OBJECTIF SOINS n° 0286 du 31/03/2022

 

Tribune

ACTUALITÉS

Roselyne Vasseur

   directrice des soins

  

La publication de l'ouvrage Les Fossoyeurs(1) et le reportage de Cash Investigation(2) ont mis en lumière la situation des Ehpad. Les problèmes décrits sont connus de longue date par les pouvoirs publics qui agréent, financent et contrôlent ces établissements. Le grand public lui, découvre des situations parfois choquantes, inhérentes à la complexité et à l’opacité des organisations.

L’agrément, le financement, l’organisation

L’agrément des Ehpad relève du Département qui finance la dépendance(3) (aide et surveillance), l’Assurance maladie finançant les soins(4) et équipements médicaux. L’hébergement (restauration, animation…) est financé par le résident avec des aides éventuelles, sous conditions de ressources. Ces trois sections tarifaires poreuses peuvent entraîner des dérives. Un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) cadre l’ensemble pour les Ehpad publics et privés. La pluralité de partenaires impliqués (État, Région, ARS, DGOS, HAS) s’apparente à un millefeuilles. L’État est juge et partie puisqu’il agrée, finance, contrôle et évalue.

L’enveloppe Soins qui finance le personnel soignant : médecin coordonnateur, infirmière coordinatrice (IDEC), infirmière (IDE), aides-soignants (AS), n’est pas extensible. Il n’existe pas de ratios de personnel en Ehpad et les situations sont disparates. Cependant, tous les experts s’accordent sur la nécessité d’augmenter la quantité et la qualité des soignants, inférieure à celle des pays nordiques. Les analyses réalisées en « ETP » (effectifs temps plein rémunérés) ne reflètent pas le nombre de professionnels présents au chevet du résident en raison de l’absentéisme, des congés et des postes vacants. De plus, ces chiffres agglomèrent les personnels soignants et non soignants. Dans la réalité, on ne dispose souvent que d’une IDE pour 100 résidents en journée et aucune la nuit, sans médecin présent, ce qui est notoirement insuffisant pour s’occuper de résidents âgés, malades et dépendants. Les AS en nombre trop faible doivent enchaîner jusqu’à dix toilettes, sans individualisation ni relations satisfaisantes. L’aide aux repas, insuffisante faute de temps, majore le risque de dénutrition, la douche même hebdomadaire n’est pas garantie, les soins buccodentaires et la mobilisation font défaut. 

Un indicateur du temps passé auprès du résident par 24 heures serait plus pertinent.

Si, contrairement aux structures privées, les Ehpad publics n’ont pas à réaliser de profits, ils doivent néanmoins équilibrer leur budget, et limitent donc aussi l’embauche du personnel qui constitue un important poste de dépenses. L’impossibilité de répondre aux besoins des résidents dans le temps imparti, due à l’insuffisance des moyens matériels et humains, l’absence de visibilité et valorisation, la pénibilité et les bas salaires, génèrent des conditions de travail difficiles. Cela peut entraîner de la maltraitance institutionnelle à l’encontre des résidents comme des professionnels.

Les contrôles et les sanctions

Le déficit de contrôles des tutelles, l’absence de coordination entre financeurs et régulateurs, signent leur incapacité à stopper les dérives, malgré l’engagement colossal de deniers publics. Les sanctions sont quasi inexistantes car en l’absence d’alternatives, la puissance publique rechigne à fermer certaines institutions malgré des dysfonctionnements avérés.

La démarche qualité

L’appréciation de la qualité des Ehpad comprenait une évaluation interne couplée à une évaluation externe par un organisme agréé. Ce système coûteux mobilisait le temps contraint du personnel avec un bénéfice non avéré pour le résident, car les organismes agréés, payés par les Ehpad, n’avaient pas intérêt à les « recaler ».

Le nouveau dispositif national d’évaluation de la HAS sera prochainement mis en œuvre dans tous les établissements et services sociaux et médicosociaux (ESSMS). Centré sur le résident, les professionnels et la gouvernance, il devrait améliorer la qualité et la bientraitance au bénéfice direct des résidents et des familles. La durée entre deux évaluations passera de 7 à 5 ans.

La déclaration obligatoire des événements indésirables graves associés aux soins (EIGS) transmis aux ARS puis à la HAS permet depuis 2015 d’identifier les risques les plus graves et les plus fréquents affectant les résidents (chutes, erreurs d’administration médicamenteuse, suicides…) pour y remédier au plan local, régional et national. Ceci s’avèrerait efficace, à condition qu’ils soient déclarés et analysés en équipe et assortis d’un plan d’actions correctives, sans recherche de coupables, dans une démarche vertueuse d’amélioration de la qualité.

Par ailleurs, la liberté et la recherche du consentement du résident doivent toujours être priorisées. La réflexion éthique permet d’arbitrer certains choix délicats entre liberté et sécurité (barrières de lits…) et d’évaluer le rapport risque/bénéfice. La première vague de Covid a illustré ces antagonismes en interdisant les visites pour préserver les résidents du virus, au détriment de leur bien-être social et affectif. Cette décision a sans aucun doute sauvé des vies, mais provoqué la dégradation de l’état des résidents isolés.

Le déficit managérial

Nombre d’Ehpad souffrent d’un déficit de formation, d’encadrement et de soutien des équipes. La discontinuité de prise en charge médicale et paramédicale (en particulier nuits, week-end, jours fériés, congés) génère une surmédicalisation et des hospitalisations itératives en urgence, délétères pour le résident déjà fragilisé.

La pénurie de personnel et l’absence d’encadrement assorti d’écoute bienveillante, favorisent les glissements de tâches parfois jusqu’à l’exercice illégal. Les professionnels doivent souvent « se débrouiller » seuls, sans autre recours qu’un collègue également débordé et impuissant.

Ce déficit managérial qui ne permet pas le questionnement éthique peut faire le lit de la maltraitance institutionnelle à l’encontre des professionnels, des résidents et des familles.

La prise en charge du résident

L’Ehpad, lieu de vie, constitue la dernière résidence de la personne âgée. L’institutionnalisation survient tardivement, lorsque la maladie et la dépendance ne permettent plus le maintien au domicile. Le consentement de l’intéressé se fait souvent par défaut, et ses proches culpabilisent de « l’abandonner ». Les recommandations de bonnes pratiques professionnelles préconisent une visite préalable à l’admission, suivie d’une période d’intégration avec désignation d’un référent pour faciliter l’acclimatation du nouveau résident et éviter une dégradation de son état avec syndrome de glissement.

Le consentement du résident devrait toujours être recherché, y compris pour les actes de la vie quotidienne. Même sous tutelle, il reste citoyen à part entière. Il s’agit de l’accompagner pour l’aider à faire ce qu’il ne peut plus accomplir seul, plutôt que de faire à sa place. Cette philosophie de prévention/réhabilitation se heurte à la réalité : l’organisation du « collectif Ehpad » couplée au manque de personnel rend difficile la personnalisation des soins légitimement revendiquée par les familles, malgré l’élaboration d’un projet de vie personnalisé.

L’insuffisante prise en charge médicale se résume souvent au seul médecin coordonnateur, présent partiellement (lorsque le poste est pourvu), qui n’est pas le médecin traitant des résidents mais intervient pour pallier l'absence de celui-ci. L’insuffisance d’IDE, l’absence de kinésithérapeutes, psychologues et psychomotriciens… pénalisent l’accompagnement du résident et sa réhabilitation. Les AS sont trop souvent remplacées par des ASH. Les IDE, débordées par la quantité de traitements et de soins à administrer, n’encadrent pas les AS et ASH comme elles le devraient. Elles ont de surcroît toutes sortes de tâches périphériques (administratives, logistiques…) à assurer et sont souvent seules responsables de la structure, des résidents et des professionnels durant les nuits, week-end et congés. Elles sont également en première ligne pour les relations avec les familles et la gestion de leurs réclamations.

L’animation, qui constitue un « produit d’appel » des Ehpad privés, est le parent pauvre du dispositif : insuffisamment professionnalisée, elle se résume souvent à des activités infantilisantes, malgré l’implication de ceux qui l’assurent. L’impossible maintien des habitus de vie et des hobbies de la personne âgée, rarement compatibles avec l’institutionnalisation, peut entraîner une désocialisation préjudiciable.

La place de l’usager et les relations avec les familles 

La culpabilité ressentie par les familles qui ne peuvent assurer elles-mêmes la prise en charge de leurs parents peut se traduire par des relations conflictuelles avec l’équipe. Malgré les dispositifs d’expression/participation existants (conseil de la vie sociale, enquêtes de satisfaction, bilans programmés…), les familles, qui souhaitent le meilleur pour leur proche, se sentent tenues à l’écart. Elles accusent l’équipe de négligences et de mauvais traitements, ce qui peut être le cas. Elles souhaitent préserver le mode de vie antérieur de leur parent dans un cadre sécurisé permettant soins et surveillance continue. Si ces souhaits sont légitimes, ils sont peu compatibles avec l’institutionnalisation imposant un cadre collectif rigide (horaires, menus, activités…) et ne disposant pas d’effectifs suffisants pour assurer une prise en charge personnalisée. Il arrive aussi que les désirs des familles ne correspondent pas à ceux du résident.

Les professionnels vivent mal le décalage entre ce qu’ils souhaiteraient faire et ce qu’ils peuvent réaliser. Les plaintes et reproches itératifs des familles induisent chez eux un sentiment de culpabilité avec, en retour, de l’agressivité à l’encontre des familles. Au-delà de ces mécanismes délétères, il faut parvenir à tisser une relation partenariale de confiance et de respect, dans l’intérêt bien compris de chacun.

Solutions

Suite aux scandales dénoncés dans plusieurs groupes d’Ehpad privés, le gouvernement a engagé un « vaste plan de contrôle » via les ARS dans les deux ans, pour prévenir la maltraitance et « renforcer la qualité d'accompagnement » dans les 7 500 Ehpad où résident 600 000 personnes âgées.

Il veut accroître la transparence avec la publication annuelle de 10 indicateurs clés : taux d'encadrement, turn-over du personnel, taux d'absentéisme, profil des chambres, budget alimentaire quotidien, présence d'un médecin coordonnateur et d'une IDE de nuit, partenariats… Il souhaite aussi renforcer le rôle des familles et des soignants dans le fonctionnement des établissements, avec le recours possible à la Défenseure des droits ou à un médiateur. 

En sus de ces contrôles et des décisions qui devraient en découler, de nombreux éléments doivent également être améliorés. Il s’agit de prendre soin des professionnels pour qu’ils puissent prendre soin des résidents, car c’est au soignant de s’adapter au résident et non l’inverse, ce qui suppose :

- des conditions de travail adaptées avec du personnel formé, en nombre suffisant, encadré et valorisé, du matériel adapté, une continuité médicale et paramédicale ;

- la libération de temps soignant au bénéfice direct des résidents, en déchargeant les soignants des tâches périphériques chronophages ;

- la mise en place des expertises supports (hygiéniste, qualité, préparation centralisée des médicaments, psychologues pour les résidents et le personnel…) ;

- l’association des professionnels à l’organisation et aux décisions de fonctionnement dans un management participatif ;

- le pilotage des Ehpad via le trio managérial directeur, médecin et infirmier ou cadre coordonnateur ;

- l’attractivité et la fidélisation des professionnels dans un « Ehpad magnétique »(5) ;

- le soutien d’un comité d’éthique ;

- le respect des désirs et choix du résident ;

- l’association des familles autant que possible ;

- le traitement spécifique et avec empathie des dysfonctionnements, réclamations et litiges, dans une démarche d’amélioration continue de la qualité, sans recherche de coupables.

Conclusion

Les problèmes rencontrés peuvent concerner des Ehpad de tous statuts. La plupart de ces établissements et des professionnels qui y travaillent ont à cœur de bien faire, conscients de l’importance de leur mission et de la fragilité des personnes qu’ils accompagnent dans une phase délicate de leur vie. Mais, nous pouvons et devons mieux faire.

Un trait d’humour ne saurait nuire : « Ne jetons pas les vieux avec l’eau du bain qu’ils ne prendront pas faute de temps soignant disponible… » 

Références

(1) Castanet V. Les Fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés. Fayard, 2022.

(2) Cash Investigation. Ehpad : l’heure des comptes, présenté par Elise Lucet, diffusé le 1er mars 2022 sur France 2.

(3) L’indicateur GIR mesure le niveau de dépendance déterminant le niveau de financement.

(4) L’indicateur Pathos mesure le niveau de soins requis selon les pathologies.

(5) Par analogie avec le concept des « magnet hospitals ».

Perspectives pour des choix de société éthiques

Nous devons plus largement, dans un débat sociétal :

- nous interroger sur le devenir de l’institutionnalisation non souhaitée par les intéressés qui veulent rester à domicile ;

- développer des alternatives à l’institutionnalisation (entre maintien à domicile et Ehpad) en favorisant l’intergénérationnel ;

- développer la prévention et le bien vieillir ;

- changer de paradigme sur la vieillesse et « le vieux » : nous serons tous vieux et nous sommes tous le vieux de quelqu’un ;

- ne plus considérer « les vieux » comme une charge mais comme un atout ;

- clarifier nos choix de société : que voulons-nous faire pour le grand âge et la dépendance, comment et combien pouvons-nous y consacrer ? ;

- valoriser concrètement les métiers du grand âge et d’aide à la personne (salaires, conditions de travail, formation, évolution de carrières, prise en compte de la pénibilité pour la retraite…), qui constituent un vivier d’emplois pour les jeunes actifs.