuelle, gratuité des tests de dépistage et des vaccins et de la prise en charge à l’hôpital, garantie de financement des établissements de santé, garantie de revenus des professionnels de santé libéraux) et indirectes (aides aux entreprises, aux individus) : la politique du fameux « quoi qu’il en coûte ». La santé n’est donc plus vue comme une dépense pendant la crise mais comme un bien qu’il faut avant tout sauvegarder, car sa mise en cause aura un coût bien plus important si celle-ci n’est pas garantie.
Si l’on considère que la santé représente un capital humain détenu par chaque individu, la demande de santé peut s’apparenter à un investissement durable dans la perspective de maintenir et/ou de développer son capital humain. Un individu qui prend soin de son capital santé maintient celle-ci, augmente sa productivité, et de ce fait influe sur sa rémunération. Toutefois, l’introduction du système de protection sociale remet en cause cette idée dans la mesure où les pertes de revenus liées à la dégradation de l’état de santé sont garanties par le système d’assurance maladie mis en place depuis 1945.
La santé s’apparente alors à un bien que l’on consomme comme les autres biens, de première ou deuxième nécessité selon les individus et selon les pays.
La crise du Covid a mis en évidence la nécessité de réinvestir dans les industries de santé, que ce soit dans les équipements de protection, la recherche ou bien encore les établissements de santé. Chaque pays doit être en capacité d’avoir un minimum d’autonomie en matière de santé, afin d’éviter la saturation des marchés dès lors qu’une pandémie se propage et met à mal les échanges commerciaux. La première vague, début 2020, avec la pénurie de masques, a montré cette nécessité.
Parmi les principaux facteurs qui influent sur la consommation du bien “santé”, nous pouvons retenir :
- la démographie à travers l’âge et le sexe, qui sont les premiers facteurs de disparité : quand l’âge s’élève, la morbidité s’élève. Cependant on constate une courbe en U de la consommation médicale : on naît à l’hôpital, puis les dépenses diminuent jusqu’à l’âge de l’adolescence, puis remontent à partir de 50-60 ans, pour atteindre le maximum à la fin de la vie. Par ailleurs, en fonction des âges, les femmes consomment beaucoup plus que les hommes (fécondité) (4) ;
- la morbidité, c’est-à-dire l’état de santé de la personne ;
- la hiérarchie sociale qui influe non pas sur le recours aux soins, mais sur les modalités de ce recours : lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, on observe une substitution de la médecine de ville à l’hospitalisation, et à l’intérieur de l’hospitalisation, on observe une substitution de l’hospitalisation privée à l’hospitalisation publique. À l’intérieur même de la médecine de ville, on observe une substitution des spécialistes aux généralistes. Ces substitutions mettent en évidence une recherche de confort : les disparités sont autant culturelles qu’économiques ;
- le système de protection sociale lui-même, et notamment l’assurance maladie, l’assurance vieillesse, l’assurance chômage, qui influent fortement sur le recours au système lui-même.
Tous ces déterminants ont été particulièrement mis en évidence par la crise du Covid-19 et ont justifié l’intervention des pouvoirs publics. Car l’appréhension du virus n’est pas la même selon l’âge (les personnes plus âgées sont plus touchées par les formes graves du virus), la classe sociale (les populations précaires ont payé un lourd tribut), la couverture maladie ou l’état de santé (les personnes dont l’état de santé est fragile sont celles qui ont le risque le plus élevé de développer des formes graves).
Pour les libéraux, la santé doit être considérée comme un bien privé dont l’accès est régi par les lois du marché. À sa naissance, l’individu perçoit un capital santé qui est sa propriété, au même titre que tout autre bien initial, qu’il lui appartient d’entretenir tout au long de son existence, en fonction de ses choix et des circonstances. Toute amélioration ou détérioration de l’état de santé sera juste si elle n’est pas causée par des transactions qui violent les droits de propriété des individus. Chaque individu est responsable de sa santé. Dès lors, l’accès aux soins dépend des lois du marché : chacun est libre d’acquérir des soins selon ses préférences individuelles et l’importance qu’il accorde à sa santé.
Toutefois, force est de constater que la santé présente les caractéristiques d’un bien public mixte au même titre que l’éducation, par exemple. En effet, on peut considérer que les individus peuvent acquérir simultanément du bien “santé”, même si le principe d’exclusion par le prix existe. Deux propriétés caractérisent les biens (ou services) privés : le principe de rivalité (deux individus ne peuvent bénéficier simultanément de l’usage d’un même bien) et le principe d’exclusion par le prix (un individu ne pourra disposer du bien que s’il en paie le prix). Il convient de noter cependant que des biens privés peuvent être distribués gratuitement, ce qui remet en cause, dès lors, le deuxième principe.
Les biens pour lesquels le principe de rivalité ne s’applique pas sont appelés des biens publics. Certains biens publics peuvent satisfaire en plus trois conditions : l’impossibilité d’exclusion, l’obligation d’usage et l’absence d’effet d’encombrement. On parle alors de biens publics purs ; lorsque l’une de ces trois conditions n’est pas remplie, il s’agit de biens publics mixtes.
L’impossibilité d’exclusion signifie qu’il n’est pas possible matériellement de réserver l’usage du bien public à certains individus (par exemple l’éclairage public). La possibilité d’exclusion peut être faite tout simplement en prélevant un prix.
Il y a obligation d’usage lorsque le fait de disposer du bien public ne dépend pas de la volonté des individus eux-mêmes, mais de l’État, par exemple au nom de l’intérêt général.
Enfin, il y a effet d’encombrement (ou de congestion) lorsque la satisfaction du bien public dépend du nombre d’usagers qui en bénéficient également (c’est le cas par exemple des délais d’attente par rapport aux services publics).
Un bien public peut concerner un nombre limité d’individus ou au contraire l’ensemble de la collectivité. Il ne peut exister de marché pour de tels biens et généralement, il revient à l’État d’organiser la production de ces biens et d’en assurer le financement. Il arrive cependant que des organisations privées financent la production de tels biens.
La crise sanitaire liée au Covid-19 montre donc que la santé possède les trois caractéristiques d’un bien public : impossibilité d’exclusion liée à la propagation du virus et à la nécessité de la protection individuelle et collective ; l’obligation d’usage (les débats sur le passe sanitaire et l’obligation vaccinale en sont le témoignage) ; l’effet d’encombrement (on peut citer dans ce cas la saturation des hôpitaux liées au Covid, la politique de santé mise en œuvre visant à éviter cet encombrement et faire en sorte que l’ensemble des individus puissent être pris en charge).
La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, prolonger la vie, et promouvoir la santé et la vitalité physique. Elle comprend les efforts organisés par la communauté en faveur d’un environnement sain, le contrôle d’infections, l’éducation des individus aux principes d’hygiène personnelle, l’organisation des services médicaux et paramédicaux pour le diagnostic précoce et le traitement préventif de la maladie, et le développement de l’organisation sociale qui assurera à chaque individu de la communauté un niveau de vie adéquat pour le maintien de sa santé.
Avec la crise sanitaire liée au Covid-19, depuis début 2020, la santé publique a pris le pas sur l’économie de santé. Toutes les décisions sont prises au regard de la santé publique ; cette discipline a été mise à l’honneur, et le citoyen sensibilisé plus que jamais à ces questions de santé publique.