Docteur en médecine et philosophe de la santé - Objectif Soins & Management n° 0287 du 07/07/2022 | Espace Infirmier
 

OBJECTIF SOINS n° 0287 du 07/07/2022

 

Georges Canguilhem

HISTOIRE

Benjamin Becker

  

Georges Canguilhem est un philosophe, mais avant tout un résistant de guerre. Agrégé de philosophie et docteur en médecine, il dirige l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques de 1956 à 1971.

Georges Canguilhem a consacré la majeure partie de son œuvre à l'étude de l'épistémologie et à l'histoire des sciences. Instituant les prémices d'une bioéthique philosophique qui trouvera ses lettres de noblesse dans les années 1960, il considèrera tout au long de son initiation philosophique que les seuls paramètres biométriques et physiopathologiques d'un individu ne suffisent pas à le définir dans sa globalité charnelle et psychologique. Ses apports influenceront durablement la génération de la fin du XXe siècle dite du postmoderne, dont sera issu Michel Foucault(1).

Biographie

Georges Canguilhem est un élève brillant, il obtient le baccalauréat prématurément en 1921. Souhaitant présenter sa candidature au lycée Henri IV de Paris, il est admis à Hypokhâgne avec l'obtention d'une bourse nationale. Trois ans plus tard, il intègre la section « Lettres » de l'École normale supérieure de Paris dans la même promotion que Jean-Paul Sartre. C'est à cette période qu'il débute une longue introspection qui marquera le ton de ses interrogations sur le sens de l'engagement de l'intellectuel au profit d'une philosophie éclairée et accessible au plus grand nombre(1).

En 1926, il soutient son mémoire d'agrégation dans lequel il aborde la question du positivisme. Il influence notamment la médecine de la fin du XIXe siècle et du début du XXe(2). Il commence sa carrière d'enseignant en 1929, à Charleville, puis au lycée d'Albi. En 1931, il s'essaie au journalisme en prenant la direction de la revue Europe par laquelle il dénonce la guerre et le militarisme comme nourrissant « l'ordre bourgeois »(3), et il épouse Simone Anthériou, avec qui il aura trois enfants. Il réintègre l'Éducation nationale en 1932 où il défend le pacifisme. En 1936, il obtient Khâgne au lycée Pierre Fermat de Toulouse et démarre son long cursus d'études de médecine. Fin septembre 1940, il s'oppose à l'instauration du régime de Vichy et entre en résistance dans le mouvement « Libération » formé d'intellectuels qui dénoncent la trahison de Pétain.

En 1943, il soutient sa thèse de médecine qui fondera les bases fondamentales de son principal ouvrage(4). Durant l'année 1944, il est médecin dans le maquis et soutient les blessés résistants dans une fuite qui le conduira jusqu'à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, au sein duquel il découvre une nouvelle psychanalyse développée par François Tosquelles. Cinq ans avant sa mort, il évoque son œuvre très humblement : « Il ne m’est pas possible [...] de [...] considérer ce qu’on appelle mon œuvre comme autre chose que la trace de mon métier »(5). Il meurt en 1995 à l'âge de 91 ans.

Apports pour la science

Les ouvrages de Canguilhem invitent à une recherche approfondie sur la nature et le sens de la notion de « normalité » en médecine et en biologie fondamentale. À travers Le Normal et le pathologique(6), il nous invite aussi à réfléchir à la production et à l'institutionnalisation des connaissances scientifiques (encadré). Ses apports restent encore à ce jour fondamentaux sur le plan de l'anthropologie médicale et de l'histoire des idées. Son deuxième ouvrage, en 1952, La Connaissance de la vie(7), met en exergue la nécessité absolue de considérer la biologie comme une véritable science, et de considérer l'organisme humain non uniquement comme un modèle de mécanique ou un assemblage de techniques, mais de le penser sous l'angle de la relation qui le lie au milieu dans lequel il évolue, et auquel il doit sa survie, en interaction permanente avec ses semblables. En cela, il défendra jusqu'à la fin de sa vie le vitalisme cher à Thomas Willis(8).

Héritage

En termes de philosophie de la santé et de réflexion éthique, l'ouvrage Le Normal et le pathologique trouve toute sa place au cœur de nos missions de soins et de nos capacités médicales modernes. En replaçant l'individu dans un contexte environnemental, social et relationnel comme essentiel à son appréhension globale, il nous ouvre les portes d'une prise en soin humaniste que défendra le courant naissant de la bioéthique des années 1960-1970(10). Par ailleurs, cet apport intemporel constitue une référence majeure dans le domaine de la psychologie et de la psychiatrie(11). Finalement, plus de 70 ans après sa première publication, le sens profond de cet ouvrage est encore d'actualité en ce que s'entremêlent et s'entrechoquent, avec force, des déterminismes individuels particulièrement dépendants d'invariants scientifiques. Auxquels s'ajoutent les modifications profondes de nos écosystèmes et du biotope humain, faisant de la question de l'adaptation individuelle à notre environnement la pierre angulaire indispensable à notre survie… Et ce, jusqu'aux tréfonds de la maladie.

Le Normal et le pathologique

Le Normal et le pathologique, publié pour la première fois en 1944, propose une analyse conceptuelle de la notion d'anormalité, en distinguant clairement le sens fondamental du mot « normal ». Canguilhem oppose les termes « anomal » (traduit par une anomalie) et « anormal » (traduit comme une infraction à la norme). En cela, il décrit l'état anormal (qu'il faut comprendre ici comme pathologique) comme un jugement normatif, lui permettant dès lors d'avancer sa thèse unanime : « En matière de normes biologiques, c'est toujours à l'individu qu'il faut se référer »(9). En d’autres termes, le médecin ne peut être en mesure de déclarer un individu malade sans l’avoir consulté lui-même sur la question. Dès lors, la seule considération de marqueurs biologiques « hors normes » serait discriminatoire eu égard à l'état de santé général du patient, notamment si ce dernier se considère comme étant en bonne santé.

De fait, s'il existe bien un état malade pour Canguilhem, celui-ci ne peut être élevé au niveau d'un concept à part entière et d'une généralité universelle. Plutôt, la maladie doit être rapportée à la pleine mesure du sujet individuel où la norme ne se réfère plus à autre chose qu'à elle-même. La norme étant ici un ensemble unique et indivisible capable de modifier ou non ses propres formes et échelles de valeurs afin de s'adapter à une normalité déformée, sans que l'individu touché par « l'anormalité » ne se mette en déséquilibre.

INFOS

Nom complet:

Georges Jean Bernard Canguilhem

Date de naissance:

4 juin 1904

Lieu de naissance:

Castelnaudary (Haute-Garonne)

Date de décès:

11 septembre 1995

Distinctions:

Croix de guerre (1944)

Médaille George Sarton (1983)

Médaille d’or du CNRS (1987)

BIBLIOGRAPHIE

1. Debru C. Georges Canguilhem, science et non-science, Éditions Rue d'Ulm, 2018.

2. Ouelbani M. Qu'est-ce que le positivisme ?, Vrin, 2010.

3. « La paix sans aucune réserve, thèse de Félicien Challaye, suivie d'une discussion entre Théodore Ruyssen, Félicien Challaye, Georges Canguilhem et Jean Le Mataf, et des textes de Bertrand Russell et d'Alain sur la vraie et la folle Résistance », In Documents de Libres Propos, n°1, Paris, 1932.

4. Comte A. Philosophie des sciences, Gallimard, 1997.

5. Lecourt D. Georges Canguilhem, PUF, 2016, p. 70.

6. Canguilhem G. Le normal et le pathologique, PUF, 2013, n°65.

7. Canguilhem G. La Connaissance de la vie, Vrin, 2000.

8. Le vitalisme est une doctrine philosophie qui pose l'existence d'un principe vital distinct à la fois de l'âme et de l'organisme, et qui fait dépendre de lui toutes les actions organiques (Larousse). Nouvel P. Repenser le vitalisme, PUF, 2011.

9. Ibid. note 6, p. 118.

10. Potter VR. Bioethics: Bridge to the Future, Prentice Hall, 1971.

11. Bergeret J. et al. Psychologie pathologique, Elsevier Masson, 2012.